L’infrastructure critique : une géographie des systèmes vulnérables en Europe

Évènement rare, une panne transnationale a soudainement mis en lumière l'infrastructure électrique européenne le 4 novembre 2006 : un immense système technologique, qui assure silencieusement et de manière invisible l’alimentation en énergie des habitations et lieux de travail au quotidien. Elle illustre l’intégration infrastructurelle cachée. Depuis la première moitié du xixe siècle, divers réseaux de transport, de communication et d’énergie s’intègrent les uns aux autres (ou dans d’autres cas, se fragmentent) en Europe, plus directement et simplement que le processus d’intégration politique et économique qui s’amorce un siècle plus tard. Ces infrastructures comportent une vulnérabilité structurelle, que ce soit dans le domaine de l’industrie ou de l’écologie.

Carte du réseau d’oléoducs européens, un exemple d’infrastructure critique. Capture d’écran d’openinframap.org
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Le blackout européen du samedi 4 novembre 2006 est un évènement remarquable. Une ligne à haute tension allemande, située près de la mer du Nord, est mise hors service à dessein, entraînant par répercussion une surcharge dans une deuxième ligne, qui défaille. De plus en plus de lignes entrent alors en surtension et tombent en panne au fur et à mesure que l’électricité cherche à se frayer un chemin. En moins de vingt secondes, la défaillance se répercute jusqu’au pourtour de la Méditerranée. De la Croatie au Portugal, les lumières s’éteignent tandis que les gens se retrouvent pris au piège dans les ascenseurs et les trains. La panne s’étend même jusqu’au Maroc, en Algérie et en Tunisie par l’intermédiaire de la ligne à haute tension hispano-marocaine.

L’infrastructure critique et les connexions transfrontalières

Le concept administratif d’Infrastructure critique (IC) apparaît au milieu des années 1990. Des pirates informatiques ayant pu pénétrer les systèmes informatiques de la CIA, de l’US Air Force, du département de la Défense et de la Citibank, une commission présidentielle consacrée aux infrastructures critiques recommande de protéger les systèmes stratégiques des secteurs économiques, sociaux et administratifs. Ces recommandations acquièrent encore plus d’importance après les attaques du 11-Septembre 2001 à New York, les avions de ligne devenant des armes, celles de Madrid en 2004, ciblant les trains de banlieue ou de Londres en 2005, visant les métros et bus. Les défaillances techniques majeures que constituent le blackout italien de 2003, la crise gazière russo-ukrainienne de 2006 et la panne européenne généralisée de 2006 renforcent l’urgence de ce besoin de protection. L’Union européenne met en place ses propres mesures pour maintenir les « fonctions vitales de la société, de la santé, de la sûreté, de la sécurité et du bien-être économique ou social des citoyens » (directive 2008/114/CE du Conseil). Si l’efficacité de ce dispositif a été fortement remis en question, le diagnostic qu’il dresse est révélateur : les États membres de l’UE sont exposés aux mêmes risques en raison de l’infrastructure commune qu’ils utilisent, notamment dans les secteurs stratégiques des TIC (technologies d’information et de la communication), du nucléaire et des armées, des finances, mais aussi dans le domaine des transports, de l’alimentation, de l’eau, de la santé, de la chimie.

Les textes administratifs européens distinguent deux types d’interdépendance infrastructurelle vulnérables : les connexions transfrontalières et les connexions intersectorielles.

Les interdépendances transfrontalières en Europe ont fait l’objet d’un grand nombre d’études historiques. Depuis la première moitié du xixe siècle, gouvernements nationaux, consortiums privés et organisations internationales coordonnent, financent et érigent toutes sortes de réseaux internationaux dans les domaines du transport, de l’énergie et des communications. Ce sont leurs choix et priorités qui ont façonné la géographie infrastructurelle de l’Europe et lui ont légué ses vulnérabilités.

L’intégration électrique européenne fournit un exemple significatif de ce processus. Ingénieurs et décideurs politiques œuvrent depuis les années 1920 à relier les réseaux européens pour assurer les échanges énergétiques et augmenter leur fiabilité, notamment grâce aux importations permettant de compenser les défaillances au niveau national. Les choix technologiques sont importants : la plupart des producteurs d’énergie européens choisissent une fréquence synchronisée commune, opérant ainsi « en harmonie ». En conséquence, tous les membres d’un même partenariat contribuent à stabiliser le système des autres, les fluctuations étant absorbées et compensées par les équipements de chaque participant. De tels réseaux sont néanmoins capables de propager des blackouts en série. C’est ainsi qu’une panne survenue en Allemagne du Nord a pu affecter l’alimentation électrique de l’Italie et du Portugal, et même celle du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie, pays dont les réseaux sont synchronisés et connectés depuis 1997.

Bien que nettement plus proches de l’incident du point de vue géographique, ni le Danemark oriental, ni la Suède, ni le Royaume-Uni ne sont affectés, leurs autorités énergétiques ayant fait le choix de mettre en place dans les années cinquante et soixante des connexions moins directes, dites asynchrones : la Grande-Bretagne renonce à créer une interdépendance complète avec la France, tandis que les pays nordiques estiment la synchronisation trop coûteuse. C’est pour cette raison que le « blackout européen » inclut la Tunisie et non le Royaume-Uni ou la Scandinavie. Des analyses similaires sont possibles dans d’autres domaines infrastructurels.

