L’échec du projet italien de la ligne ferroviaire transbalkanique « Rome-Valona-Constantinople »

Le « corridor VIII » qui parcourt le sud des Balkans sur un axe est-ouest est l’un des dix corridors paneuropéens actuels. Il relie les ports italiens de Bari et Brindisi aux ports bulgares de Burgas et Varna, en passant par l’Albanie et la Macédoine du Nord, par voies ferroviaire et routière. L’idée de construire ce corridor dans les Balkans suivant un axe latitudinal pour relier l’Adriatique à la mer Noire remonte aux dernières décennies du xixe siècle, lorsque, après l’échec de la première tentative de l’Empire ottoman, l’Italie prend en charge le projet de la ligne de chemin de fer dite transbalkanique. Malgré des efforts soutenus jusqu’à l’entre-deux-guerres, cette voie ferrée rapide reste pendant longtemps lettre morte en raison d’un manque de financement, d’une planification stratégique et diplomatique insuffisante, et pour cause de guerres.

 

Carte de la via Egnatia, ancienne voie romaine.
Carte de la via Egnatia, ancienne voie romaine. Source: Wikipedia
Le projet de ligne ferroviaire Salonique-Monastir avec la jonction Durazzo/Valona-Monastir.
Le projet de ligne ferroviaire Salonique-Monastir avec la jonction Durazzo/Valona-Monastir. Source : Société du chemin de fer ottoman Salonique-Monastir, Rapport sur la construction de la ligne Salonique-Monastir pendant l’année 1892.
Projet de ligne ferroviaire transbalkanique « Rome-Valona-Constantinople » : la section Otranto-Valona-Monastir.  Source : Buonomo Giacomo, La Ferrovia Transbalcanica Italiana. Roma-Valona-Costantinopoli, Napoli, F.lli Ciolfi, 1924.
Projet de ligne ferroviaire transbalkanique « Rome-Valona-Constantinople » : la section Otranto-Valona-Monastir. Source : Buonomo Giacomo, La Ferrovia Transbalcanica Italiana. Roma-Valona-Costantinopoli, Napoli, F.lli Ciolfi, 1924.
Tracé de la ligne ferroviaire transbalkanique « Rome-Valona-Constantinople », qui comprend la section Valona-Florina.
Tracé de la ligne ferroviaire transbalkanique « Rome-Valona-Constantinople », qui comprend la section Valona-Florina. Source : Giacomo Buonomo, « La Ferrovia Transbalcanica e l'Italia », Questioni Meridionali, 1936, vol. III.
Le « corridor VIII » paneuropéen.
Le « corridor VIII » paneuropéen. Source: Wikipedia
Sommaire

Relier la mer Adriatique à Constantinople : le plan d’extension germano-ottoman de l’Orientbahn

Jusqu’à la Grande Guerre, les lignes de chemin de fer en Europe centrale et dans la péninsule des Balkans, et donc le trafic de transit depuis l’ouest jusqu’à l’est et au sud-est de l’Europe, sont entièrement placés sous le contrôle de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Le pilier de ce vaste réseau est l’Orientbahn, une voie ferrée rapide qui parcourt les Balkans du nord au sud sur un axe longitudinal, reliant Berlin et Vienne à Salonique et Constantinople en passant par Budapest et Belgrade.

En octobre 1890, la Sublime Porte, pressée de développer son propre système ferroviaire, octroie à la Deutsche Bank une concession de construction d’un embranchement de l’Orientbahn devant connecter Salonique à Monastir (l’actuelle Bitola, en Macédoine du Nord). Il est également décidé que l’entrepreneur (la Société du chemin de fer ottoman Salonique-Monastir) devait explorer la possibilité de prolonger la ligne jusqu’à la côte albanaise à Durazzo (Durrës en albanais) ou Valona (Vlorë en albanais). La demande du gouvernement turc poursuit un objectif précis : la portion de Durazzo ou Valona jusqu’à Monastir, ainsi que la jonction Salonique-Constantinople prévue crée ainsi une connexion ferroviaire directe entre la mer Adriatique et le détroit du Bosphore le long de la voie égnatienne, ancienne voie romaine.

