L’héritage du néohippocratisme dans la pensée environnementale (xvie-xixe siècles)

Le néohippocratisme, défini comme l’étude de l’influence des « lieux » et du « climat » sur la santé, est un paradigme scientifique majeur de la période moderne, influent déjà à la Renaissance et qui connaît des formes de théorisation nombreuses entre la fin du xviie et le milieu du xixe siècle. Il s’agit ici d’analyser l’influence du néohippocratisme sur la compréhension par les Européens des liens entre maladies et environnement dans des contextes différents.

Le duc d’Orléans visitant les malades de l’Hôtel-Dieu pendant l’épidémie de choléra, en 1832. Tableau d’Alfred Johannot (1800-1837), 1832.
Le duc d’Orléans visitant les malades de l’Hôtel-Dieu pendant l’épidémie de choléra, en 1832. Tableau d’Alfred Johannot (1800-1837), 1832. Source : Musée Carnavalet
Le scorbut. Aquarelle de l’Institute of Naval Medicine, 1851.
Le scorbut. Aquarelle de l’Institute of Naval Medicine, 1851. Source : Clinical Medicine Journal
Des médecins vaccinent les soldats du 3e régiment de Gurkhas contre le choléra, en Inde, durant l’épidémie de 1893.
Des médecins vaccinent les soldats du 3e régiment de Gurkhas contre le choléra, en Inde, durant l’épidémie de 1893. Source : Wellcome Collection
Portraits d’une jeune Autrichienne en bonne santé, et quatre heures avant qu’elle ne meure du choléra. Gravure, sans date.
Portraits d’une jeune Autrichienne en bonne santé, et quatre heures avant qu’elle ne meure du choléra. Gravure, sans date. Source : Wellcome Collection
Sommaire

Les principes médicaux issus du corpus hippocratique forgé principalement entre les ve et ive siècles avant J.-C. connaissent un renouveau durant la période moderne, de la Renaissance aux Lumières, avant d’être réinterprétés au temps du développement de la médecine clinique au xixe siècle. Si les historiens ne s’accordent pas sur les contours précis du néohippocratisme, c’est la conviction du rôle des « lieux » et du « climat » sur la santé qui sert ici à définir ce néologisme forgé à partir de la fortune des traités hippocratiques, notamment Des airs, des eaux, des lieux.

De la méthode constitutionnelle à la géographie médicale

En Europe occidentale, le lien entre santé et environnement s’est exprimé à travers le genre des constitutions médicales dont on trouve les prémisses dans les Épidémies et éphémérides de Guillaume de Baillou rédigées entre 1570 et 1581 et publiées seulement en 1640 : reprenant la méthode des Épidémies d’Hippocrate, Baillou met en relation les phénomènes médicaux avec le climat et les « six choses non naturelles », c’est-à-dire les facteurs extérieurs selon la terminologie issue de la médecine galénique et arabe. À la fin du xviie siècle, les constitutions sont renouvelées par les publications de Sydenham en Angleterre (Observationes medicinae, 1676) et Ramazzini, professeur à Padoue qui étudie les épidémies du duché de Modène entre 1690 et 1694. C’est d’Angleterre et de ses colonies que viennent de très nombreuses analyses du xviiie siècle sur la climatologie médicale, fondées désormais non seulement sur des observations mais aussi sur des mesures : James Jurin trace en 1723 devant la Royal Society un programme de recherches comparées destiné aux territoires sous domination britannique et suivi, avec plus ou moins de précision, par Francis Clifton, John Huxham et Roger Pickering dans le deuxième quart du xviiie siècle, tandis que de John Arbuthnot publie An Essay Concerning the Effects of Air on Human Bodies en 1733.

Ces travaux pionniers débouchent sur la constitution de nouveaux réseaux scientifiques pris en charge par des universités et des structures académiques qui coordonnent plusieurs enquêtes. En France, l’Académie royale des sciences publie les travaux du médecin Paul-Jacques Malouin sur le climat et les maladies de Paris entre 1746 et 1754. Le Journal de médecine, chirurgie, pharmacie, etc. (1754-1793) contribue également à susciter un ensemble de recherches qui font le lien entre épidémies, climat, milieu et conditions de vie. La commission des épidémies créée par Turgot en 1776 devient Société royale de médecine en 1778, avec Félix Vicq d’Azyr pour secrétaire, et systématise le projet médico-climatique jusqu’en 1793. Dans l’espace germanique, les physici répondent aux enquêtes d’hygiène publique coordonnées par des collèges de médecine et des universités. Johann Peter Frank, professeur de médecine et conseiller d’institutions et de souverains au cours d’une carrière qui le conduit notamment à Göttingen, Pavie, Vilnius, Saint-Pétersbourg et Vienne, dote la police sanitaire d’un texte théorique majeur, reflet des préoccupations des États européens à la charnière des xviiie et xixe siècles (System einer vollständigen medicinischen Polizey, 1779-1829). La création d’une véritable géographie médicale est l’œuvre de son contemporain Leonhard Ludwig Finke, médecin militaire formé à Halle, bon connaisseur des enjeux sanitaires urbains et ruraux par sa pratique sur le terrain, qui publie Versuch einer allgemeinen medicinisch-praktischen Geographie entre 1792 et 1795. Cette synthèse personnelle d’une ampleur inédite réalise paradoxalement l’ambition théorique collective de la défunte Société royale de médecine en France.

