Syndicats et environnement dans les années 1968

Au cours des années 1960 et 1970, certaines fractions du mouvement syndical européen affirment l’urgence de mobiliser les classes populaires contre les maladies professionnelles et les pollutions industrielles. Cette démarche contribue à interroger l’héritage des pratiques syndicales nées à l’heure des compromis sociaux et politiques de la Libération, qui postulaient du caractère vertueux de la croissance économique, sans en interroger les retombées écologiques.

De travailleurs britanniques ayant refusé de manipuler de l’amiante protestent contre leur licenciement, durant le Trade Union Congress de Brighton, en 1976.
De travailleurs britanniques ayant refusé de manipuler de l’amiante protestent contre leur licenciement, durant le Trade Union Congress de Brighton, en 1976. Source : Trade Union Congress Library Collections, London Metropolitan University.
« La mort par asphyxie est horrible ! Le syndicat des industries chimiques veille sur vous ». Affiche de la Federacion anarquista ibérica, 1937.
« La mort par asphyxie est horrible ! Le syndicat des industries chimiques veille sur vous ». Affiche de la Federacion anarquista ibérica, 1937. Source : Fédération internationale des centres d’études et de documentation libertaires.
Sommaire

Les décennies consécutives à la Seconde Guerre mondiale sont fréquemment présentées comme un moment « d’apogée » pour les organisations syndicales en Europe. Non seulement leurs effectifs ne furent jamais aussi nombreux, mais la construction des systèmes caractéristiques de l’État-providence leur permet d’exercer une influence significative dans la vie économique et sociale. Jusqu’à l’orée des années soixante, les organisations syndicales participent majoritairement au consensus social sur le caractère illimité de la croissance économique. Cette conviction est au fondement d’une adhésion tacite à l’idée selon laquelle les gains de productivité pourraient faire l’objet d’une redistribution qui contribuerait, graduellement, à la réduction des inégalités sociales. La croissance économique pouvait alors apparaître comme un instrument pour amender le système économique par des mesures plus justes sur le plan social.

Rendre visible le coût écologique de la « croissance » dans les territoires industriels

Longtemps impensé, le coût écologique de la croissance devient pourtant une préoccupation pour les classes populaires exposées aux activités polluantes qui s’étendent dans l’après-guerre. Ces années voient en effet la formation de territoires dont la vocation industrielle se renforce, ainsi des industries métallurgiques ou du broyage de minéraux (amiante, graphite, etc.). Bien qu’elles restent peu pourvoyeuses de main-d’œuvre, les industries pétrochimiques deviennent un des secteurs les plus dynamiques des économies européennes.

Affectés par les émanations dans les entreprises, les salariés et leurs proches sont également exposés aux nuisances qui débordent les murs des usines. Face à ce phénomène, les protestations initiales s’expriment souvent dans le cadre des relations professionnelles : elles se traduisent par une volonté syndicale de renforcer l’application des réglementations professionnelles, de faire reconnaître l’origine professionnelle de certaines maladies, ou encore par un (ré)investissement syndical au sein des instances représentatives du personnel qui peuvent exercer une vigilance sur les pollutions. Ainsi, dès les années soixante, dans des usines pétrochimiques de Lombardie (Italie) ou dans le couloir de la chimie au sud de Lyon, l’action des syndicalistes participant aux instances représentatives du personnel (et notamment aux comités d’hygiène et de sécurité en France) est décisive pour collecter et diffuser une information sur les rejets industriels.

La montée en compétence de ces syndicalistes leur permet d’affirmer un rôle central dans les mobilisations territoriales contre la pollution industrielle. Cette démarche mène au renforcement des structures interprofessionnelles, ou, plus généralement, des structures syndicales qui se donnent pour mission d’intervenir à l’échelle d’un territoire plutôt qu’à celle d’une entreprise. En France, la CFDT forme ainsi des « Unions interprofessionnelles de base » (UIB), lesquelles s’imposent comme les opérateurs de la fabrique de consensus entre les intérêts des salariés et ceux des riverains.

