Désenclaver la Pologne, un enjeu crucial pour la Seconde République

Après la Première Guerre mondiale, la renaissance de la Pologne est menacée. En raison de graves tensions politiques avec les pays voisins et de la fragilité de son industrie, les ports et la circulation ferroviaire intérieure deviennent essentiels au développement social, économique et militaire du pays. Les besoins de la Pologne en termes d’accès à la mer n’avaient pas été pleinement satisfaits par le traité de Versailles, puisque seule une étroite bande de terre reliait le pays à la Baltique. Ce territoire, surnommé le corridor de Dantzig, devint une pomme de discorde durable dans les relations germano-polonaises. Cependant, accorder à l’Allemagne un droit de transit ferroviaire présentait un intérêt économique pour la Pologne et l’accord permit également de créer la base d’une coopération entre les deux pays. La Pologne chercha activement à mettre en œuvre l’idée géopolitique d’« Intermarium » (« Fédération entre Mers », Fédération Międzymorze) en intégrant des pays partenaires grâce à un réseau de lignes ferroviaires qui reliaient la mer Baltique, la mer Noire, la mer Égée et l’Adriatique. L’échec de ce projet explique en grande partie la situation tragique de la Pologne en 1939.

Jeu de deux cartes postales émises par la campagne de propagande nazie qui tourne en dérision la crise de Dantzig (1936). Source : barronmaps
Jeu de deux cartes postales émises par la campagne de propagande nazie qui tourne en dérision la crise de Dantzig (1936). Source : barronmaps
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Le caractère décisif  du couloir de Dantzig

Dès sa création, la Deuxième République de Pologne fut entourée de pays avec lesquels les relations avaient été extrêmement compliquées par le passé. Seules la Lettonie et la Roumanie faisaient exception, et cette dernière forma une alliance avec la Deuxième République de Pologne en 1921. La crainte partagée de l’expansion soviétique constituait la base de cette alliance qui fut facilitée par l’existence de relations conventionnelles entre ces deux pays et la France. Cet accord aurait pu fournir l’occasion d’inclure tous les pays de la région sous les auspices de Paris, mais les attitudes à l’égard de la Hongrie constituèrent un obstacle. Bien que Varsovie et Budapest aient traditionnellement entretenu des relations cordiales, l’hostilité au révisionnisme hongrois avait conduit la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Yougoslavie à former une alliance surnommée la « Petite Entente ». Cette situation constituait une menace considérable car, en cas de guerre, la Pologne ne pouvait pas compter sur ses pays voisins pour lui fournir des armes, et celles-ci devaient par conséquent être importées d’outre-mer.

La baie de Dantzig dans la mer Baltique était la route traditionnellement empruntée par le commerce international polonais. Le traité de Versailles octroyait à la Pologne une étroite bande de terre dans l’ancienne Prusse-Occidentale, qui reliait le pays à la mer Baltique, mais ce territoire n’incluait pas Dantzig, qui demeurait une ville libre bien que fortement tournée vers l’Allemagne. De plus, l’emplacement de ce territoire – pris en étau entre des territoires allemands – ne permettait pas de garantir un accès continu à la Baltique.

Par ailleurs, même si la Pologne était autorisée à utiliser le port et à gérer les infrastructures ferroviaires de Dantzig, ses droits étaient très strictement encadrés, et le pays n’avait aucun moyen de contrôler les événements susceptibles d’entraver cet arrangement.

Afin de remédier à cette situation, on commença à construire un grand port à Gdynia en 1926, et on mit en place la voie ferrée du charbon polonais (Magistrala węglowa), pour le transport du charbon depuis la Haute-Silésie jusqu’à la mer Baltique et celui du matériel dans la direction inverse. Cependant, il ne faisait aucun doute que dans l’éventualité d’un conflit avec l’Allemagne, cette voie serait immédiatement coupée. Il n’existait aucune route alternative  –notamment aérienne – permettant d’exporter les produits polonais et d’importer du matériel.

Le transit à travers la Poméranie : coopérer en temps de conflit

L’existence du « corridor de Dantzig » était un motif constant de protestations de la part des Allemands. Pour l’Allemagne, la création de la Voïvodie de Poméranie était la conséquence la plus visible du traité de Versailles si détesté, puisqu’elle séparait la Prusse-Orientale du reste du pays. Une convention signée à Paris en avril 1921 accordait néanmoins à l’Allemagne d’importants droits d’accès au transport ferroviaire à travers le « corridor ».

