1848, le Printemps des peuples européens

En 1848, une vague révolutionnaire ébranle l’ordre conservateur qui a présidé aux destinées de l’Europe depuis la chute de Napoléon et le congrès de Vienne de 1815. Des insurrections chassent les souverains ou les contraignent à octroyer une constitution, instaurent de nouveaux régimes fondés sur la souveraineté nationale et les libertés fondamentales. C’est le « printemps des peuples ». La dimension européenne de l’événement est à la fois indéniable, mais doit se discuter dans sa forme comme dans son contenu.

Cartographie du printemps des peuples par Bertrand Jolivet
Carlo Canella, Combats de la porte Tosa à Milan, 22 mars 1848, 1848, huile sur toile, 98 x 75 cm, musée du Risorgimento, Milan (Italie). La porte Tosa (devenue porte Vittoria en 1861) est l’une des quatre grandes portes de Milan. Le 22 mars 1848, lors de la rébellion des « Cinq Jours », elle fut la première à être conquise par les insurgés, grâce à l’utilisation de barricades mobiles.
Lithographie de Frédéric Sorrieu, La République universelle, démocratique et sociale – Le Pacte : « Peuples, formez une Sainte-Alliance et donnez-vous la main », 1848, musée Carnavalet, Paris.
Sommaire

Un mouvement européen transnational et ses limites

« Est-ce que vous ne ressentez pas, par une sorte d’intuition instinctive qui ne peut s’analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe ? Est-ce que vous ne sentez pas… que dirais-je ?… un vent de révolution qui est dans l’air ? » Ces lignes au caractère prémonitoire rédigées par Alexis de Tocqueville en janvier 1848 et qu’on peut lire dans ses Souvenirs, montrent que les crises politiques qui touchent plusieurs pays ont très tôt pris un tour continental. Le caractère transnational du mouvement est déjà perçu par les contemporains et fait de l’Europe le continent de pointe de la contestation dans le monde, bien davantage qu’à la fin du xviiie siècle ou dans les premières décennies du xixe siècle. Cependant, le sentiment européen demeure toujours limité et le rêve d’unité continentale, sans être totalement absent, est marginal, contrairement au mouvement bolivarien qui agite l’Amérique latine quelques décennies plus tôt. 1848 est au contraire un moment d’affirmation de la nation, comme le sont, par la suite, les lendemains de la Grande Guerre dans les années 1919-1923 ou, plus près de nous, la séquence qui suit la chute du mur de Berlin, en novembre 1989. C’est ainsi que les revendications de la plupart des mouvements s’inscrivent dans le cadre national ou aspirent à la reconnaissance d’une nationalité. Par ailleurs, la géographie du printemps des peuples ne couvre pas les territoires de façon homogène et se limite le plus souvent aux principales villes et aux grands axes de circulation qu’ils soient routiers ou fluviaux, laissant à l’écart la majeure partie des campagnes.

Les capitales et les autres métropoles sont, quant à elles, frappées de plein fouet. De Palerme à Paris, de Milan à Vienne, de Neuchâtel à Venise, de Berlin à Bucarest, l’Europe est submergée en 1848 par une vague révolutionnaire qui n’épargne que de très rares pays. La « vieille Europe », celle des princes, des principautés et des empires est largement remplacée par la « jeune Europe », celle des libéraux, des démocrates et des patriotes. « Jeunesse magnifique qui croyait à la liberté, à l’égalité, à la fraternité… qui donna sa vie entre 1815 et 1848 par dizaine de milliers pour qu’existent une Italie libre, une Allemagne unifiée, une Pologne indépendante, une Grèce ressuscitée », écrit François Fejtö dans son histoire du Printemps des peuples.

Les causes et la nature du Printemps des peuples

1848 ne se comprend pas sans 1815. Le Printemps des peuples est en effet une conséquence directe du congrès de Vienne et de la compression par la Quadruple Alliance et la Sainte-Alliance des aspirations nationales et libérales qui se sont fait jour pendant la Révolution et l’Empire.

1848 ne se comprend pas non plus sans 1830 et les premières remises en cause de 1815 : la proclamation de la souveraineté nationale par le nouveau roi-citoyen Louis-Philippe en France, l’indépendance de la Grèce et de la Belgique, le soulèvement de la Pologne contre l’occupant russe et d’une partie de l’Italie contre ses princes.

1848 ne se comprend pas enfin sans l’essor démographique et sans la crise économique et sociale qui a éclaté quelques mois plus tôt dans la plus grande partie de l’Europe et qui est d’autant plus grave qu’elle est pour la première fois agricole, industrielle et commerciale. En un demi-siècle, la population européenne a augmenté de 25 à 45 % d’habitants selon les pays, pour un total de près de 80 millions. Elle a rajeuni et a gonflé les villes comme jamais. Or, cette population plus jeune et plus urbaine est confrontée à une crise sans précédent avec son cortège de chômage, de disette et de pauvreté. Aux acteurs moteurs qui sont des intellectuels, des bourgeois ou des membres de la petite noblesse (Mazzini, Ledru-Rollin, Mickiewicz, Kossuth, Bălcescu, etc.), s’ajoute la masse des protagonistes anonymes : les étudiants et, d’une certaine façon, le Frédéric que portraiture par la suite Flaubert dans L’Éducation sentimentale est l’archétype de cette « génération quarante-huitarde » ivre d’espérances et assoiffée de liberté, d’égalité et de fraternité, mais aussi les artisans, les ouvriers, les sans-emploi des grandes villes. Le Printemps des peuples débute au contact direct du pouvoir, dans les capitales européennes où vivent tous ces protagonistes.