La formation d’une expertise et la circulation des savoirs de santé

En se projetant vers l’extérieur des lieux de travail pour protéger à la fois l’environnement et la santé humaine, ces structures facilitent des rencontres fécondes avec des acteurs extérieurs au salariat, à commencer par des médecins ou des scientifiques. Dès le début des années soixante, dans l’usine pharmaceutique Farmitalia en banlieue turinoise, de jeunes sociologues et médecins engagent ainsi une enquête sur les conditions de travail. Au fil des années, cette démarche se systématise au sein de la Chambre du travail de Turin, où s’instaure un dialogue constant entre ouvriers et médecins. L’invention de cette médecine ouvrière déborde parfois l’espace de travail, permettant de construire des savoirs de santé avec les riverains des industries concernées. Plus important, cette démarche italienne connaît une diffusion et une postérité, au-delà de l’espace européen. En France, les rencontres entre syndicalistes et scientifiques peuvent rester dans une relative informalité, ainsi des relations qui se nouent entre des ergonomes et certains syndicalistes au sein de la CFDT et de la CGT ; ou des échanges entre le professeur Lorenzo Tomatis (directeur du Centre international de recherche sur le cancer, basé à Lyon) et des cédétistes au cours des années 1970. Ces relations peuvent aussi s’inscrire dans des structures plus pérennes, comme le « Groupe produits toxiques » au sein de la Fédération unifiée de la chimie (FUC-CFDT) où se rencontrent régulièrement des militants syndicaux et des chercheurs. Elles peuvent aussi se dérouler hors des syndicats, dans des associations qui se spécialisent sur ces enjeux.

Pour les représentants des salariés, ces relations sont des soutiens précieux, puisque les universitaires – insérés dans des réseaux scientifiques transnationaux – facilitent la circulation d’expertises ou de savoirs produits dans différents pays. Ce sont ainsi des « laboratoires transnationaux invisibles » que forment les chercheurs engagés contre les maladies industrielles, comme Irving Selikoff, permettant d’alerter par exemple sur les effets de l’amiante. Les livres de chercheurs travaillant en lien avec des syndicats vont parfois connaître des traductions dans plusieurs pays, participant à la sensibilisation à la cause écologique. Ainsi, le livre Qu’est-ce que l’écologie ? de Laura Conti (1977), médecin et fondatrice de la grande association écologiste italienne, la Legambiente, est traduit en français dès 1978. La diffusion de ces informations s’appuie aussi sur les réseaux du syndicalisme international. Par exemple, la Fédération internationale des syndicats des travailleurs de la chimie (ICEM), et son leader Charles Levinson, remplissent un rôle majeur dans la sensibilisation des syndicalistes européens aux effets cancérogènes du chlorure de vinyle monomère, c’est-à-dire une substance caractéristique de la croissance des activités pétrochimiques dans l’après-guerre puisqu’elle est utilisée pour construire des tubes, des matières textiles, etc.

La part syndicale dans l’élaboration de dispositifs de régulation des risques industriels

La combinaison des mobilisations territoriales et de circulations savantes alimente, finalement, les dynamiques en faveur d’une réglementation plus rigoureuse des pollutions industrielles, aussi bien en modifiant le droit du travail que le droit de l’environnement. Dès 1970, l’Italie adopte le « Statut des travailleurs », dans lequel le principe du contrôle des salariés sur leur travail est renforcé. Deux ans plus tard, le Conseil régional lombard officialise l’existence des services médicaux pour le milieu de travail (SMAL), assurant un contrôle étroit de la santé des travailleurs et pouvant enquêter sur la santé des riverains. Dans le cas français, plusieurs décrets adoptés dans les années 1970 renforcent les attributions des comités d’hygiène et de sécurité.

Cette extension des compétences des instances représentatives du personnel rentre parfois en phase avec l’humeur autogestionnaire de certaines fractions du syndicalisme européen. Les militants de l’usine Montedison de Castellanza (Lombardie) initient par exemple un libretto sanitario, qu’ils présentent comme un outil pour retracer l’origine professionnelle de maladies et constituer des statistiques éclairant les effets sanitaires de certaines substances. Cette expérience connaît des répliques en Suisse, ainsi que dans certaines usines pétrochimiques françaises.

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Bien que ces formes d’environnementalisme ouvrier s’érodent à l’issue des années 1970, elles témoignent de la formation d’une démarche articulant étroitement les enjeux de justice sociale et de justice environnementale. De plus, en fédérant des salariés et des riverains des industries polluantes, en contestant la croyance dans le caractère vertueux de la croissance économique, et en refusant le gouvernement des pollutions fondé sur la compensation financière des préjudices, les syndicalistes qui prônent cette démarche plaidaient aussi pour l’émancipation des pratiques syndicales des pesanteurs du compromis fordiste. Cette rénovation s’appuyait par une défense ferme de la sanctuarisation de certaines valeurs, à commencer par la protection de l’environnement et de la santé humaine.

 

Citer cet article

Renaud Bécot , « Syndicats et environnement dans les années 1968 », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 19/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14179

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Bécot, Renaud, « L’environnementalisme ouvrier, ou le syndicalisme émancipé du fordisme. Une approche transnationale dans les années 1968 », Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, no 35, 2019, p. 28-43.

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