Le luthéranisme est une des confessions chrétiennes issue de la contestation de l’Église romaine par Luther au début du xvie siècle. Si son nom se réfère au célèbre réformateur, la mise en place d’une doctrine et d’Églises structurées n’est pourtant pas de son seul fait et ne se stabilise que vers le dernier quart du siècle. Reste que l’identité du luthéranisme demeure fortement marquée par la figure du réformateur dont les principales réflexions théologiques et pastorales sont finalement retenues : le salut par la foi en un Dieu miséricordieux, l’autorité de l’Écriture seule, la croyance en la consubstantiation, la prédication en langue commune et l’importance du chant dans son expression, la scission avec Rome et l’autorité déléguée au pouvoir politique pour organiser les Églises territoriales.

Lucas Cranach le Jeune, Jean Frédéric de Saxe et les réformateurs, 1543, Toledo Museum of Art, Ohio.
Sommaire

En 1517, Martin Luther (1483-1546) est moine au couvent des augustins de Wittenberg (Saxe). Comme bien des Européens de son temps, il est angoissé par le salut de son âme. Il doute des moyens offerts par l’Église pour gagner le paradis, en particulier du système des Indulgences. Elles proposent d’alléger la pénitence encourue par les pécheurs, en échange de bonnes actions ou, surtout, d’argent. Aussi diffuse-t-il 95 thèses contre cette pratique. Rapidement, le débat doctrinal devient public. Laïcs et religieux s’en emparent, jusqu’à en faire une affaire d’État. Excommunié, Luther est auditionné par les plus hautes autorités de l’Empire à Worms en 1521 et banni par l’empereur Charles Quint. Protégé par le duc de Saxe et les princes allemands, il va néanmoins pouvoir continuer son œuvre.

En allemand, le terme Luthertum apparaît dès 1520 pour désigner le mouvement qui se réclame de Luther. Il est aussi utilisé par ses opposants pour désigner un large spectre de dissidences – parfois sans rapport avec l’augustin de Wittenberg. Dès la seconde moitié du xvie siècle, le mot renvoie plus spécifiquement à la famille religieuse issue de la réforme du moine saxon, pour la distinguer des autres courants, comme les calvinistes ou les anglicans. D’emblée, c’est la personne de Luther qui apparaît comme le dénominateur commun de cette voie particulière de la Réforme. Au début, celui-ci ne désire pourtant pas construire un mouvement autonome mais réformer l’Église universelle. Peu intéressé par l’ecclésiologie et mort sans donner d’instructions à ses successeurs, il laisse à d’autres le soin d’organiser la nouvelle Église.

Les princes à la tête des Églises

En 1520, Luther proclame que chacun peut accéder librement à Dieu ; il nie l’existence d’une hiérarchie dans l’Église et la validité de ses lois. Ses idées sont récupérées et transposées dans le champ social et politique par les chevaliers de Rhénanie et les paysans, révoltés contre leurs princes. Effrayé par cette dérive, le réformateur doit préciser sa pensée.

Il restreint la liberté du chrétien à la sphère religieuse. Reprenant saint Paul, pour lequel tout pouvoir vient de Dieu, il érige le respect et l’obéissance envers les autorités civiles en devoir absolu. Pour permettre aux pasteurs de se concentrer sur la prédication de l’évangile, Luther confie aux autorités politiques – princes et municipalités des villes libres d’Empire – l’organisation pratique des Églises et du culte. La conversion des rois scandinaves et des princes baltes (1525-1536), la reconnaissance officielle du luthéranisme dans l’Empire et l’octroi aux princes du droit de choisir la confession de leur territoire (paix d’Augsbourg, 1555), consacrent la mainmise de ces « évêques de secours » sur les Églises luthériennes.

Les autorités politiques et religieuses sont chargées de faire respecter la discipline – principalement les Dix Commandements – afin que la communauté montre au quotidien en quel honneur elle tient Dieu. Le contrôle moral des fidèles apparaît comme un enjeu essentiel ; il justifie la reconstruction rapide d’un clergé digne et respecté. Même si ce dernier ne bénéficie plus d’exemptions fiscales et judiciaires, même si les pasteurs peuvent se marier, ils restent une catégorie particulière de la société, qui doit montrer l’exemple. Au sein des Églises territoriales, ils deviennent des agents de l’État, qui voit souvent en eux des outils pour mieux contrôler ses fidèles.

À la diète d’Augsbourg (1530), Philippe Melanchthon – un des plus proches collaborateurs de Luther et le rédacteur de nombreux textes normatifs luthériens – avait présenté le luthéranisme comme la « véritable » Église, revenue à sa constitution primitive. À la fin du xvie siècle, les communautés luthériennes, organisées en Églises territoriales, sont bien loin de la liberté qu’avaient celles des origines du christianisme.