Après avoir identifié la ville maritime de Durazzo comme terminus le plus approprié pour la nouvelle ligne ferroviaire, les ingénieurs allemands constatent que l’exécution du projet de chemin de fer Durazzo-Monastir s’avère très coûteuse en termes d’efforts techniques et de ressources financières en raison du caractère impénétrable de l’arrière-pays albanais. En conséquence, la Société du chemin de fer ottoman Salonique-Monastir abandonne le projet pour se concentrer exclusivement sur la ligne Salonique-Monastir.

Le projet italien de ligne de chemin de fer transbalkanique

À ce stade, les Italiens s’approprient le projet de ligne de chemin de fer transbalkanique. À la fin du xixe siècle, l’Italie connaît une croissance économique rapide. Le pays est donc à la recherche de matériaux bruts à bas coût et de nouveaux débouchés pour écouler sa production. Le sud des Balkans offrant ces deux éléments, de nombreux membres éminents de l’élite politico-industrielle jugent alors qu’une « voie de fer égnatienne » est le moyen de transport le plus adapté pour atteindre cette région inexploitée. Ainsi, la banque Credito Mobiliare Italiano, la société de construction de chemins de fer Almagià et l’entreprise Fratelli Allatini basée à Salonique – et dont les propriétaires contrôlaient également la Banque de Salonique – établissent un consortium afin de supplanter la Deutsche Bank dans le projet de ligne ferroviaire transbalkanique. Cependant, en 1893, les experts italiens arrivent aux mêmes conclusions que leurs collègues allemands : les coûts pour la ligne Durazzo-Monastir, qui requiert des travaux d’ingénierie de grande ampleur – dont, entre autres, le forage de plus de trois kilomètres de tunnels à travers les montagnes escarpées d’Albanie – sont supérieurs aux bénéfices commerciaux attendus. Les Italiens décident donc de suspendre le projet, et celui-ci est jeté aux oubliettes.

Après le début de la Grande Guerre, l’ingénieur napolitain Giacomo Buonomo relance le projet italien de ligne de chemin de fer transbalkanique. Il projette de connecter Rome à Constantinople en passant par les ports d’Otranto et de Valona. Son objectif est plus précisément de relier les lignes ferroviaires italiennes à la section Monastir-Salonique-Constantinople de l’Orientbahn par un ferry traversant le détroit d’Otranto, ainsi que par la construction d’une jonction ferroviaire Valona-Monastir. À première vue, le projet de Buonomo de ligne ferroviaire transbalkanique « Rome-Valona-Constantinople » apparaît comme la version élaborée du projet de 1890. Toutefois, choisir Valona à la place de Durazzo comme accès italien aux Balkans n’est pas un détail mineur. L’Albanie avait obtenu son indépendance en 1912, dans le contexte de la guerre des Balkans. Cependant, l’affrontement entre les forces de l’Entente et les empires centraux renforça les ambitions territoriales de l’Italie, qui convoitait le littoral sud-est de la mer Adriatique. En avril 1915, l’Italie signe le pacte de Londres avec la Grande-Bretagne, la France et la Russie, selon lequel Rome devait déclarer la guerre à ses anciens alliés de la Triple Alliance – à savoir l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie – en échange de concessions territoriales. Entre autres considérations, le traité reconnaît le droit de l’Italie à la pleine souveraineté sur Valona et son arrière-pays. Cela signifie que la section la plus stratégique de la ligne ferroviaire transbalkanique va être placée sous le contrôle direct de l’Italie à la fin de la guerre. En février 1916, Buonomo présente son projet qui attire l’attention du secteur aussi bien public que privé. En juillet 1917, les banques Credito Italiano, Banca Commerciale Italiana et Compagnia Italo-Britannica ainsi qu’un groupe d’hommes d’affaires éminents fondent le Comitato per la Transbalcanica Italiana (Comité pour la ligne transbalkanique italienne) présidée par Buonomo. Après avoir procédé à des levés topographiques et établi des plans d’alignement sur le territoire albanais, le Comitato soumet la version finale de son projet au Conseil supérieur des travaux publics.

