L’accouchement sans douleur

L’accouchement psychoprophylactique, plus connu sous le nom d’« accouchement sans douleur », consiste en une analgésie psychologique fondée sur la théorie des réflexes conditionnés. Inventée en URSS et importée en France par Fernand Lamaze, elle se diffuse ensuite à travers toute l’Europe en dépit des résistances politiques liées à son origine. Elle remet en cause l’injonction biblique d’enfantement dans la douleur et rend les femmes davantage maîtresses de leur corps.

« Accoucher sans douleur », Couverture du magazine Regards, no 356, 1952. Source : Collection particulière, DR.
Sommaire

Jusque dans les années 1950, conformément à l’injonction biblique d’enfanter dans la douleur, pour prix du péché originel, les souffrances de l’accouchement sont postulées inéluctables. Mais la modification du regard des médecins sur celles des blessés au cours de la Grande Guerre (considérées non plus uniquement comme un symptôme, mais comme un mal qu’il convient de traiter) a des répercussions sur celles de l’accouchement.

C’est en URSS que, influencées par la psychologie des réflexes conditionnés, les premières recherches sur l’accouchement psychoprophylactique, plus connu sous le nom d’accouchement sans douleur (ASD), sont menées. Formé à l’hypnose et disciple du physiologiste Pavlov, le psychiatre Velvoski et le professeur Nicolaiev, directeur de l’Institut de gynécologie et d’obstétrique de l’Académie des sciences médicales de l’URSS à Leningrad suggèrent de préparer les femmes à l’accouchement par des exercices, en pleine conscience, de respiration. Considérée comme un succès, cette méthode est préconisée pour tous les accouchements en Union soviétique en 1952. Néanmoins, faute de volonté politique et face à l'indifférence de la société civile, elle est abandonnée dès 1956. Elle se diffuse toutefois en France, puis dans l’ensemble de l’Europe. En effet, lors du congrès international de gynécologie et d’obstétrique de Paris en 1951, le docteur Fernand Lamaze (1891-1957) est convaincu par la présentation de l’ASD par Nikolaïev. Il participe alors à un voyage organisé en URSS par le Parti communiste français dont il est compagnon de route depuis ses années de Résistance ; il y est témoin d’un accouchement sans douleur. Convaincu que la douleur n’est pas inhérente à l’accouchement, mais qu’elle résulte d’un réflexe conditionné douloureux inculqué par la société, Lamaze décide d’importer la méthode en France, avec le soutien de la Confédération générale du travail et de l’Union des femmes françaises. L’ASD repose sur une éducation appropriée qui permet aux parturientes de maîtriser l’accouchement et ses douleurs par une meilleure connaissance du fonctionnement de leur corps, du rôle des contractions utérines, et par le recours à des procédés corporels (décontraction, respiration, etc.). Par l’importance accordée à la nécessaire éducation des femmes, il se démarque de la méthode préconisée par le Britannique Grantly Dick-Read qui, à la suite de son expérience en Inde, recommande dès les années 1930 dans son ouvrage Natural Childbirth (1933) la relaxation pour atténuer les souffrances de l’enfantement dues selon lui essentiellement à la peur de la parturiente. L’accouchement sans douleur donne en outre aux femmes une certaine maîtrise de leur corps et confère un rôle d’accompagnateur au père. Le premier ASD a lieu le 7 février 1952 à la maternité parisienne des Bluets, l’établissement de soins géré par la fédération de la métallurgie CGT. Si le personnel est à majorité communiste, il compte également dans ses rangs des chrétiens progressistes, unis depuis leur combat contre le nazisme.

