Le moment Wilson

Un nouvel espoir de paix en Europe

Le « moment Wilson » caractérise un engouement populaire inégalé en Europe pour le président américain Woodrow Wilson et pour son positionnement politique au sortir de la Grande Guerre – à la fois une forme de politique étrangère idéaliste et une façon nouvelle de concevoir l’ordre mondial. En 1918 et 1919, l’homme attire tous les regards, non seulement en raison du rôle déterminant qu’a joué le pays qu’il dirige dans la victoire de l’Entente, mais aussi parce qu’il arrive à la conférence de la paix de Paris avec des propositions qui séduisent des peuples à bout de souffle et assoiffés de changement. Pour les Européens, qui en ont grand besoin, le wilsonisme donne un sens à l’expérience de guerre et offre un horizon d’espérance. Si on n’a souvent retenu du wilsonisme que l’illusoire promesse d’un monde nouveau, il convient cependant, pour en comprendre la profonde signification, de se replacer au cœur même de l’époque charnière qu’est 1919.

« La victoire pour le droit et la liberté. Monsieur Woodrow Wilson », Carte postale française de 1919, Bibliothèque municipale d’Abbeville, CP 1251. Source : Wikimedia Commons
Sommaire

En 1918, après quatre années d’une guerre qui a déchiré le continent, emporté des empires centenaires et ruiné l’ordre traditionnel des sociétés, les Européens espèrent voir émerger des solutions nouvelles. Dans l’Europe nouvelle qui sortira du conflit, elles doivent remplacer la pratique diplomatique défaillante – le Concert européen – qui a engendré la guerre, et empêcher définitivement son retour. Un homme incarne cet espoir : le président des États Unis, Woodrow Wilson (1856-1924). Il représente des valeurs traditionnelles de la rhétorique diplomatique – le droit, la morale et la justice – mais promeut aussi de nouvelles notions dans les relations internationales : l’autodétermination des peuples, la démocratie, le primat de l’humanité sur les intérêts nationaux et l’établissement de nouveaux cadres pour la diplomatie, au moyen non pas de l’équilibre des puissances mais d’une communauté de puissances. Il parle aussi bien aux conservateurs qu’à une partie de la gauche européenne.

La sortie de la Première Guerre mondiale est ainsi marquée par un « moment » Wilson, au cours duquel l’homme et ses idées acquièrent une gloire sans précédent en Europe et dans le monde. De l’automne 1918 au printemps 1919, Wilson génère une vague d’espérance immense, alors que les peuples européens en ressentent cruellement le besoin. Une partie significative des idées du président sur la paix reprennent des thèses déjà implantées dans le milieu de l’internationalisme libéral européen et américain, qu’il a habilement su faire siennes et associer à son nom. Wilson lui-même n’est, par ailleurs, pas aussi wilsonien qu’on le croit. Cet homme déchiré entre la réalité de la politique et son idéalisme imprégné d’une conception quasiment religieuse des affaires du monde s’est rarement, en fait, élevé à la hauteur de ses propres idéaux. Ses détracteurs soutiennent que, contrairement à l’image qu’il a laissée de lui, il n’a jamais déduit ses actions de ses principes, mais plutôt l’inverse, utilisant les seconds pour justifier les premières.

En ce sens, le moment Wilson repose davantage sur un dispositif rhétorique que sur la politique effective du président américain. N’empêche, la magie opère au sortir de la guerre.

La construction d’une figure

D’août 1914 à avril 1917, tandis que l’Amérique neutre observe les ravages de la guerre européenne, Woodrow Wilson construit son image, au fil de ses discours et prises de position en direction du peuple américain et des Européens. Si, dans les années 1914-1915, il se présente de façon un peu abstraite comme le gardien des valeurs de paix, les années 1916 et 1917 sont celles d’un engagement de plus en plus prononcé au niveau international, une forme de neutralité active au nom d’un idéal. Il soutient à cet égard, en mai 1916, la proposition de la League to Enforce Peace de créer une organisation internationale chargée de la résolution des conflits, une fois la guerre achevée. En janvier 1917, son important discours de la « Paix sans victoire » choque certains et en ravit d’autres en Europe : après avoir proposé quelques semaines plus tôt aux belligérants de faire connaître au monde leurs buts de guerre, Wilson déclare qu’il ne peut y avoir de stabilité dans l’après-guerre si les vainqueurs humilient le vaincu. Un règlement punitif est, dit-il, voué à l’échec, car à cette guerre terrible doit suivre une paix d’un type nouveau, qui ne peut se résumer à des négociations entre anciens ennemis, échangeant des territoires et des sphères d’influence, bref au rétablissement d’un équilibre des forces qui n’offrirait aux peuples qu’un répit avant la prochaine conflagration. C’est également dans ce discours que Wilson expose les prémices de ce qui formera, un an plus tard, ses célèbres « Quatorze points ».

