Le Nouveau Testament d’Érasme (1516)

C’est en 1515 qu’Érasme décide de proposer une nouvelle édition du Nouveau Testament à l’Europe chrétienne de son temps. Profondément habité par ce texte et soucieux de permettre la renaissance des temps apostoliques, temps bénis du christianisme, il cherche moins à présenter une nouvelle traduction de l’œuvre qu’à corriger la Vulgate. Désireux d’offrir au peuple chrétien la Parole de Dieu libérée de toutes les scories déposées par le passage des siècles, l’humaniste s’impose alors une triple exigence dans son travail de philologue : fidélité, lucidité et pureté du langage. Pour la première fois dans l’histoire du christianisme, Érasme applique ainsi aux écrits néo-testamentaires des règles qui valent pour l’ensemble des textes littéraires. Mais, ce faisant, il déclenche un séisme dans l’Europe chrétienne d’alors puisque, toucher à la Vulgate, c’est ébranler toute la tradition chrétienne séculaire. Immense succès éditorial, le Nouveau Testament d’Érasme de 1516 assure à son auteur une gloire éternelle, mais déchire pour des siècles le paysage religieux européen.

Quentin Massys, Portrait d'Erasme de Rotterdam, huile sur toile, 1517. Galleria nazionale d'Arte Antica. Source : Wikimedia Commons
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Lorsque, en 1515, sur la demande de l’imprimeur Johann Froben, Érasme accepte de se lancer dans l’édition d’un Nouveau Testament en grec, si le projet est inédit, il n’en est pas pour autant improvisé. Érasme a le Nouveau Testament chevillé au corps et à l’âme et il a bien l’intention, par sa publication, de rappeler à tous les Européens l’importance de la Parole de Dieu. Par son travail sur le Nouveau Testament, Érasme a en effet le projet de permettre la renaissance des temps apostoliques, temps bénis du christianisme, et d’offrir enfin aux chrétiens la possibilité de vivre, concrètement, le message des Évangiles.

Convaincu de la nécessité que les chrétiens puissent avoir accès à la Parole de Dieu, source de toute l’histoire sacrée, Érasme exige que les Écritures soient portées à la connaissance de tous. Certes, dès les premiers siècles du christianisme, la traduction des Écritures s’est imposée comme une nécessité et les tentatives pour rendre la Bible accessible au plus grand nombre sont, au début du xvie siècle, déjà innombrables. Il existe des Bibles glosées, paraphrasées, versifiées, des Histoires saintes en prose, des Bibles moralisées, des Bibles traduites. Mais l’apparition de l’imprimerie et la possibilité d’avoir recours à ces traductions, désormais offerte à un nombre plus important de fidèles, rendent, au temps d’Érasme, le débat passionné. Or contrairement à certains qui réservent la lecture de la Bible aux seuls spécialistes, l’humaniste aimerait que chacun, du plus savant au plus humble, puisse y avoir accès. Toutefois, c’est une édition du texte grec du Nouveau Testament ainsi qu’une traduction latine nouvelle, améliorant et clarifiant le texte de la Vulgate, qu’Érasme offre en 1516 à l’Europe chrétienne. Il y ajoute ses Annotationes et ses Paraphrases en latin, mais jamais il ne traduit en langue vernaculaire le Nouveau Testament ! Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est bien le latin, langue sacrée et langue de savoir, qui apparaît alors, aux yeux d’Érasme, comme l’instrument idéal de vulgarisation des Écritures.

En cinq ou six mois, l’édition princeps du Nouveau Testament grec assorti de nombreux commentaires et d’une traduction latine nouvelle différente de la Vulgate est préparée, composée, imprimée. Le précieux volume, un petit in-folio, est assez maniable et comporte deux colonnes : d’un côté, une édition du texte grec du Nouveau Testament, de l’autre une traduction latine nouvelle de la Vulgate accompagnée par des Annotationes qui l’éclairent et la justifient. L’humaniste fait alors figure de pionnier dans le domaine de l’édition des textes bibliques, puisque la publication d’une version grecque du Nouveau Testament est, en 1516, une démarche extraordinaire et presque provocatrice. C’est même un « manifeste », selon le mot de Lucien Febvre, qui fait l’effet d’une bombe dans une Europe chrétienne profondément attachée au latin et à la Vulgate. Mais, uniquement préoccupé par son travail de philologue, Érasme ne prête pas attention aux critiques qui lui sont adressées et il n’est nullement inquiet de la réception de sa publication dans l’Europe de son temps. S’il demeure insensible aux réactions contrariées de ses contemporains, c’est parce que seule la Vulgate est au cœur de sa réflexion. L’édition du texte grec du Nouveau Testament n’est en effet pas la priorité de l’humaniste qui privilégie la traduction latine de l’œuvre de saint Jérôme.

