Les pédagogies de la mémoire en Europe

Les pédagogies de la mémoire concernent principalement deux activités organisées avec les élèves : l’intervention des témoins et la visite de sites mémoriels. Apparus au lendemain de la Première Guerre mondiale et développés à l’échelle européenne au tournant des xxe et xxie siècles, ces dispositifs spécifiques ont été investis par les enseignants pour leur valeur pédagogique (incarnation et matérialisation du passé) et leur portée éducative (pacifisme, valeurs démocratiques, valeurs des droits de l’homme, prévention des génocides et violences de masse). Ces pédagogies constituent par ailleurs depuis les années 1990, et l’élargissement de l’Union européenne à l’Est, un instrument d’européanisation des mémoires autour des deux conflits mondiaux du xxe siècle. Elles sont également mobilisées pour résoudre les concurrences mémorielles ou, au contraire, pour les conforter dans le cadre de politiques éducatives nationales.

Lycéens de l’académie de Toulouse en visite au camp d’Auschwitz.
Lycéens de l’académie de Toulouse en visite au camp d’Auschwitz. Source : www.ac-toulouse.fr
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Les pédagogies de la mémoire, appuyées sur des lieux et des témoins, sont apparues au lendemain de la Première Guerre mondiale pour répondre au défi culturel posé à l’Europe par une guerre vécue comme une rupture de civilisation. Leur champ s’est étendu à la fin du xxe siècle avec l’imposition d’un devoir de mémoire qui voit la multiplication et l’internationalisation des instruments de mémorialisation – soit la mise en récit publique du passé pour le présent et pour l’avenir d’une collectivité.

Les pédagogies de la mémoire en classe et hors classe

Ces pédagogies peuvent se résumer à deux pratiques principales : l’intervention du témoin et la visite de sites mémoriels. Des témoignages d’anciens combattants auprès d’élèves sont attestés dès les années 1920 en France dans le cadre des commémorations locales du 11 novembre devant les monuments aux morts. Ces premières pédagogies de la mémoire s’inscrivent dans le contexte d’un mouvement pacifiste et paneuropéen tourné vers la jeunesse où l’on conçoit le conflit qui a ravagé l’Europe comme une « guerre éducatrice » devant rapprocher les peuples du continent. La forte mobilisation des élèves en Italie décidée par le gouvernement de Mussolini à partir de 1922 porte un message bien différent. Déjà très présents dans les cérémonies commémorant la guerre aux côtés des vétérans, les élèves – essentiellement les garçons –, symbolisant la régénération de la nation italienne, sont amenés à planter un arbre pour chaque héros mort au combat dans des « parcs du souvenir » (parchi della rimembranza) qui se multiplient alors dans tout le pays.

L’intervention des témoins, valorisée par le développement de l’histoire orale, connaît un renouveau dans le dernier quart du xxe siècle. Elle concerne principalement les résistants et déportés juifs de la Seconde Guerre mondiale dans le cadre de l’anamnèse de la Shoah et de la lutte contre le négationnisme comme en France ou en Allemagne à partir des années 1980-1990. D’autres mémoires ont été abordées sous cet angle auprès des élèves, comme celle de la guerre civile en Espagne à l’occasion du mouvement de la « récupération de la mémoire historique » au début des années 2000. Cette pratique pédagogique se poursuit aujourd’hui en France pour l’enseignement de la guerre d’Algérie avec l’intervention ensemble d’anciens harkis, d’appelés du contingent, de pieds-noirs et d’indépendantistes algériens.

La visite par les publics scolaires de sites mémoriels, lieux historiques investis d’une dimension cognitive et éducative, concerne les deux conflits mondiaux dont l’Europe a été le théâtre. À partir des années 1990, après l’effondrement des régimes communistes en Europe de l’Est, le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, devenu lieu symbolique de la Seconde Guerre mondiale, est le site le plus visité par les scolaires qui viennent chaque année par centaines de milliers : 571 300 (57 % du total des visiteurs) en 2006 et 1,029 million (72 % du total) en 2012. L’élargissement géographique n’a cessé depuis trente ans avec, en 2018, la venue d’élèves polonais (162 061), allemands (29 603), britanniques (24 222), tchèques (23 840), italiens (17 610), français (17 547), slovaques (17 034), norvégiens (16 958), etc.

