Uniformisation des stades du football européen

Quand l’hymne de la Champions League retentit dans un stade européen configuré et formaté aux exigences de l’UEFA et du football moderne en général, reconnaître l’équipement sportif qui accueille l’événement s’avère souvent ardu, même pour les observateurs les plus avisés. Les gradins « à l’anglaise », les vélodromes français ou les stades omnisports italiens de la coupe d’Europe des clubs champions ont progressivement laissé place à des enceintes uniformisées dans leurs aspects et leurs modèles de gestion car la standardisation s’est indéniablement renforcée depuis les années 1990. Des règles de sécurité imposées, des modèles de gestion, des références architecturales continentales et une révolution économique de l’espace européen du football ont sans aucun doute bouleversé cette construction. Dans une Europe ouverte, la circulation des modèles et des savoirs a grandement contribué à cette uniformisation.

Panorama de l'Estádio do Sport Lisboa e Benfica à Lisbonne, Portugal. Source : Wikimedia Commons
2- Panorama du Emirates Stadium d’Arsenal, Angleterre Source : Wikimedia Commons https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Inside_the_Emirates_Stadium_-_Panorama.jpg
Sommaire

Quand l’hymne de la Ligue des champions résonne dans l’Estadio da Luz du Benfica Lisbonne ou dans l’Emirates Stadium du club londonien d’Arsenal, différencier ces deux stades au premier regard s’avère particulièrement délicat. Les ressemblances architecturales et la mise en scène commune créent un sentiment d’uniformité qui rend nostalgiques certains spectateurs ayant fréquenté les enceintes d’antan. Derrière ce ressenti se cache en réalité un phénomène historique complexe, mais que l’on peut déplier.

Les stades européens présentent tout d’abord une référence commune à l’Antiquité dans laquelle puisent encore les architectes contemporains. Et si la filiation avec les amphithéâtres, stades ou cirques peut être questionnée, comme l’est la relation entre les jeux traditionnels et les sports contemporains, ces constructions ont indéniablement fixé des formes qui se sont répandues sur l’ensemble des espaces hellénisés puis romanisés. Mais les stades actuels sont surtout les héritiers des réalisations apparues dès la fin du xixe siècle, avec l’émergence et la diffusion d’activités sportives codifiées et de compétitions nationales puis continentales. Dans l’entre-deux-guerres, la quête de la monumentalité a également été une préoccupation évidente en Europe, l’Italie fasciste faisant ici office de modèle admiré pour l’architecture novatrice de ses stades. Un modèle olympique, dépassant le cadre européen, s’est enfin progressivement constitué autour des exigences propres à cette compétition (monumentalité, piste d’athlétisme) : il a donné naissance à des références majeures jusqu’à la fin du siècle (Munich, Montréal, Pékin). Malgré ces tendances communes, plusieurs particularismes locaux ont un temps créé des identités « stadiaires » nationales, réelles ou fantasmées.

Le « stade à l’anglaise », comme l’incarnait encore il y a peu Highbury (Arsenal), structuré autour de quatre tribunes indépendantes, est sans doute le meilleur exemple d’une architecture devenue identitaire, tant ce modèle s’est diffusé à l’ensemble du football britannique. En France, les vélodromes ont longtemps été une autre marque de fabrique nationale. Quant aux stades actuels du calcio italien, certains n’ont guère été transformés depuis les constructions fascistes des années 1920-1930. Ces particularismes plus ou moins affirmés témoignent d’une certaine hétérogénéité européenne qui s’expliquait alors par l’essor inégal des mouvements sportifs nationaux, la popularité différente des disciplines, l’intervention plus ou moins forte des secteurs privé ou public ou le recours à un groupe restreint d’acteurs (l’architecte Archibald Leitch pour le monde britannique, par exemple). On peut ainsi supposer que la circulation des savoirs et des modèles s’est tout d’abord cantonnée au niveau national même si certaines innovations traversaient ponctuellement les frontières. Aujourd’hui, ces références semblent néanmoins en voie de disparition car une mutation globale est engagée.