Grâce à son travail de philologue, l’humaniste se croit en mesure de faire renaître le texte de la Vulgate tel que saint Jérôme l’avait établi. Il s’attache ainsi à une entreprise des plus ardues qui consiste à éliminer soigneusement toutes les scories qui se sont déposées en couches successives pendant la période médiévale. Il s’impose une triple exigence : fidélité, lucidité et pureté du langage. Il souhaite avant tout clarifier le texte, le restituer dans un latin parfait, si bien qu’il n’hésite pas à restructurer certaines phrases voire à en développer d’autres. Pour la première fois dans l’histoire du christianisme, Érasme applique ainsi aux écrits néo-testamentaires des règles qui valent pour l’ensemble des textes littéraires. Néanmoins, ce travail de philologue ne doit naturellement pas éclipser la dimension purement théologique du texte dont Érasme entreprend le toilettage. Il est bien déterminé à demeurer fidèle au contenu dogmatique de la Vulgate et ce souci guide aussi naturellement son travail. Mais sa volonté de ne surtout pas trahir le message biblique ne l’empêche pas de courir des risques. Les manœuvres philologiques auxquelles il se livre le conduisent inévitablement à altérer le sens de certains passages. Ces inflexions lui vaudront plus tard les foudres de l’institution ecclésiale. Car si le fait de traduire des écrits bibliques n’est en rien une innovation pour les contemporains d’Érasme, plus problématiques sont, en revanche, les réponses aux questions posées par l’usage de ces traductions d’une part, l’attribution à Jérôme de tout ou partie de la version dont on use dans la liturgie d’autre part, ou, enfin, le statut accordé à ces traductions, selon qu’on les considère comme « inspirées » ou le fruit d’un travail philologique. En produisant un texte qu’il juge fidèle à l’esprit du travail de Jérôme, mais qui ne correspond plus totalement à la Vulgate telle que l’Église la reconnaît officiellement depuis des siècles comme le seul vecteur de la Parole de Dieu, Érasme veut apprendre à ses lecteurs qu’un texte qui n’est plus identifiable à un texte latin, stable, légitimé par la tradition et l’usage liturgique peut néanmoins être reconnu comme une source du christianisme. De la même manière, dans ses Annotationes, Érasme ne se contente pas de clarifier uniquement le texte du Nouveau Testament, mais il s’attaque aussi à ceux qui ont commenté les Écritures. Il se plaît à relever les commentaires absurdes, erronés ou inadaptés auxquels se sont livrés, par ignorance ou insuffisante connaissance du grec, non seulement des théologiens médiévaux mais aussi des Pères de l’Église. Il se donne la liberté de les critiquer, non pour amoindrir leur autorité, mais par amour du langage et par souci de restitutio des textes patristiques.

À la fois séisme et succès éditorial, le Nouveau Testament d’Érasme suscite des réactions de vive hostilité comme de fort engouement selon les lectorats et les horizons géographiques culturels et religieux européens. Scandalisés par le fait qu’Érasme ait osé toucher à la Vulgate, nombreux sont les docteurs de la Faculté théologique de Paris, mais aussi de Louvain, qui s’acharnent sur l’humaniste. La situation devient périlleuse pour ce dernier au cours des années 1521-1524 car les catholiques zélés font d’Érasme un hérétique, l’inspirateur de Luther. Ils espèrent ainsi le faire sortir de ses gonds et provoquer son engagement à leurs côtés. Mais l’humaniste ne veut rien entendre et il répond aux polémiques ou les méprise. Elles ne cherchent, selon lui, qu’à discréditer sa philosophie du Christ. Pour nombre de luthériens en revanche, il apparaît comme le véritable guide, celui qui leur a permis de comprendre le message de Luther, et il doit donc tout naturellement se rallier à la cause réformée. Mais Érasme ne veut rien savoir et se plaît à n’entendre que les messages de louanges des théologiens de Varsovie ou d’Oxford qui lui promettent, grâce à l’édition de son Nouveau Testament, un succès éditorial majeur dans toute l’Europe et une réputation qui traversera les siècles. Désormais, plus rien ne résiste à sa plume comme le comprend bien John Colet qui prononce alors, en 1516, cette célèbre prédiction : « Le nom d’Érasme ne périra jamais ».

Citer cet article

Marie Barral-baron , « Le Nouveau Testament d’Érasme (1516) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 24/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12412

Bibliographie

Barral-Baron, Marie, L’enfer d’Érasme. L’humaniste chrétien face à l’histoire, Genève, Droz, 2014.

Chomarat, Jacques, Grammaire et rhétorique chez Érasme, Paris, Les Belles Lettres, 1981.

Halkin, Léon E., Érasme, Paris, Fayard, 1987.

Margolin, Jean-Claude, Érasme par lui-même, Paris, Seuil, 1975.

Basel 1516 : Erasmus’ edition of the New Testament, éd. par Martin Wallraff, Silvana Seidel Menchi et Kaspar von Greyerz, Mohr Siebeck, Tubingen, 2016.