Des vulnérabilités se développent aussi en raison de l’interdépendance des secteurs : une crise dans un secteur peut entraîner des dysfonctionnements dans un autre. Une défaillance sérieuse dans le domaine des TIC ou de l’électricité peut provoquer des disruptions dans la plupart des domaines de l’économie et dans la vie sociale. Les recherches historiques portant sur de tels enchevêtrements intersectoriels n’en sont qu’à leurs débuts, mais on a d’ores et déjà connaissance de certaines des dynamiques à l’œuvre.

Ces dépendances intersectorielles se sont développées au fil des siècles. Les services financiers, par exemple, se sont progressivement liés de façon très étroite à l’infrastructure des TIC : les marchés boursiers sont fondés sur ces dernières technologies, les employés reçoivent leur salaire par des systèmes de paiement automatiques ; les foyers utilisent des services bancaires en ligne, des cartes de crédit pour effectuer leurs achats et des distributeurs automatiques de billets. Dans le cas des marchés financiers, cette symbiose remonte au milieu du xixe siècle : bourses et courtiers font alors pression et investissent dans des réseaux de télégraphes afin d’obtenir l’avantage en termes de rapidité de l’information. Le télégraphe se développe dès lors en parallèle avec ces réseaux de communication financière formant, dès 1914, un maillage planétaire comptant environ cent-vingt bourses connectées au moyen des TIC. Les communications rapides avantageant les échanges, les agents financiers n’ont de cesse d’investir dans l’infrastructure des TIC, qu’il s’agisse des lignes de téléphone, de la radio, des fax, ou des connexions à haute fréquence, comme la fibre et le laser qu’emploient de nos jours les traders.

L’industrie lourde s’est liée à l’infrastructure énergétique de manière similaire. C’est, par exemple, le cas de l’industrie biochimique, qui émerge à partir de la moitié du xixe siècle et se met à employer le charbon comme combustible, et plus tard le pétrole ou encore le gaz naturel, pour alimenter la production de biens toujours plus variés. Au cours de la guerre froide, les usines pétrochimiques d’Europe sont connectées au réseau mondial de distribution du pétrole des multinationales Shell, Total, BP et autres. Par contraste, en Europe de l’Est, le pipeline Druzhba (« amitié ») achemine le pétrole en provenance de la région du Tatarstan et de la ville de Kouybychev à des complexes industriels, allant de la Pologne à la Yougoslavie en passant par la République démocratique allemande. Aujourd’hui encore, l’industrie demeure dépendante des pétroliers et oléoducs quadrillant l’Europe.

La nature, un type d’infrastructure critique

Malgré la crise environnementale actuelle, l’infrastructure écologique représente encore une omission notable dans les documents relatifs à la protection des IC. L’infrastructure verte, selon l’expression consacrée dans les années 1980, présente pourtant les mêmes caractéristiques que les réseaux technologiques.

Les dépendances « intersectorielles » de l’infrastructure verte, c’est-à-dire son importance vitale dans l’économie et la société, dominent les initiatives anthropocentriques qui, à partir des années 1970, visent à créer des réseaux écologiques en Estonie, Lituanie et Tchécoslovaquie. Sous l’inspiration du concept de zonage fonctionnel, employé dans l’urbanisme, des zones écologiques interconnectées sont conçues dans le but de purifier l’air, de filtrer l’eau et de prévenir l’érosion pour assurer l’assise des zones urbaines, industrielles et agraires.

Les dépendances « transfrontalières » de l’infrastructure verte ont acquis une place de choix dans la conception occidentale de réseau écologique, centré sur la nature, qui vise à préserver la biodiversité, prise comme fin en soi. Relier des réserves naturelles au moyen de corridors écologiques doit en théorie accroître la surface susceptible de servir d’habitat naturel et, ainsi, la biodiversité. Le plus vaste d’entre eux, le projet de réseau écologique paneuropéen a reçu le soutien de quarante-six gouvernements au cours des années 1990. Il a pour but d’organiser des bio-corridors reliant des zones géographiquement séparées, allant de la Sibérie au Portugal, dans le but de faciliter la circulation des animaux et des plantes.

Comparée aux autres types d’infrastructure critique européens, l’infrastructure verte présente des vulnérabilités extrêmes, dans la mesure où les constructions routières et le développement urbain fragmentent la nature trop rapidement pour que les efforts de conservation puissent compenser le phénomène.

Citer cet article

Erik Van der vleuten , « L’infrastructure critique : une géographie des systèmes vulnérables en Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 26/06/20 , consulté le 19/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21303

Bibliographie

Högselius, Per, Hommels, Anique, Kaijser, Arne, van der Vleuten, Erik (dir.), The Making of Europe’s Critical Infrastructure : Common Connections and Shared Vulnerabilities, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013.

Högselius, Per, Kaijser, Arne, van der Vleuten, Erik, Europe’s Infrastructure Transition : Economy, War, NatureI, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015.

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