Femmes et révolutions en Europe centrale et orientale (xixe-xxie siècle)

Depuis le milieu du xixe siècle, les révolutions ponctuent l’histoire de l’Europe centrale et orientale. Qu’elles soient bourgeoises ou populaires (1848), soviétiques (1917) ou démocratiques (l’après-1991), elles sont des points de bascule qui transforment profondément l’ordre territorial, politique et social : les révolutions engendrent de nouveaux États et régimes, dans lesquels s’affirment de nouveaux acteurs – ou actrices –, qui exigent des droits ou, au contraire, durcissent les lois ; c’est ainsi que sont redéfinies, au gré des bouleversements, les relations de genre qui façonnent la vie des hommes et des femmes dans cet espace européen.

Journée internationale de la femme, révolution de février 1917 à Pétrograd. Source : Wikimedia Commons.
Affiche du SPD « Mêmes droits, mêmes devoirs. Votez pour les sociaux-démocrates », élections de janvier 1919. Source: Wikimedia Commons.
Hongrie 1956, une femme en armes. Source : Wikimedia Commons.
Sommaire

La revendication de droits et de libertés civiles est au cœur des révolutions européennes de 1848 qui, un temps, font vaciller les empires et favorisent la constitution de mouvements féministes, comme en Allemagne autour de Luise Otto (1819-1895) par exemple, ou dans l’Empire d’Autriche. Jusqu’alors exclues du politique, les femmes participent aux combats armés et se dotent d’espaces politiques propres, de clubs, d’associations ou d’organes de presse afin de prendre part au changement, de faire entendre leur voix et de conquérir l’égalité en termes d’éducation et de droit au travail. La répression est sévère : on tente de les réduire au silence en les bannissant des associations politiques (loi prussienne des associations, 1851) ou en les privant du droit de diriger des journaux (« lex Otto » en Saxe, 1850). Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard, à l’occasion du soulèvement de 1905 dans l’empire tsariste, que des féministes libérales russes exprimeront des revendications politiques par le biais de l’Union pan-russe pour l’égalité des femmes. À force de militantisme, de pétitions et de campagnes de sensibilisation à la cause féminine, leurs requêtes aboutissent plus d’une décennie plus tard, à la suite des grandes manifestations des femmes (27 février-8 mars 1917) qui accompagnent les tumultes révolutionnaires et la chute des Romanov : en juillet 1917, le gouvernement provisoire octroie l’égalité des droits politiques aux femmes.

Quelques mois plus tard, c’est la fin de la Première Guerre mondiale qui précipite la chute des empires continentaux. Avec l’émergence de régimes républicains comme en Pologne ou en Tchécoslovaquie, les femmes sont intégrées dans les processus de restructuration étatique et démocratique. En Allemagne, la « révolution de novembre » (1918-1919) met fin à la guerre et ouvre un large espace à l’expérimentation politique, notamment pour des communistes comme Rosa Luxemburg (1871-1919), qui s’investissent dans l’éphémère République des conseils en Bavière. Proclamée le 9 novembre 1918, la république de Weimar accorde l’égalité civique et politique aux femmes, marquant ainsi l’aboutissement de certaines revendications féministes, même si, dans les faits, l’égalité est loin d’être totale. Au même moment, en Russie, les bolchéviques arrivés au pouvoir après la « révolution d’octobre » (1917) abrogent tous les droits politiques et instaurent la « dictature du prolétariat ».

Dans le nouvel ordre soviétique, la rupture est radicale : les organisations de femmes, dont certaines existent depuis la fin du xixe siècle, sont interdites et remplacées par un « féminisme d’État » qui entend résoudre la question féminine par le haut. Outre la reconnaissance de l’égalité des sexes, le Parti communiste met en place une panoplie de dispositions intégratrices – comme la fondation, sous l’impulsion d’Alexandra Kollontaï (1872-1952), de sections féminines rattachées au parti – et de mesures émancipatrices (libéralisation du divorce, de l’avortement, décriminalisation de l’homosexualité, etc.), qui cependant connaissent une sévère remise en cause avec la stalinisation, à partir des années 1930. Afin d’enrayer la baisse des naissances, le pouvoir restaure l’ordre patriarcal tout en rappelant aux femmes leur « responsabilité socialiste », à savoir l’injonction de contribuer comme paysannes, ouvrières et comme mères, à l’effort collectif et donc, au façonnement d’un peuple « nouveau ». À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le modèle soviétique est imposé à tous les États du bloc de l’Est – excepté la Yougoslavie, au sud-est de l’Europe, qui prône un socialisme indépendant et dont Vida Tomšič (1913-1998), résistante antinazie, partisane de Tito et dirigeante du Front antifasciste des femmes, soulignera sans relâche la vertu émancipatrice.