1848 est plus fort que 1830 parce que c’est une révolution connectée, transnationale. En effet, les exilés politiques sont alors légion et la circulation des révolutionnaires et de leurs idées provoque une contagion de l’exemple avec une presse plus forte et plus diffusée et des réseaux plus étendus qu’ils ne l’étaient dix-huit ans plus tôt. Ces transferts en tous sens créent un véritable espace public européen. Les espoirs sont partout les mêmes et traversent les frontières : soif de liberté, volonté de démocratisation, désir de fraternité, aspiration en un droit au travail, espérance chez certains en l’indépendance nationale et chez d’autres, parfois d’ailleurs les mêmes, en l’avènement d’une République universelle. De façon inédite à cette échelle, les femmes participent du mouvement pour essayer de faire valoir leurs propres droits politiques et sociaux en créant des journaux, en ouvrant des clubs, voire en cherchant à présenter des candidatures féminines aux élections, telle Eugénie Niboyet qui sollicite en vain George Sand.

La vague révolutionnaire

Cette vague contestatrice balaie en quelques semaines la « vieille Europe ». Contrairement à 1830, tout ne commence pas en France. En Sicile, le peuple se soulève contre son roi le 12 janvier. Turin et Florence s’agitent à leur tour un mois plus tard. Louis-Philippe qui, avec son principal ministre Guizot, a refusé d’élargir le suffrage, est renversé par le peuple au profit d’une république en une révolution de trois jours (22-24 février). Le 2 mars, le nouveau ministre des Affaires étrangères, Lamartine, rend publique une circulaire à ses agents diplomatiques dans laquelle, non sans ambiguïté, il rassure les puissances en affirmant que la jeune République est pacifique – cela pour éviter qu’une armée ne soit envoyée contre elle, mais en ajoutant que les traités de 1815 n’ont plus lieu d’être et en encourageant en sous-main Italiens, Moldaves et Valaques à se soulever eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, l’exemple venu de Paris, la matrice des révolutions, fait tache d’huile. « Quand Paris éternue, l’Europe s’enrhume », disait justement le chancelier autrichien, Metternich. Partout, le même répertoire d’actions violentes est utilisé : appel au soulèvement contre le pouvoir établi, manifestations de rue, édifications de barricades, heurts sanglants.

Le 13 mars, Metternich, qui symbolise l’ordre de Vienne depuis 1815, doit ainsi démissionner et est contraint de fuir devant la révolte du peuple viennois. Dans l’Empire d’Autriche, Budapest et Prague se soulèvent. Les revendications libérales se doublent ici d’un désir d’émancipation nationale. Les Hongrois et les Tchèques réclament leur autonomie et l’élection d’un nouveau Parlement et les seconds réunissent même, en juin, le premier congrès panslave pour l’émancipation de tous les slaves de l’Empire. Aux confins de l’Empire d’Autriche et de l’Empire ottoman, les principautés danubiennes et la Transylvanie se soulèvent à leur tour. La Pologne cherche de nouveau à s’émanciper de ses dominateurs russes, autrichiens et prussiens.

L’Allemagne et l’Italie sont rapidement contaminées. Dans la première, Frédéric-Guillaume IV de Prusse accepte d’accorder quelques réformes après le soulèvement de Berlin. Venise chasse les Autrichiens et proclame la république. Après l’assassinat du principal ministre pontifical Pellegrino Rossi et la fuite de Pie IX, une république est également proclamée dans la Ville éternelle. Le Royaume-Uni, la Belgique, l’Espagne et la Norvège connaissent quelques mouvements d’agitation et de soutien aux insurgés des autres pays, mais qui n’aboutissent pas. Seule la Russie reste totalement à l’écart du mouvement, même si les émigrés russes ne sont pas les moins actifs.

Notons également que l’onde de choc dépasse le cadre européen. Par le biais des empires coloniaux, les décisions prises en un pays suscitent des espoirs ailleurs. Ainsi, les décrets des 4 mars et 27 avril 1848 qui abolissent l’esclavage dans les colonies françaises ont des répercussions à Cuba et à Porto-Rico.

