Merveilleux et surnaturel sur les scènes théâtrales (xve-xvie siècles)

Comment révéler le divin, faire voir le malin, manifester l’invisible, faire croire au surnaturel, représenter le merveilleux ? Avec quelles machines, quels effets spéciaux et secrets techniques ? À l’époque où l’on exposait les histoires saintes et les mystères chrétiens comme les mythes antiques et les légendes elfiques sur la scène dramatique, Léonard de Vinci n’est pas le seul inventeur d’un arsenal technique au service d’un théâtre du merveilleux. Sur les scènes européennes des xve et xvie siècles, toutes les ressources de la magie, de l’alchimie, de la technique, de l’ingénierie et de la pyrotechnie, se déploient afin que anges italiens, dragons et diables français, sinnekens néerlandais, elfes, fées et lutins, magiciens et sorcières, apparitions et spectres élisabéthains, peuplent les plateaux de théâtre.

Sandro Botticelli, Nativité mystique (1500-1501), National Gallery, Londres. Source : Wikimedia Commons
Sommaire

 

Les astres d’or et la nuit sombre
Se font des questions dans l’ombre
Sur ces splendides histrions.

Victor Hugo, Les Contemplations, « Les Mages », v. 329-331.

La Nativité mystique que peint Sandro Botticelli (1445-1510) vers 1500 montre, dans sa partie haute, une ronde d’anges, tournant dans le ciel paradisiaque au-dessus des trois archanges qui bénissent la Vierge et l’Enfant. Botticelli a pu s’inspirer des engins scéniques utilisés lors des fêtes de l’Annonciation de 1471 en l’église San Felice in Piazza, machines dues à l’ingéniosité de Filippo Brunelleschi (1377-1446), l’architecte du Duomo florentin. Le manège de chérubins accrochés à un cercle métallique est en effet un classique des machineries théâtrales italiennes renaissantes. Léonard de Vinci (1452-1519) a lui aussi été initié très tôt à ces spectacles à machines lors de sa formation florentine dans l’atelier de Verrochio et il dessinera nombre de dispositifs scéniques, comme Francesco d’Angelo (1446-1488), dit le Cecca, qui inventait lui aussi des angelots automates sortant de nuages artificiels pour adorer l’image du Christ, selon Vasari. Le spectacle de la Danaé, organisé par Léonard en 1496 et donné à Milan chez le comte de Caiazzo, frère de Galeazzo Sanseverino, regorge d’apparitions : celles-ci sont accomplies, si l’on en croit les dessins du Codex Atlanticus, un de ses carnets de croquis, à l’aide d’amandes flamboyantes et illuminées, descendant du plafond grâce à un système de contrepoids et d’engrenages. Mercure descend de l’Olympe, suspendu dans les airs et transmet à Danaé le message amoureux de Jupiter. Une pluie d’or est alors déversée sur Danaé qui devient elle-même une étoile et monte au ciel, accompagnée de sons divins.

Comment révéler le divin, manifester l’invisible, faire croire au surnaturel, représenter le merveilleux ? Avec quelles machines, quels effets spéciaux, quels secrets techniques ? Telles ont sans doute aussi été les questions des ordonnateurs de spectacles en France, à l’époque où l’on exposait les histoires saintes et les mystères chrétiens sur la scène théâtrale. Dans les sources des xve et xvie siècles, les décors des mystères comme les machineries sont d’une manière générale appelés feintes. Il s’agit de tout l’arsenal scénique qui permet à la fois de rendre visibles les mystères de la foi et de montrer la passion du Christ et des saints : trappes permettant les apparitions et disparitions, machines, voleries, masques, feux et eaux, les différents animaux naturels et surnaturels, animés sur la scène, les idoles (mannequins qui remplaçaient les corps des acteurs pour les martyres et les décapitations), les effets de lumière (clarté du Paradis), les effets de son (tonnerres de l’Enfer) et même les parfums et effets olfactifs. Un manuscrit berruyer à l’usage du peintre décorateur du Mystère des Actes des apôtres, commandé par le roi René d’Anjou à Simon Gréban dans les années 1470 et joué par la suite aux arènes de Bourges en 1536 et à l’hôtel de Flandres à Paris en 1541, offre la liste de toutes les feintes et secrets qui devaient être fabriqués pour la scène et nous enchante d’angélique, de diabolique, de divin incarné, de fantômes, de monstres, d’apparitions fantastiques et d’animaux merveilleux :

– Faut que Zazoès et Arphasac, enchanteurs, aillent chercher deux dragons merveilleux crachant du feu par les yeux, le nez, la gueule et les oreilles, et saint Mathieu doit aller vers eux jusqu’à une place sur une trappe, et les dragons doivent aller à ses pieds.
– Faut que de cette trappe sorte un autre dragon, le plus horrible possible, qui se couchera aussi aux pieds de saint Mathieu dès qu’il aura parlé.
– Faut une vache de myrrhe et d’aloès pour présenter un cadeau aux dieux par le deuxième chevalier du duc.
– Saint Paul sera décapité, et sa tête fera trois sauts, et de chaque saut sortira une fontaine dont sortiront lait, sang et eau.
– Jésus doit descendre du Paradis en grande clarté.
– Doivent venir sept diables de sous la terre, en forme de chiens, et ils doivent venir de sept lieux différents.