En Allemagne, cette pratique s’est appuyée sur la « pédagogie du bouleversement affectif » (Betroffenheitspädagogik), courant didactique de l’histoire développé dans les années 1970-1980, consistant à transmettre le passé nazi par des biais pédagogiques (films, visites des camps). Il s’agit de provoquer chez les élèves de fortes émotions favorisant l’identification aux victimes pour ainsi rejeter affectivement le nazisme et éviter toute possibilité de sa résurgence chez les jeunes. De même, l’augmentation du nombre d’élèves britanniques à Auschwitz s’insère dans le cadre d’un courant pédagogique appelé « Emotive and Controversial History ».

La pratique des visites scolaires sur sites mémoriels est également devenue une injonction référentielle dans les politiques de transition démocratique et de décommunisation menées dans les pays d’Europe de l’Est. Ainsi, en Roumanie, les politiques éducatives développées par l’Institut pour l’investigation des crimes du communisme (IICCR) créé en 2005 intègrent les visites sur sites dans les nouvelles activités pédagogiques. En Bosnie-Herzégovine, le manuel de 2007 pour les élèves du lycée de Sarajevo, répondant à des directives européennes dans le cadre d’une politique transitionnelle post-conflit, contient un dossier intitulé « Excursion : apprendre sur site » avec des suggestions d’excursions.

Un instrument des politiques mémorielles nationales et européennes

Ces pédagogies de la mémoire ont bénéficié de l’appui d’instances internationales, par exemple avec la création en 1990 à Verdun d’un « Centre mondial de la paix, des libertés et des droits de l’homme » soutenu par l’ONU, ou la tenue du Forum international de Stockholm pour la prévention du génocide en 2001. Dans le cadre de son élargissement à l’Est, l’Union européenne a favorisé ces pratiques perçues comme des instruments de prévention, de pacification et d’unification autour de la Première Guerre mondiale et de la Shoah (résolution du Parlement européen de juillet 1995 en faveur de l’instauration de journées nationales de commémoration relatives à l’Holocauste). Une politique d’européanisation de la mémoire est ainsi menée depuis les années 1990 pour inclure les jeunes Européens dans une communauté d’expériences historiques et de destin. Le 16 mars 2005, 1 500 lycéens des 25 pays de l’UE, ont déposé chacun une rose sur une tombe de l’ossuaire de Douaumont, puis ont gagné l’esplanade pour planter 25 arbres et ont prêté le serment de Verdun des anciens combattants européens (1936) en 20 langues différentes.

Les pédagogies de la mémoire apparaissent comme l’un des instruments les plus saillants de la mémorialisation des deux guerres mondiales et des politiques d’européanisation des mémoires. Cet investissement a provoqué un phénomène de « concurrences mémorielles ». Ces concurrences ont pris des formes diverses à l’échelle européenne avec un « rideau de fer mémoriel » entre l’Ouest centré sur le crime de l’Holocauste et l’Est centré sur les crimes communistes. Ces pédagogies s’insèrent également dans ces concurrences mémorielles, de deux manières. D’une part, elles viennent parfois les nourrir en transmettant aux élèves un passé national victimo-héroïque qui renforce le conflit narratif avec des minorités du pays ou avec les normes mémorielles de l’UE. La Russie offre un cas intéressant. Apparus dans les années 1950-1960 pour rendre hommage aux jeunes soldats soviétiques tués pendant la guerre, les musées scolaires se sont fortement développés depuis la période post-soviétique. Parmi les 5 204 musées répertoriés en Russie, la majeure partie est consacrée à la « grande guerre patriotique » de 1939-1945. Une infime minorité d’entre eux sont consacrés à la répression communiste (0,6 %) et à la Shoah. D’autre part, ces pédagogies sont également mobilisées comme remède aux concurrences mémorielles comme l’illustre en France le projet de « réconciliation des mémoires » mené par l’ONACVG (Office national des anciens combattants et victimes de guerre), qui organise la venue en classe de différents témoins de la guerre d’Algérie livrant un message de pacification.

Depuis les années 1990, les pédagogies de la mémoire ont néanmoins suscité des critiques de scientifiques qui mettent en exergue la dimension morale, émotionnelle ou normative possible de ces pratiques, de nature à affaiblir le savoir historique dont elles sont porteuses sans pour autant garantir leurs effets éducatifs.

Citer cet article

Sébastien Ledoux , « Les pédagogies de la mémoire en Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 29/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12423

Bibliographie

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Szakács, Simona, Europe in the Classroom. World Culture and Nation-Building in Post-Socialist Romania, Londres, Palgrave Macmillan, 2018.

Gibelli, Antonio, Il popolo bambino. Infanzia e nazione dalla Grande Guerra a Salò, Turin, Einaudi, 2005.

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