Le reflux

Après la phase insurrectionnelle, les vainqueurs du Printemps sont partout confrontés aux mêmes défis. Ils doivent bâtir de nouveaux régimes, mettre un terme à la crise et rétablir l’union entre les classes et entre les peuples. Dans les capitales, l’effervescence révolutionnaire ne s’éteint pas. Avec la liberté, fleurissent journaux et clubs, acteurs d’une véritable démocratisation de la vie politique. Les nouveaux pouvoirs proclament les libertés fondamentales (de presse, de réunion, de culte) et entament un processus constitutionnel. En France, le gouvernement provisoire républicain proclame le 5 mars le suffrage universel direct masculin qui s’applique pour la première fois, en avril, lors de l’élection d’une Assemblée constituante. Les structures sociales sont modifiées : l’esclavage est aboli par la République française et le servage disparaît de l’Empire autrichien. Cependant, les tensions politiques demeurent et la lutte contre la crise s’avère complexe. Lorsqu’en juin les républicains français suppriment les ateliers nationaux qu’ils avaient créés pour occuper les chômeurs, le peuple parisien se soulève et sa révolte est réprimée dans le sang. L’« illusion lyrique », pour reprendre l’expression de Georges Duveau, avec ses scènes de fraternisation, en particulier lors de la plantation des arbres de la liberté, vient de s’évanouir et d’enterrer l’espoir d’une République démocratique et sociale.

Ailleurs, le reflux a commencé dès le Printemps. Il en est ainsi en Pologne avec l’écrasement du soulèvement par les Russes et les Prussiens. Cependant, il intervient généralement à l’automne. Russes, Turcs et Autrichiens répriment les soulèvements des principautés danubiennes et de la Transylvanie. En France, Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, est élu président de la République le 10 décembre et entend faire respecter l’ordre. Pour y parvenir il peut s’appuyer dans un premier temps sur une Assemblée législative élue en mai 1849 et à forte majorité monarchiste. En Autriche, l’empereur Ferdinand incapable de gouverner a été contraint d’abdiquer, en décembre 1848, en faveur de son neveu, François-Joseph, âgé de dix-huit ans et qui renforce l’exécutif, la centralisation et la germanisation, sous couvert de quelques concessions libérales.

L’Allemagne, la Hongrie et l’Italie sont remises au pas et les projets d’indépendance et d’unification qui y ont vu le jour avortent. Alors que le parlement de Francfort réunissant des représentants venus de toutes les principautés allemandes lui propose la couronne d’une « Petite Allemagne » où l’Autriche ne serait plus présente, Frédéric-Guillaume de Prusse refuse car, selon lui, celle-ci serait « déshonorée surabondamment par l’odeur de charogne que lui donne la révolution de 1848 », et, lorsqu’il se ravise par la suite, l’empereur d’Autriche le ramène au pas avec le soutien de la Russie, lors de la conférence d’Olmütz, en novembre 1850. De son côté, le roi de Piémont, Charles-Albert, qui s’est lancé dans une croisade pour unifier l’Italie sous son égide, est écrasé par les Autrichiens à Custozza dès le 27 juillet 1848, puis de nouveau à Novare, le 23 mars 1849, et est contraint d’abdiquer en faveur de son fils Victor-Emmanuel qui évite, de peu, le dépeçage de son royaume par les vainqueurs. En août de cette même année, l’armée impériale achève la reconquête de la Hongrie avec l’aide de la Russie, obtient la capitulation de Venise et occupe les duchés italiens. À Rome, l’intervention militaire de la France de Louis-Napoléon Bonaparte et de la majorité monarchiste de l’Assemblée met fin à la République romaine et restaure Pie IX sur son trône. Les grandes figures du Printemps des peuples, Kossuth, Mazzini, Manin, prennent le chemin de l’exil.

À l’été 1849, les anciens monarques et les conservateurs qui ont pu généralement s’appuyer sur la solidarité de la Sainte-Alliance, sur le loyalisme de l’armée et sur les masses rurales, ont repris quasiment partout ce qu’ils avaient perdu. Il ne reste plus que quelques traces du Printemps des peuples, comme en Suisse où les radicaux ont réussi à imposer une constitution fédérale.

En guise de bilan

L’expérience quarante-huitarde laisse à beaucoup de ses partisans un sentiment profond d’échec et d’impuissance. En Italie, « fare un Quarantotto » (« faire un 48 ») entre dans le langage courant au sens de s’agiter pour n’aboutir à rien. Le Congrès international de la paix, à Paris, en août 1849, est un enchaînement de prises de parole grandiloquentes et teintées par les derniers feux du romantisme, mais qui n’aboutissent à rien de concret, comme le discours de Victor Hugo sur les « États-Unis d’Europe ». On retient l’image d’une révolution certes pétrie d’idéaux, mais incapable de les traduire dans la réalité ou de les défendre.

Cependant, quelque chose de fort et de durable est né dans les esprits. Les forces se sont comptées et les erreurs commises sont mises à profit. Ainsi de Mazzini qui réécrit partiellement Foi et avenir à la lumière des événements et crée son Parti d’action. Un grain vient d’être semé qui donnera bientôt de belles moissons. Les unités italienne, roumaine et allemande, pour ne citer qu’elles, sont filles du Printemps des peuples 1848.

Citer cet article

Éric Anceau , « 1848, le Printemps des peuples européens », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 20/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12439

Bibliographie

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