Les acteurs à qui l’on confiait les personnages de diables, rôles prisés pour la démonstration de virtuosité gestuelle qu’ils demandaient et le sulfureux charme de leurs scènes, avaient bien conscience du caractère dangereux de leur jeu de rôle. Ainsi cet acteur d’un Mystère de sainte Barbe joué à Avignon en 1470 fait-il authentifier par notaire qu’il joue le rôle du Lucifer de bouche et non de cœur, et que le diable ne pourra prétendre à son âme à l’issue du spectacle. Risque pour son âme, son rôle diabolique ne le mettait pas moins en danger physiquement, quand nombre d’accidents dus à des effets spéciaux ratés sont relatés dans les chroniques et les comptes rendus de représentations. Le recours à un maître des secrets, dépositaire des meilleures connaissances et recettes d’alchimie et d’ingénierie de l’époque, était nécessaire lors des plus grandioses spectacles. On peut lire dans un fragment de manuscrit rouergat de la fin du xve siècle, sans doute un carnet technique d’un de ces maîtres des secrets, à la rubrique « Feinte pour faire un diable couvert de feu », qu’il faut utiliser de l’essence de térébenthine pour en enduire totalement le corps du diable. On ajoute du coton imbibé d’eau ardente sur la térébenthine pour l’enflammer, et on ajuste les doses de poudre à ses pieds et mains. Une cavité dans le masque qui couvrait le visage de l’acteur devait être gardée humide, et permettait d’y insérer des morceaux de charbon sans le brûler. Il ne restait plus qu’à un autre acteur le soin de mettre le feu à son partenaire de jeu avec système de plume d’oie contenant un mélange de liquide inflammable et de souffre, et l’enfer personnifié dansait devant les yeux ébahis des spectateurs. Si les diables, dansant, vociférant et crachant du feu emplissent les échafauds des mystères français, les sinnekens, sorte de petits personnages allégories des vices, peuplent les moralités néerlandaises, comme dans le théâtre du rederijker Jan Smeeken, dramaturge d’une chambre de rhétorique bruxelloise et poète de la ville vers 1485.

Anges italiens, dragons et diables français, sinnekens néerlandais, mais aussi elfes, fées et lutins, magiciens et sorcières, apparitions et spectres élisabéthains. Toute l’œuvre de Shakespeare (1564-1616) est elle aussi nimbée de mystère, de surnaturel et de merveilleux, pour lesquels on avait également recours à des techniciens chevronnés. Sur les plateaux londoniens de la fin du xvie siècle, le roi des elfes Obéron et son petit lutin Puck, jolies créatures extraordinaires du Songe d’une nuit d’été, y côtoient les figures spectrales d’Hamlet. Les ombres et les fantômes envahissent tout le théâtre renaissant, à l’instar des scènes antiques, comme l’ombre de Tantale dans le prologue de Thyeste de Sénèque ou l’ombre de Thyeste dans l’Agamemnon. Les tragédiens français et italiens s’en inspirent directement, comme dans l’Orbecche de Giraldi Cinzio, représentée en 1541, l’Hippolyte de Garnier (1573), la Tragedia de Baroncini (1547), la Fedra de Bozza (1577), ou la Thesida de Trapolini (1576).

On assiste ainsi au déploiement, sur toutes les scènes européennes des xve et xvie siècles, de toutes les ressources de la magie, de l’alchimie, de la technique, de l’ingénierie et de la pyrotechnie, au service d’un théâtre du merveilleux.

Citer cet article

Marie Bouhaïk-girones , « Merveilleux et surnaturel sur les scènes théâtrales (xve-xvie siècles) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12394

Bibliographie

Bouhaïk-Gironès, Marie, Spina, Olivier, Traversier, Mélanie (dir.), « Mécanique de la représentation. Machines et effets spéciaux sur les scènes européennes (xve-xviiie s.) », dossier de la Revue d’histoire du théâtre, avril/juin 2018-2, no 278.

Garai, Luca, La Festa del Paradiso di Leonardo da Vinci, Milan, La Vita Felice Editore, 2014.

Hummelen, Willem M.H., De sinnekens in het Rederijkersdrama, Groningue, 1958.

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