Hormis quelques obligations fastidieuses telles que le contrôle aux frontières ou l’obligation de détenir un visa, les règles de transit étaient parmi les plus libérales d’Europe. En 1925, la durée du trajet entre Berlin et Königsberg avait diminué pour redevenir ce qu’elle était avant la Première Guerre mondiale et, en 1939, elle fut encore réduite de presque trois heures. Malgré l’existence d’une route alternative par la mer, le transit ferroviaire représentait 63 à 71 % du trafic commercial allemand vers la Prusse-Orientale. La Pologne en profitait également puisque le transit ferroviaire représentait en moyenne 74,45 % de la totalité du trafic de transit dans le pays de 1927 à 1938, et que les recettes qu’il générait s’élevaient à plus de 7,8 % du budget de la Société des chemins de fer polonais. Cette liaison de transit s’avéra une base de coopération entre les deux pays (coopération qui était pratiquement impossible dans d’autres domaines), puisqu’ils furent contraints de s’occuper d’aspects tels que le maintien du matériel roulant ou la circulation des membres du personnel.

Malgré des tensions permanentes, la seule réelle crise eut lieu entre 1934 et 1936 lorsque la Reichsbank suspendit le paiement des frais de transit.

Dans un contexte de rapprochement entre les deux pays, le litige fut rapidement résolu : la Pologne avait grand intérêt à tirer des bénéfices économiques de cette source de revenus, tandis que l’Allemagne voulait renforcer la dépendance économique de la Pologne et faire du pays l’un des principaux acheteurs des produits industriels allemands.

En 1938, le refus par Varsovie des propositions allemandes en faveur de la construction d’une autoroute extraterritoriale à travers le corridor de Dantzig mit fin au projet d’une alliance germano-polonaise pérenne et déclencha immédiatement la guerre.

Le transit vers le sud et l’idée de « Fédération entre mers »

En raison des inconvénients que représentait l’option de la Baltique, le gouvernement polonais chercha des alternatives en dirigeant ses efforts vers le sud. La tentative de création d’un réseau de communication reliant les pays situés entre la mer Baltique, la mer Égée, l’Adriatique et la mer Noire était résolument conforme à la notion d’« Intermarium » promue par Józef Piłsudski, c’est-à-dire l’intégration des pays dans un bloc suffisamment puissant pour mener sa propre politique, indépendamment des grandes puissances. Le premier obstacle concernait la Roumanie, principale alliée de la Pologne. En effet, même si la Roumanie avait été capable de garantir le maintien du trafic ferroviaire à travers son territoire en cas de guerre contre l’Allemagne, cette solution ne pouvait constituer une option fiable à long terme, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, la Roumanie surévaluait ses propres capacités de transport, alors que les renseignements militaires polonais attachaient une grande importance au fait de dresser un tableau réaliste du système ferroviaire roumain. Deuxièmement, les accès aux détroits de la mer Noire étaient susceptibles d’être interrompus. La Pologne essaya donc de sécuriser des itinéraires alternatifs, et retint deux options. La première consistait à utiliser le territoire yougoslave pour établir une liaison soit avec le port de Sušak sur l’Adriatique, soit avec la zone libre yougoslave à Thessalonique. La seconde option consistait à rejoindre Thessalonique en passant par la Bulgarie. La mise en application de l’une ou l’autre de ces idées supposait néanmoins de convaincre tous les pays de la région de coopérer activement. La Pologne fut finalement contrainte d’abandonner ses efforts de diplomatie orientés vers l’option roumaine-yougoslave en 1925, lorsque la Tchécoslovaquie rejeta une proposition de convention de transport militaire entre la Pologne et la « Petite Entente ». La décision de Prague avait été suscitée par la crainte qu’une coopération plus étroite avec la Pologne, dont les sympathies pro-hongroises étaient fortes, ne menace la « Petite Entente ». En outre, il n’existait aucune traversée ferroviaire accessible sur le Danube et les autorités de Belgrade et Bucarest ne parvinrent pas à tomber d’accord sur un emplacement possible. Les tentatives polonaises de médiation eurent peu d’effet, tout comme les efforts pour convaincre la Roumanie et la Bulgarie de coopérer afin de construire une voie ferroviaire sur le Danube. Le gouvernement pro-allemand de Sofia répondit favorablement aux propositions polonaises, même si, en raison de l’hostilité traditionnelle entre les deux pays et d’un manque de financements, le gouvernement roumain s’intéressa exclusivement à la création d’une liaison par transbordeur plutôt qu’à la construction d’un pont ferroviaire permanent à travers le fleuve. Malgré les efforts diplomatiques de la Pologne pour parvenir à un accord ferme avec les deux partenaires, le projet s’effondra au cours de la conférence de Bucarest de 1938.

L’échec de la construction d’une ligne ferroviaire qui aurait été bénéfique aux intérêts divers de tous les pays de la région montre combien les acteurs impliqués avaient une vision à court terme. La réticence des pays partenaires s’avéra impossible à surmonter, forçant la Pologne à dépendre, pour ses liaisons de transit, de chemins de fer roumains douteux. Cet état de fait souligne l’isolement stratégique dans lequel la Pologne se trouvait en 1939, en raison de l’échec de ses tentatives d’intégration en Europe.

Citer cet article

Jacek Jędrysiak , « Désenclaver la Pologne, un enjeu crucial pour la Seconde République », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 26/06/20 , consulté le 19/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21295

Bibliographie

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