Les révoltes et insurrections qui éclatent en Europe centrale et orientale dans le second xxe siècle, comme à Berlin-Est en 1953 ou à Poznań trois ans plus tard, ne cessent de remettre en cause l’emprise de l’URSS et l’omnipotence du parti communiste. En 1956 à Budapest, des hommes et des femmes – à l’instar d’Ilona Tóth (1932-1957), « Jeanne d’Arc de Hongrie », exécutée à l’âge de 25 ans – s’engagent dans une lutte armée pour la paix et l’indépendance hongroise, soulèvement maté violemment par l’Armée rouge. Cette dernière fait de même, en 1968, en réprimant le « printemps de Prague » et en annulant les réformes engagées par le pouvoir tchécoslovaque en vue d’établir un « socialisme à visage humain ». Même si la « condition des femmes » ne figure pas parmi les priorités des communistes réformistes, quelques voix, comme celle de la sociologue Jiřina Šiklová (1935-), s’élèvent alors pour critiquer la politique de genre utilitariste et condamner « l’exagération de l’émancipation » à la soviétique. Dans les milieux dissidents polonais du début des années 1980, des femmes ralliées au syndicat Solidarnosc, comme Alina Pienkowska (1952-2002), tentent quant à elles d’imposer une discussion autour des discriminations qu’elles subissent au quotidien en tant que femmes et ce, en dépit de la doctrine du socialisme et de l’égalité proclamée par l’État ; elles se heurtent néanmoins au conservatisme d’un mouvement imprégné du catholicisme politique.

Il faut attendre la perestroïka gorbatchévienne (1985) pour que se différencient les courants politiques, que s’articulent des intérêts particularistes, comme en URSS où se constitue pour la première fois un mouvement de femmes extra-étatique, et que s’amorcent de nouvelles « révolutions » à la fin des années 1980 : la révolution « chantante » dans les États baltes, la révolution de « velours » tchécoslovaque, mais aussi la révolution « pacifique » est-allemande qui marque un nouvel élan politique pour les femmes. Des groupes féministes autonomes se forment à l’intérieur des différents courants contestataires (écologiste, chrétien, homosexuel et surtout pacifiste) pour réclamer une participation égale au changement politique. La Fédération indépendante des femmes qui en émane en décembre 1989 est associée à la table ronde qui doit élaborer les réformes de l’État et engager son processus de démocratisation. Toutefois, la réunification de la RDA avec la République fédérale (1990) se fait au détriment des femmes : elles sortent perdantes de la transition démocratique qui défait le « féminisme d’État » en les exposant massivement au chômage et annule leurs acquis (durcissement de la loi sur l’avortement, suppression des infrastructures de gardes d’enfant, etc.). Le constat du backlash (réaction, « retour de bâton ») est globalement le même pour les autres « révolutions démocratiques ». En Slovénie (ex-Yougoslavie) par exemple, la modernisation étatique se solde par la résurgence de politiques traditionalistes qui, dans un contexte de rechristianisation, prônent le retour des femmes « à la famille ».

Les transitions post-communistes durent : l’ère post-soviétique est traversée de poussées contradictoires, d’instabilités notoires et de nouveaux rapports de force, comme en Ukraine qui, après la révolution « sur le granit » (1990) et la révolution « orange » (2004-2005), connaît en 2014 la « révolution de la place Maïdan ». Sur la place centrale de Kiev, des hommes et des femmes se relaient pour organiser la contestation contre la politique anti-européenne, la corruption et l’arbitraire des autorités. La répartition des rôles est classique : les hommes se battent, les femmes gèrent le quotidien, les soins et l’approvisionnement. Bientôt, des groupes féministes dénoncent l’accaparement de la révolution par les hommes et mettent en avant les « faiseuses » de révolution. Pour elles, la révolution de Maïdan est aussi une révolution contre le sexisme et pour les femmes. L’avenir montrera quelles traces en subsisteront. Le temps des révolutions, en tout cas, n’est pas révolu.

Citer cet article

Valérie Dubslaff , « Femmes et révolutions en Europe centrale et orientale (xixe-xxie siècle) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 29/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12321

Bibliographie

Dubslaff, Valérie, « Les femmes en quête de pouvoir ? Le défi de la participation politique en République démocratique allemande (1949-1990) », dans Anne-Laure Briatte-Peters, François Danckaert (dir.), Les femmes dans la vie politique allemande depuis 1945, Allemagne d’aujourd’hui, no 207, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014, p. 33-45.

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