L’entrée des États-Unis dans la mêlée européenne, le 6 avril 1917, marque un point de bascule dans la guerre. Elle constitue aussi un jalon de la légende wilsonienne : le président apparaît aux yeux des Européens comme celui qui pourra débloquer la situation, enlisée depuis l’hiver 1914. Une semaine après la déclaration de guerre, le président américain approuve la mise sur pied du Committee on Public Information, organe de propagande dont l’une des tâches est de faire connaître les valeurs et les idées américaines. Sa campagne de presse massive en Amérique et en Europe doit faire de Wilson l’homme de la Paix. La stratégie est remarquablement efficace. À l’automne 1918, le monde entier connaît Wilson : il se présente désormais comme celui qui défend l’intérêt de l’humanité, sous-entendant ainsi que les hommes d’État européens défendent, quant à eux, des intérêts moins nobles. Quelques semaines après l’armistice, Wilson annonce qu’il se rendra à Paris pour la conférence de la Paix. Pour la première fois, un président des États-Unis en exercice foulera le sol européen, c’est dire à quel point l’événement revêt un caractère exceptionnel.

L’Europe face à l’homme de la Paix

Le président américain débarque à Brest le 13 décembre 1918. Travaillée par la presse depuis 1917, la France est en liesse. À Paris, où il arrive en train le lendemain, un million de personnes l’acclament : le sauveur de l’humanité est là. Il se rend ensuite brièvement en Italie, où on l’accueille comme le nouveau messie puis en Angleterre qui vit, elle aussi, à l’heure wilsonienne.

La réputation d’humanité, de générosité, de bienveillance, de puissance du président est telle qu’elle engendre un mouvement épistolaire inédit : d’un peu partout, de France surtout, mais aussi d’Europe et d’autres endroits du monde, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, posent ce geste rare pour l’époque d’écrire à un chef d’État, de surcroît étranger. Des jeunes filles enamourées lui écrivent comme elles le feraient aujourd’hui à leur idole. Il est pour les uns un prince à qui l’on adresse des requêtes et suppliques diverses qui racontent la misère accablant l’Europe endeuillée ; pour les autres, un confident à qui l’on révèle ses problèmes les plus secrets ; pour d’autres encore, il est un homme politique d’un genre nouveau, avec qui l’on peut discuter directement des enjeux mondiaux ; pour les nationalistes, il est celui qui les délivrera du joug impérial. L’espoir généré par Wilson en Europe est immense. Avec lui, forcément, le risque immense de la déception.

On a interprété cet engouement européen, trop facilement peut-être, comme un délire collectif passager, effet du relâchement nerveux suivant la fin des combats, sorte d’exutoire en attendant que la réalité reprenne ses droits. Pour cette raison, l’émotion qui sous-tend ce « moment » a souvent été prise à la légère et, a posteriori, on s’est gaussé de l’« illusion de la paix » d’alors.

Pourtant, la vague wilsonienne de 1919 est riche d’enseignements. Le premier que l’on peut tirer est qu’il s’inscrit dans un profond processus de réflexion sur les moyens de pacifier les relations internationales. Le président américain est le premier chef d’État d’une grande puissance à embrasser les idées internationalistes et le plus fervent promoteur de la Société des Nations, qui voit le jour en 1919. Wilson et ses émules s’inscrivent en ce sens dans une culture de paix de plus en plus audible, en Europe notamment, depuis le xixe siècle.

Le second enseignement est lié à la guerre elle-même. À l’est, le communisme donne un sens à la guerre – elle est fille du capitalisme et de son corollaire, l’impérialisme. À l’ouest, le wilsonisme donne aussi un sens aux sanglantes années passées. On rétorquera que le messianisme porté par Wilson était fatalement illusoire, mais en 1919 il s’agit du seul horizon offert aux peuples européens qui ne passe pas par la violence révolutionnaire et regarde au-delà de la simple victoire militaire et du prosaïque règlement territorial. Pour les disciples européens de Wilson, il doit naître de cette guerre absurde, destructrice et cruelle un monde renouvelé, différent. Naïveté ? Replaçons-nous en 1919, après plus de dix millions de morts : comment ne pas être happé par cette promesse ? Que reste-t-il si, après tant de souffrance, rien ne change ? Pour tant d’hommes et de femmes à travers l’Europe, c’est bien de là que la désillusion qui caractérise l’après-guerre tire ses origines.

Citer cet article

Carl Bouchard , « Le moment Wilson », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14149

Bibliographie

Ambrosius, Lloyd, Wilsonianism. Woodrow Wilson and His Legacy in American Foreign Relations, New York, Palgrave Macmillan, 2002.

Bouchard, Carl, Cher Monsieur le Président. Quand les Français écrivaient à Woodrow Wilson, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2015.

Manela, Erez, The Wilsonian Moment : Self-Determination and the International Origins of Anticolonial Nationalism, Oxford, Oxford University Press, 2007.

Mulligan, William, The Great War for Peace, New Haven, Yale University Press, 2014.

/sites/default/files/styles/opengraph/public/wilson_0.jpg?itok=MJ3_nnsC