Naissance de l’hygiénisme

À la même époque, la naissance de l’hygiénisme correspond à une complexification des modèles proposés : la qualité des sols et des eaux devient aussi importante que celle de l’air, même si elle n’était pas absente des analyses antérieures. Les topographies médicales, fondées sur la prise en compte de tous les paramètres environnementaux, sont apparues en Europe dans la seconde moitié du xviiie siècle. Dans le même temps, les méthodes de la chimie moderne, après les avancées décisives de Lavoisier et Priestley, facilitent les recherches sur le méphitisme par l’analyse des gaz dont les odeurs puantes sont redoutées, et font naître l’espoir de renouveler l’étiologie. Jean-Noël Hallé, l’un des créateurs d’un enseignement systématique de l’hygiène, joue un rôle majeur dans la transition entre les enquêtes de la Société royale de médecine et celles de l’Académie de médecine, fondée à Paris en 1820. Ainsi, principes constitutionnels et médecine clinique cohabitent sans difficulté.

L’épidémie de choléra qui touche le continent européen à partir de 1830, passant de la Russie au reste de l’Europe, est l’occasion de nombreux débats scientifiques sur la part de la contagion et de l’infection : l’articulation entre institutions centrales et locales (Académie de médecine et commissions sanitaires en France, Central Board of Health et Local Boards en Angleterre) permet la mise en œuvre de mesures qui prennent en considération à la fois l’impact de l’insalubrité et de la contagion, s’inscrivant dans l’héritage pragmatique des combats plus anciens contre la peste. Au cours du xixe siècle, les rapports sur les épidémies commandés en France par l’Académie de médecine ont pour objectif de servir les politiques de santé publique fondées sur les recommandations hygiénistes. Les conseils d’hygiène publique et de salubrité généralisés dans tous les arrondissements par arrêté du 18 décembre 1848 (au moins douze villes importantes s’étaient dotées d’institutions similaires entre 1802 et 1832) poursuivent les préoccupations sanitaires traditionnelles : salubrité des lieux, qualité de l’alimentation et de la boisson, lutte contre les épizooties et les zoonoses. En Angleterre, les travaux du réformateur social Edwin Chadwick sont imprégnés d’un hygiénisme social en partie tributaire des analyses menées en France, notamment par Villermé et Parent-Duchâtelet. Ils débouchent sur des lois majeures qui prennent en compte la nécessité d’améliorer la salubrité urbaine et les conditions d’habitat : le Public Health Act de 1848, ainsi que la création d’un General Board of Health et de Local Boards of Health, vont dynamiser les travaux d’assainissement.

Le rôle de la médecine navale et coloniale

L’expérience des voyages lointains depuis la Renaissance a mis l’accent sur les difficultés rencontrées par les populations européennes pour s’adapter aux spécificités sanitaires et environnementales des territoires explorés, conquis et colonisés. Cela conduit à la création de services spécifiques de santé navale. En France, l’école de Rochefort est structurée à partir de 1722 et le Service de santé des colonies est créé en 1798. En Grande-Bretagne, le Sick and Hurt Board fondé en 1692 mène la surveillance sanitaire de la Royal Navy jusqu’en 1806 ; entre 1832 et 1845, une restructuration de l’organisation sanitaire dans les ports et à bord des navires est contrôlée par l’Amirauté sous l’autorité de William Burnett, médecin-général de la Royal Navy. La très forte mortalité des colons et commerçants en Afrique du Nord et de l’Ouest, en Amérique centrale et en Asie du Sud-Est, ainsi que les épisodes de fièvre jaune qui frappent dramatiquement certains ports européens sont à l’origine d’enquêtes comme celle du médecin de marine anglais Alexander Bryson (The Climate and Principal Diseases of the African Station, 1847) qui exploite les données accumulées par les services de l’Amirauté.

À partir du milieu du xixe siècle, le paradigme néohippocratique se fond de plus en plus dans la double orientation de l’hygiénisme triomphant, qui se tournera progressivement vers la bactériologie, et de la médecine tropicale, qui devient une branche du savoir médical à part entière. S’il a décliné au xxe siècle avec l’essor de nouveaux défis techniques et scientifiques, les enjeux du changement climatique et des pollutions de l’air, de l’eau et des sols lui confèrent une portée toujours actuelle, renouvelée par l’apport de nouveaux savoirs.

Citer cet article

Patrick Fournier , Stéphane Frioux , « L’héritage du néohippocratisme dans la pensée environnementale (xvie-xixe siècles) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14126

Bibliographie

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Cipolla, Carlo Maria, Miasmas and Disease : Public Health and the Environment in the Pre-Industrial Age, Yale University Press, New Haven, 1992.

Fournier, Patrick, « Les médecins et la médiatisation de la théorie des climats dans la France des Lumières », Le Temps des médias, no 25, De la nature à l’écologie (coord. par Anne-Claude Ambroise-Rendu et Charles-François Mathis), automne 2015, p. 18-33.

Haycock, David Boyd, Archer, Sally (dir.), Health and Medicine at Sea, 1700-1900, Woodbridge, Boydell Press, 2009.

Jorland, Gérard, Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au xixe siècle, Paris, Gallimard, 2010.

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