Dans les années 1980-1990, des catastrophes, des faits de violence ou des problèmes de gestion des foules (Bradford, Heysel, Hillsborough, Furiani) ont autant souligné l’obsolescence de ces infrastructures que bouleversé la sécurité de l’ensemble des stades européens (on peut citer, par exemple, la suppression des places debout). La publication régulière de guides (comme le Guide to Safety at Sports Grounds britannique) ainsi que l’adoption de réglementations nationales ou continentales précises ont suscité des transformations. L’UEFA (Union of European Football Associations) a ainsi fixé des exigences pour l’accueil de ses grandes compétitions (Ligue des champions ou championnat d’Europe des Nations), imposant ainsi « par le haut » des modernisations considérables aux clubs, stades ou pays candidats à ces manifestations. Si la convention sur la sécurité et la sûreté des stades du Conseil de l’Europe (1985) ou diverses initiatives de l’Union européenne ont pu ponctuellement jouer un rôle, l’arrêt Bosman de la Cour de justice de l’UE (1995) a sans doute eu une influence indirecte. Instaurant une libre circulation des footballeurs européens au sein de l’Union, il a contribué à l’explosion du marché des transferts et au formidable essor des budgets des clubs, imposant ainsi la recherche de nouvelles sources de revenus. Le football est alors entré dans une profonde révolution, renforcée par l’explosion des droits TV ou l’arrivée de nouveaux investisseurs.

Dans un secteur ultra-concurrentiel, l’adaptation est devenue indispensable. L’espace du stade est aujourd’hui la clef de voûte d’un business model reposant sur les recettes du match day (comme les places avec prestations) et du non match day car le lieu doit vivre en dehors des matchs (conférences, concerts, visites touristiques comme au Camp Nou de Barcelone). Pour une meilleure visibilité, les gradins de football sont la plupart du temps enveloppants et excluent de ce fait les anciens anneaux d’athlétisme ou pistes cyclistes du passé. Bien des constructions sont dorénavant multimodales (toitures rétractables, tribunes amovibles) et disposent de nombreux espaces internes et externes (bureaux, centres commerciaux, salles de conférences) qui font parfois naître un nouveau quartier dans les périphéries des villes. Les nécessités techniques (comme l’espace de contrôle antidopage), les besoins médiatiques (aires régies, zones mixtes), l’accueil des spectateurs (accès handicapés, par exemple), l’impact environnemental (panneaux solaires, éclairages LED) ou la volonté de connecter les gradins (smart stadium) imposent de perpétuels aménagements qui tendent vers un modèle unique. L’habillage des gradins, la standardisation des bancs de touche, le naming (voir les stades du groupe « Allianz »), la mise en place de programmes communs (ex. : « Healty Stadia ») ou de protocoles particuliers (ex. : hymne de la Ligue des champions) contribuent à créer un univers visuel et sensoriel standardisé, configuré et labellisé par l’UEFA ou la FIFA (Fédération internationale de football association) car ce phénomène déborde de l’Europe. Les coupes du monde en Afrique du Sud (2010) ou au Brésil (2014) ont ainsi souligné le caractère mondial de ce phénomène.

Cette uniformisation est enfin rendue possible par une circulation accrue des modèles, des acteurs et des pratiques. Les réussites de certains, le cas allemand du Mondial 2006 en atteste, ont en effet incité les spécialistes à rechercher des inspirations au-delà des frontières nationales. Certains cabinets d’architectes et d’ingénieurs spécialisés travaillent désormais à l’échelle européenne ou mondiale (HOK Sports, Volkwin Marg, Herzog & De Meuron). Les propriétaires de stades, les clubs, les fédérations, les ligues ou les partenaires commerciaux font également circuler les savoirs et les expériences. Les pratiques se sont enfin professionnalisées autour de stadium managers formés et qualifiés alors que des plateformes spécialisées (ESSMA-European Stadium and Safety Management Association par exemple), des conférences ou des séminaires organisés par l’UEFA ou les ligues professionnelles facilitent également échanges et transferts de compétence, « par le bas ».

Équipements normés par nature, parce qu’ils doivent accueillir des compétitions sportives aux règles communes, les stades ont su un temps développer des particularismes qui ont parfois été des marqueurs nationaux très forts. Mais ceux-ci laissent progressivement la place à des réalisations ultra-modernes uniformisées que les originalités et les innovations architecturales de parement ne parviennent pas toujours à individualiser.

Citer cet article

Michaël Delépine , « Uniformisation des stades du football européen », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 18/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12508

Bibliographie

Delépine, Michaël, « Le stade de Colombes et la question du grand stade en France », Sciences sociales et sport, no 7, 2014, p. 69-100.

Inglis, Simon, The Football Grounds of Europe, Londres, Harper Collins Willow, 1990.

Lemoine, Bertrand, Les stades en gloire, Paris, Gallimard (coll. « Découvertes Gallimard »), 1998.