La doctrine : entre Luther, ses ennemis et ses disciples

La distinction entre le luthéranisme et les autres mouvements réformés n’est pas immédiate. Au fil des traités, Luther emploie son verbe acéré à tracer une frontière ferme entre lui, Rome, les humanistes et les réformateurs radicaux. Deux points polarisent l’opposition : les sources de la Révélation et l’eucharistie. Luther fait de la Bible l’autorité centrale la Révélation. Il s’oppose à Rome, qui défend la tradition admise par les conciles, mais aussi aux Schwärmer (exaltés) de son ancien disciple Karlstadt ainsi qu’au Suisse Zwingli, qui mettent en avant l’inspiration du fidèle par l’Esprit saint. Sur l’eucharistie, il a une position originale – la consubstantiation, ou « coexistence des substances » dans le pain et le vin – qui le distingue aussi de Rome et des radicaux. En 1525, il rompt enfin avec la branche évangélique et humaniste de l’Église catholique, représentée par Érasme, en niant le rôle du libre-arbitre dans le salut.

Entre ces repoussoirs, le champ du luthéranisme reste large. La mort du réformateur et la tentative de compromis religieux imposée par l’empereur lors de l’Intérim d’Augsbourg (1548) favorisent les divisions qui étaient déjà en germe. Deux camps se disputent l’héritage de Luther. À Wittenberg et Leipzig, Melanchthon et ses partisans (les philippistes) veulent aller vers une conception plus symbolique de l’eucharistie et un retour partiel à l’idée de libre-arbitre et au salut par les œuvres. À Iéna et Tübingen, ceux qui se disent vrais (gnesio) luthériens veulent au contraire rester dans les pas du fondateur de la Réforme.

Finalement, la Formule de concorde (1577) donne une base commune au luthéranisme en tranchant en faveur de la consubstantiation eucharistique et du salut par la seule foi – les bonnes actions suivant la conversion intérieure mais ne conditionnant pas le salut. Enfin, en 1580, le Livre de concorde fixe le canon luthérien. Il rassemble les trois Credo œcuméniques, les deux catéchismes de Luther (1529), la Confession d’Augsbourg et son apologie (1530), les Articles de Smalkalde (1531), le traité de Melanchthon Sur le pouvoir et la primauté du pape (1537) et la Formule de concorde (1577). Les Églises territoriales gardent néanmoins une certaine liberté d’interprétation.

Luther : une figure identitaire ?

Le luthéranisme s’est construit et diffusé de manière relativement souple et autonome. Les autorités civiles ont pu organiser leurs Églises à leur guise et procéder à des adaptations liturgiques et doctrinales. En Scandinavie, par exemple, l’organisation épiscopale de l’Église est conservée ; en Finlande, la croyance au purgatoire n’est pas répudiée. C’est la figure de Luther qui réunit ces communautés, plus qu’aucun principe théologique. La verve du réformateur, diffusée par l’imprimerie dans toute l’Europe, a rallié les foules. Puis la diffusion de gravures représentant le « gros docteur » a fait de Luther une icône. Grossière pour ses détracteurs, elle inspire la confiance et la solidité aux luthériens – comme la colonne vertébrale des Églises luthériennes face à Rome.

Pourtant la référence au « pape de Wittenberg » ne va pas toujours sans difficultés. Au xixe siècle, sa transformation en héros national germanique met les catholiques d’Allemagne dans une position délicate. Sa violence verbale, la grossièreté de certaines de ses expressions, mais aussi ses traités antisémites, sont par ailleurs aujourd’hui désavoués ou mis dans l’ombre par les luthériens eux-mêmes.

Cette place centrale du personnage de Luther participe à faire du luthéranisme un phénomène essentiellement germanique. Le réformateur parle et écrit en allemand, ses traductions de la Bible et ses choix liturgiques sont destinés à rendre l’Écriture sainte accessible aux Allemands. Dès 1555 le mouvement gagne les deux tiers de l’Allemagne et s’étend aux autres pays du monde germanique élargi, au nord (Suède, Danemark, Norvège, Frise, Finlande) et à l’est (Prusse, Livonie, Bohême, Hongrie, Transylvanie, etc.). D’autres communautés s’implantent ensuite hors d’Europe, en Amérique ou en Afrique à la faveur de l’élan missionnaire, mais les proportions restent sans comparaison avec le luthéranisme germanique et scandinave.

Citer cet article

Tiphaine Guillabert-madinier , « De Luther au luthéranisme », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 29/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12248

Bibliographie

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Delumeau, Jean, Wanegffelen, Thierry, Cottret, Bernard, Naissance et affirmation de la Réforme, Paris, PUF, 2012 (1re éd. 1973).

Febvre, Lucien, Un destin : Martin Luther, Paris, Rieder, 1928.

Roper, Lyndal, « Martin Luther’s Body : The “Stout Doctor” and His Biographers », American Historical Review, no 115, 2010, p. 351-384.

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