Apparu récemment (autour de 1900), le jazz relève à l’origine d’un territoire (celui des États-Unis) et d’une communauté (les Afro-Américains). Il s’est néanmoins très rapidement diffusé dans le monde, au cours de migrations culturelles qui doivent être examinées, pour déterminer notamment si l’Europe a été une véritable terre d’accueil pour le jazz, s’il y a été adopté sans changement, s’il y a pris naissance de façon plus ou moins autonome, ou s’il s’est adapté aux conditions locales et peut-être même à cette occasion transformé.

L’orchestre militaire de James Reese Europe jouant pour les blessés soignés dans l’hôpital auxiliaire provisoire sis au 9 rue des Batignolles dans le 17e arrondissement, 1918. @ Bibliothèque du Congrès.
Sommaire

Le jazz est le produit d’une situation historique particulière, celle de l’esclavage africain en Amérique du Nord, qui a confronté des esclaves venus de toutes les régions de l’Afrique (et non seulement de l’Afrique de l’Ouest comme on le dit souvent) et de populations originellement constituées de colons (majoritairement d’origine européenne). Si cette « institution particulière » qu’est l’esclavage fournit le socle culturel et, pour une part, musical de ce qui deviendra le jazz, c’est son abolition le 18 décembre 1865 qui met en place les conditions pour la naissance de cette musique nouvelle. Au cours de la période qui suit, dite de Reconstruction, un grand nombre de musiques (noires et blanches, religieuses et profanes, utilitaires et de loisirs, d’origines africaine, européenne et américaine) vont s’agréger pour produire un précipité original qu’on appellera d’abord rag-time ou musique syncopée, puis jazz (terme qui apparaît dans sa forme écrite en 1913). Le jazz connaît alors, entre environ 1895 et 1917, une période « grise » durant laquelle il commence à se répandre mais n’est pas documenté par des captations sonores. Le premier enregistrement établissant son existence comme une musique à part entière, distincte de toutes celles qui ont concouru à sa naissance, est réalisé en 1917 à New York.

Dès cette époque, les musiciens étatsuniens, noirs et blancs, voyagent énormément et sont signalés dans de nombreuses parties du monde – Europe occidentale, Russie, Australie, Chine, Japon (mais paradoxalement très peu en Afrique). Avec l’entrée en guerre des États-Unis en 1917, de nombreux orchestres militaires afro-américains vont alors jouer, sur le territoire français, une musique que l’on classe aujourd’hui dans le ragtime, mais qui constitue incontestablement une nouveauté pour le public européen, d’autant plus qu’elle est jouée par des gens « de couleur », suivant l’expression alors utilisée.

Si l’odyssée de l’orchestre militaire de James Reese Europe (les Harlem Hellfighters) est indiscutablement un jalon important dans l’introduction du jazz en France, il faut souligner qu’il avait été précédé de nombreuses manifestations musicales, notamment dans la sphère du music-hall, qui avaient préparé l’adoption de cette nouvelle musique. Le même phénomène s’observe, de façon encore plus nette, au Royaume-Uni qui, par sa position géographique et la communauté de langues, entretient des liens culturels plus étroits avec les États-Unis. Dans ces pays, mais aussi en Allemagne et ailleurs, s’établissent rapidement des communautés de musiciens afro-américains qui font vivre cette musique et la partagent avec des Européens (on parle ainsi en France d’un « Black Montmartre »).

Les publics européens

De 1918 à la fin des années 1920, le « jazz », terme alors flou qui désigne nombre de musiques très diverses, suscite un véritable phénomène de mode dans la plupart des pays d’Europe occidentale. L’un des aspects les plus importants de cette vogue est qu’elle touche également des musiciens de la sphère savante qui, comme en France Igor Stravinsky, Darius Milhaud, Maurice Ravel ou Georges Auric, y voient une source de renouvellement de leur pratique. Le compositeur autrichien Ernst Křenek compose ainsi en 1927 un « opéra-jazz », Jonny spielt auf.

C’est à Francfort, au conservatoire Hoch, qu’est créée à l’initiative du compositeur Mátyás Seiber la première classe de jazz. On considère également – ce qu’il faut toutefois considérablement tempérer – que le commentaire sur cette musique est né en Europe, notamment avec des ouvrages tels que Das Jazz-Buch de Alfred Baresel (Leipzig, 1925), Le Jazz d’André Schaeffner et André Cœuroy (Paris, 1926), The Appeal of Jazz de Robert Mendl (Londres, 1927), Jazz d’Emil Frantisek Burian (Prague, 1928), la série d’articles d’Alfredo Casella sur la musique américaine parue tout au long de l’année 1929 dans la revue italienne L’Italia letteraria, et plus tard Le Jazz Hot d’Hughes Panassié, paru en 1934 et publié aux États-Unis dès 1936. Mais, dès la fin des années 1920, la mode s’essouffle pour laisser place à de véritables « mondes du jazz » : en France toujours, se créent en 1932 le réseau des hot-clubs, en 1935 une des toutes premières revues spécialisées dans le jazz, Jazz Hot, et en 1936 le premier label au monde entièrement dédié à cette musique, Swing. Des mouvements comparables s’observent dans la plupart des pays d’Europe, où ils font entrer un jazz désormais bien identifié dans le paysage culturel.