Pendant la guerre, l’armée italienne avait occupé Valona ainsi qu’une grande part du sud de l’Albanie. En novembre 1918, le gouvernement approuve non seulement le plan de Buonomo mais autorise également celui-ci à construire la première section de la ligne de chemin de fer Valona-Mifoli, petite ville située à quelques kilomètres au nord de Valona. Mais, à partir de ce moment, la situation du projet se dégrade. Pendant la première moitié de l’année 1919, la construction des rails ne progresse que lentement, principalement à cause d’une force de travail non qualifiée et peu motivée, constituée de prisonniers de guerre autrichiens et d’une poignée d’officiers mécaniciens de la Marine. À la suite de la signature du traité de Saint-Germain en septembre 1919 entre les Alliés et la nouvelle république d’Autriche, les prisonniers autrichiens retenus en Albanie sont rapatriés, ce qui conduit le Premier ministre Francesco S. Nitti à ordonner à Buonomo de suspendre les travaux temporairement. Pendant ce temps, les relations italiano-albanaises se détériorent. À la conférence de la paix, les délégués italiens demandent non seulement, en plus de Valona, un mandat de la Société des Nations sur l’Albanie mais, en juillet 1919, ils reconnaissent également les revendications de la Grèce sur certaines régions albanaises en signant l’accord Tittoni-Venizelos. Soucieux de défendre l’intégrité territoriale de leur pays, les Albanais finissent par se lever contre les troupes italiennes à Valona et les forcent à se retirer de la ville en août 1920. En conséquence, le projet de ligne ferroviaire transbalkanique est officiellement abandonné.

Du projet italien de ligne ferroviaire transbalkanique au « Corridor VIII » paneuropéen

Le projet d’assurer une continuité ferroviaire entre l’Italie et le sud des Balkans ressurgit sur la scène politique italienne pendant la période fasciste. Cependant, sa mise en œuvre est entravée par trois facteurs principaux liés au dirigisme économique de Benito Mussolini dont la politique favorise les entreprises détenues par l’État au détriment du secteur privé, par une instabilité politique continuelle en Albanie de 1920 à 1925 et, enfin, par l’hostilité réciproque qui caractérisait les relations italo-yougoslaves sous le régime fasciste. Soucieux de contourner ces difficultés, Buonomo trace au début des années 1930 un nouveau plan pour la ligne ferroviaire dans lequel Monastir – qui faisait partie de la Yougoslavie – est remplacé par Florina, une ville grecque proche de la frontière méridionale de l’Albanie. L’intérêt pour une ligne ferroviaire transbalkanique s’estompe et le début de la Seconde Guerre mondiale interrompt une nouvelle fois le projet.

Alors que l’Albanie passe dans le bloc de l’Est pendant la guerre froide, le projet de ligne ferroviaire transbalkanique est complètement laissé de côté. En raison de son impact considérable aussi bien sur les processus d’intégration que sur les échanges économiques, le projet a été repris en 1991 par les responsables politiques de l’Union européenne, formant l’essentiel du projet appelé « Corridor VIII ».

Citer cet article

Alessandro Sette , « L’échec du projet italien de la ligne ferroviaire transbalkanique « Rome-Valona-Constantinople » », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 08/09/20 , consulté le 18/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21385

Bibliographie

Anastasiadou, Irène, Constructing Iron Europe : Transnationalism and Railways in the Interbellum, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2011

Ecchia, Stefania, L'Italia nei rapporti con le grandi potenze e l'Impero ottomano nell'età della sinistra storica. Diplomazia, finanza e investimenti ferroviari, Turin, Giappichelli, 2018.

Ritrovato, Ezio, Alle Origini dei Corridoi Pan-Europei : la Ferrovia Transbalcanica Italiana (1890-1940), Bari, Cacucci, 2006.

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