Les communistes jouent un rôle décisif dans la diffusion de l’ASD. En décembre 1952, le magazine Regards lui consacre vingt-neuf pages et le groupe communiste du conseil municipal de Paris obtient qu’il soit pratiqué dans les hôpitaux publics de la capitale. La caisse régionale de Sécurité sociale accepte de couvrir les frais supplémentaires inhérents à cette méthode qui recommande l’accouchement dans des salles individuelles, en présence de sages-femmes. Des personnalités s’engagent également pour la promotion de l’ASD : en 1954 Colette Jeanson, la femme du philosophe Francis Jeanson proche de Sartre, publie les Principes et pratique de l’accouchement sans douleur, fruit de ses observations aux Bluets, puis, en 1957, Jean-Paul Le Chanois réalise avec le soutien de la maternité des métallurgistes à Paris Le cas du docteur Laurent, un film de fiction interprété par Jean Gabin dans le rôle titre.

L’ASD suscite toutefois des résistances politiques et idéologiques accentuées par le contexte de la guerre froide. Par deux fois, Lamaze et son disciple Pierre Vellay (1919-2007) sont convoqués par l’Ordre des médecins. En vain, la méthode convainc en France et au-delà des frontières. La clinique des Bluets devient un centre de formation pour médecins et sages-femmes de toute l’Europe. L’ASD se diffuse ainsi en Suisse, aux Pays-Bas, en Belgique, en Grande-Bretagne et dans la péninsule Ibérique. En Italie, le professeur milanais Malcovati, conquis par la méthode, influence le pape par son rapport adressé à la curie romaine. Devant une assemblée de sept cents gynécologues européens, Pie XII rejette le 8 janvier 1956 les accusations de matérialisme pesant sur l’ASD et déclare que les Écritures ne s’opposent pas à la suppression des douleurs de l’enfantement. Ce discours légitime la méthode auprès des catholiques. En France, la Maternité heureuse, créée en mars 1956 par Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé et Evelyne Sullerot, défend l’accouchement sans douleur. En juin, l’Assemblée nationale adopte le remboursement par la Sécurité sociale de six séances de préparation à l’accouchement (huit à partir de 1980).

Ce succès, essentiellement remporté dans les milieux favorisés et instruits, est néanmoins terni la même année par la scission de l’équipe de la maternité des Bluets provoquée par de violents conflits sur fond de rivalités personnelles, de difficultés économiques, et surtout de querelles politiques à la suite du rapport de Khrouchtchev et de l’intervention des Soviétiques en Hongrie. Affecté par ces heurts, Fernand Lamaze décède en 1957. Le docteur Vellay poursuit son œuvre et fonde une Société internationale de psychoprophylaxie obstétricale en 1958.

Des critiques émergent néanmoins. Le fondement de l’accouchement sans douleur est remis en cause par les psychanalystes qui estiment que les souffrances de l’enfantement relèvent de l’inconscient individuel et non des impositions culturelles. En 1968, certaines féministes dénoncent l’hypocrisie de l’ASD qui cacherait le caractère aliénant de la maternité. Les progrès de l’anesthésie péridurale à partir des années 1980 limitent le recours à la méthode Lamaze, cependant toujours enseignée aux sages-femmes comme aux parturientes. Au début du xxie siècle, l’accouchement sans douleur connaît un regain de faveur au nom de son caractère « naturel », des risques de l’anesthésie et de sa conformité avec certaines convictions religieuses.

Citer cet article

Jocelyne George , « L’accouchement sans douleur », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 29/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12181

Bibliographie

Caron-Leulliez, Marianne, George, Jocelyne, L’accouchement sans douleur. Histoire d’une révolution oubliée, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2004.

Knibiehler, Yvonne, Accoucher. Femmes, sages-femmes et médecins depuis le milieu du xxe siècle, Rennes, ENSP, 2007.

Michaels, Paula A., Lamaze : An International History, Oxford, Oxford University Press, 2014.

Vuille, Marilène, « L’invention de l’accouchement sans douleur, France 1950-1980 », Travail, genre et sociétés, no 34, 2015 (« Corps sous emprises »), p. 39-56.

Vidéos INA

Reportage "Techniques nouvelles : les anesthésies pour accoucher", ORTF, Homo sapiens, 1974

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