Le japonisme architectural en Europe (1860-1910)

Le japonisme est l’ensemble de la production artistique occidentale – française d’abord, puis européenne et américaine – qui s’est inspirée de la culture et de l’art japonais. Suivant de près la réouverture progressive de l’archipel nippon, ce courant artistique est apparu timidement à partir de 1854, date de la reprise forcée du dialogue entre le shogunat et le gouvernement des États-Unis, pour se révéler pleinement au cours des trois décennies suivant la réouverture officielle du pays, en 1868. L’architecture européenne n’a pas échappé à cette mode japonaise, dont nous présentons ici la genèse.

Vue perspective de la façade nord de la salle de fêtes, lavis publié dans L’architecture aux salons. Salon de 1897, Armand Guérinet, éditeur des Musées nationaux, Paris, 1897, pl. 175-176. © Bibliothèque Forney.
Sommaire

La redécouverte du Japon

La chute du gouvernement Tokugawa et la reprise du pouvoir par l’empereur Meiji en 1868 marquent la réouverture du Japon après deux siècles de fermeture. Ce bouleversement politique guide l’Europe dans la redécouverte de l’archipel. Celle-ci s’amorce dès les années 1850 par le biais d’articles de presse, mais très vite les expositions universelles et industrielles, auxquelles l’empire du Soleil levant participe systématiquement, prennent le relais. Ainsi l’engouement européen pour le Japon artistique débute-t-il dans les années 1860-1870 avec le succès des « choses japonaises » aux expositions universelles de 1862 à Londres, de 1867 à Paris, de 1873 à Vienne et de 1878, de nouveau à Paris.

Les objets présentés lors de l’exposition internationale de Londres en 1862 suscitent l’intérêt de nombreux architectes et designers britanniques. Ainsi William Burges (1827-1881), qui collectionne les objets japonais depuis les années 1860, recommande-t-il à ses élèves architectes de visiter la section japonaise pour profiter d’une leçon d’esthétique. Cette même exposition est aussi pour Edward William Godwin (1833-1886) l’occasion de découvrir l’art japonais, qui va marquer une partie de son œuvre architecturale. Comme Burges, Godwin vante le Japon comme une source de renouveau. Dès 1864, avec William Morris, il convainc le marchand Arthur Lasenby Liberty (1843-1917) de produire des tissus japonisants. Ces premiers exemples reflètent la manière dont s’est propagé le goût pour le Japon. Celui-ci n’aboutit toutefois dans les années 1860-1870 qu’à des réalisations limitées, les œuvres japonisantes n’ayant alors fait que ponctuer les intérieurs.

Décors japonisants

L’apparition de décors exclusivement japonisants est postérieure aux expositions de Paris en 1867 et de Vienne en 1873. La première permet en effet au public européen d’expérimenter pour la première fois d’authentiques pavillons japonais : de fragiles constructions, faites de bois, dans lesquelles on s’assied à même le sol, sur des nattes de paille de riz, et dont les portes sont faites de papier… Ces décors d’exposition vont être une révélation, un choc culturel, et marquent le début d’une rencontre architecturale entre l’Europe et le Japon. Celle-ci va s’élaborer dans des aller-retour incessants qui se manifesteront par deux types de production architecturale : d’abord des édifices réalisés spécifiquement pour les expositions universelles, puis très vite l’élaboration de décors japonisants et l’importation de petits édifices japonais par de riches particuliers.

Dans ce second groupe, la première œuvre du genre est un décor de salon réalisé à Londres en 1876, The Peacock Room. Inspiré d’une esthétique et de sujets picturaux japonais, il est l’œuvre du peintre américain James Abbott McNeill Whistler (1834-1903) et des architectes Richard Norman Shaw (1831-1912) et Thomas Jeckyll (1827-1881). Il fut si apprécié que les expériences londoniennes similaires purent ensuite passer pour du plagiat. Quoi qu’il en soit, l’influence du Japon était telle que les architectes et designers du Aesthetic Movement, comme ceux de l’école de Glasgow, firent continuellement référence à l’esthétique nipponne.

Hugues Krafft, qui visite le Japon en 1882-1883, est le premier voyageur à se faire aménager une maison et un jardin japonais dans l’une de ses propriétés. Midori no sato devient, à partir de 1886, un lieu de réunion privilégié pour les japonisants. Louis Gonze (1846-1921), Siegfried Bing (1838-1905), Félix Régamey (1844-1907), Hayashi Tadamasa (1853-1906), Robert de Montesquiou (1855-1921), Raymond Koechlin (1860-1931) et même Marcel Proust (1871-1922) s’y rendent tour à tour pour partager des après-midi japonais. Cette initiative fera de nombreux émules, parmi lesquels la duchesse de Persigny (1832-1890), le baron Edmond de Rothschild (1854-1934), ainsi que le banquier philanthrope Albert Kahn (1860-1940), dont le jardin japonais – réalisé en 1897 – a conservé jusqu’à aujourd’hui ses pavillons.

À la même époque, en 1896, François-Émile Morin (1838-1914) et sa jeune épouse, Amélie Suzanne Kelsen (1853-1917), font bâtir une salle des fêtes japonisante rue de Babylone, édifice connu aujourd’hui comme le cinéma La Pagode. Sa conception est le fait d’un jeune architecte, Alexandre Marcel (1860-1928), aujourd’hui reconnu comme l’un des grands architectes orientalistes du xxe siècle et l’un des précurseurs du style Art nouveau. Ses plus célèbres réalisations japonisantes sont l’attraction « Le tour du monde » pour l’exposition universelle de 1900 à Paris, le pavillon chinois et la tour japonaise de Laeken bâtis pour le roi des Belges Léopold II.

Toutes ces œuvres témoignent que, de la fin du xixe siècle jusqu’en 1910, le japonisme architectural institutionnel, celui des expositions, est complété par un japonisme architectural en marge de celles-ci, le plus souvent lié à une expérience nipponne ou à une passion pour les arts ou les traditions du Japon. Paradoxalement, et récemment encore, plusieurs historiens ont considéré que le japonisme architectural se divise en deux courants : l’un pastiche, où l’architecture relèverait d’un décor, voire d’une réinvention par des architectes occidentaux ; l’autre, plus authentique, où l’édification se serait appuyée sur l’importation de matériaux et la venue d’artisans japonais. Cette division dissimule une réalité plus complexe car, dans tous les cas, il y a importation et réinvention. Les pavillons d’Albert Kahn ont ainsi été réalisés par des charpentiers japonais, mais ces fabriques de jardins ne sont pas pour autant de véritables maisons japonaises. Le cinéma La Pagode est quant à lui un édifice on ne peut plus éloigné de l’architecture japonaise, mais certains de ses bois sculptés ont été importés d’Extrême-Asie pour mieux exprimer le pittoresque. Si ce goût s’est développé dans des lieux très variés et a touché toutes les classes sociales, tout édifice japonisant n’est ainsi qu’un décor, c’est-à-dire une production spécifique adaptée aux goûts de l’Occident.

Citer cet article

Jean-Sébastien Cluzel , « Le japonisme architectural en Europe (1860-1910) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 28/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12376

Bibliographie

Cluzel, Jean-Sébastien (dir.), Le japonisme architectural en France, 1550-1930, Dijon, Éditions Faton, 2018.

Kozyreff, Chantal, Songes d’Extrême-Asie, Bruxelles, Fonds Mercator, 2001.

Lancaster, Clay, The Japanese Influence in America, New York, Walton H. Rawls, 1963.

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