Durant la Seconde Guerre mondiale, le jazz est interdit dans les pays sous domination de l’Allemagne nazie, mais il est dans les faits souvent toléré au prix de quelques menus aménagements, comme par exemple le changement des titres des morceaux joués. Les Alliés s’en servent pour leur part comme arme de guerre, par exemple avec les V-discs enregistrés spécialement pour soutenir le moral des GI’s engagés sur le front. La situation change radicalement à la sortie du conflit : si le jazz n’est pas formellement interdit au sein du bloc soviétique, sa pratique est sévèrement contrôlée. Il servira de repère culturel pour toute une jeunesse en révolte contre les régimes de l’Est : sur la radio de propagande américaine The Voice of America, l’émission de Willis Connover Voice of America Hour, créée en 1955, rassemblera ainsi jusqu’à 30 millions d’auditeurs dans toute la sphère soviétique.

Un jazz européen ?

En Europe occidentale, à partir des années 1950, les musiciens européens ne veulent plus se considérer comme des acteurs de second plan par rapport à leurs collègues étatsuniens et commencent à revendiquer une influence sur la scène mondiale. Le premier d’entre eux est sans doute le guitariste Django Reinhardt. D’autres suivent comme, en France, son ami Stéphane Grappelli, le pianiste Martial Solal, le compositeur André Hodeir, en Espagne le pianiste Tete Montoliu, en Belgique le guitariste René Thomas et le saxophoniste Bobby Jaspar, en Suède le violoniste Sven Asmussen, ou encore en Hongrie les guitaristes Gábor Szabó et Elek Bacsik. Des labels d’importance se montent, tels que Vogue, Mercury, BYG Actuel, Futura, Marge et Label Bleu en France, MPS, FMP, ECM, Enja, Winter & Winter en Allemagne, SteepleChase au Danemark, Fresh Sound en Espagne, BVHaast aux Pays-Bas, Hat Hut en Suisse, et Ogun au Royaume-Uni. Dans la foulée du free jazz né au début des années 1960, certains musiciens commencent à appeler à une émancipation vis-à-vis du jazz. Ce qu’on a pu appeler dans les années 1970 les Nouvelles musiques improvisées, ou les Musiques improvisées européennes, constitue ainsi un courant issu dans la majeure partie des cas du jazz, mais qui affirme une direction nouvelle, voire une spécificité européenne. Parmi les représentants les plus notables, on trouve les Britanniques Derek Bailey et Evan Parker, les Allemands Peter Brötzmann et Albert Mangelsdorff, les Néerlandais Han Bennink et Misha Mengelberg, les Italiens Mario Schiano et Gian-Luigi Trovesi, les Français Michel Portal, Louis Sclavis et Marc Ducret, et le Polonais Tomasz Stanko. D’autres, qui pratiquent des formes plus spécifiquement jazz, connaîtront une notoriété mondiale en s’implantant aux États-Unis comme les Britanniques John McLaughlin et Dave Holland, l’Autrichien Jozef Zawinul, le Tchèque Miroslav Vitous, ou les Français Jean-Luc Ponty et Michel Petrucciani.

Quant à la discussion sur la possibilité d’un jazz européen, elle est toujours vive en dépit du fait incontestable que le jazz, à l’instar de nombre de pratiques culturelles, s’est globalisé. En 2005, l’auteur étatsunien Stuart Nicholson pouvait ainsi écrire un livre intitulé Is Jazz Dead ? Or Has It Moved to a New Address, dans lequel était explicitement posée la question d’un déplacement du centre du jazz en dehors des États-Unis, notamment vers l’Europe. Le label ECM, fondé à Munich en 1969 par le producteur Manfred Eicher, documente depuis cinquante ans une production essentiellement européenne en laquelle beaucoup voient une illustration de la réalité d’un jazz européen incarné, par exemple, par les Scandinaves Jan Garbarek (Norvège), Bob Stenson (Suède) ou Jon Christensen (Danemark). En tout état de cause, l’Europe reste une région privilégiée pour la pratique et la réception du jazz. Nombre de musiciens étatsuniens tirent une partie significative de leurs revenus du continent européen, par les concerts et les ventes de disques. L’Europe est ainsi aujourd’hui avec le Japon, et peut-être avant les États-Unis, l’une des régions du monde où le jazz est le plus enseigné, pratiqué et écouté.

Citer cet article

Laurent Cugny , « Le jazz en Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 23/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12367

Bibliographie

Wynn, Neil A. (dir.), Cross the Water Blues : African American Music in Europe, Jackson, University Press of Mississippi, 2007.

Cerchiari, Luca, Cugny, Laurent, Kerschbaumer, Franz (dir.), Eurojazzland : Jazz and European Sources, Dynamics, and Contexts, Boston, Northeastern University Press, 2012.

Martinelli, Francesco (dir.), The History of European Jazz : The Music, Musicians and Audience in Context, Bristol, CT ; Sheffield, UK: Equinox Publishing Ltd, 2017.

/sites/default/files/styles/opengraph/public/image-opengraph/jazz.jpg?itok=wh9jqHMY