Saigon, une ville européenne ?

xixe-xxe siècles

Saigon se voulait une Singapour française, selon la comparaison employée par les premiers administrateurs de la colonie. Elle n’est ni le port ni le carrefour anglais tant jalousé, même si son site la place à la confluence des rachs du delta et lui offre tout un arrière-pays, 300 000 km2 au moins. Saigon est aussi l’expression d’un triomphe colonial. L’Européen n’y est pas dépaysé, il s’y reconnaît dans les avenues et les architectures des quartiers qui lui sont réservés. Par les récits des voyageurs, Saigon acquiert rapidement l’image d’une ville lascive, d’atmosphère joyeuse, toute empreinte de légèreté et de charme. Capitale économique de l’Indochine française, c’est aussi une ville de fractures : le centre urbain est européen et ses périphéries sont indigènes. Produit de l’histoire coloniale, la ville est faite par ses colons, même si de premières intrigues révolutionnaires s’y trament dès les années 1920-1930. Cette société européenne n’est toutefois pas complètement imperméable et homogène.

Prise de la citadelle de Saïgon par l'expédition franco-espagnole, sous le commandement de l'amiral Rigault de Genouilly, le 17 février 1859. Dessin issu du journal L'Illustration, dans l'édition du 23 avril 1859. Source : Wikimedia Commons
Sommaire

Sociologie coloniale

La population européenne est, à l’instar de toute la colonie, une population minoritaire : pour les trois communes mixtes (Saigon, Cholon et Cap-Saint-Jacques) on compte en 1940 un peu moins de 12 000 Européens dans un ensemble urbain de plus de 440 000 habitants (soit 2,6 %, contre 0,34 % à l’échelle de la colonie de Cochinchine, et 0,14 % à l’échelle de toute l’Indochine française). C’est donc peu dire que la ville concentre les Européens. Une population en augmentation sensible, les Européens étaient 4 000 au début du siècle. La ville a aussi été faite par les Européens : la population totale ne dépassait pas 6 000 personnes au moment de l’installation des Français, en 1860. Cette évolution démographique a plusieurs conséquences. D’abord, la population européenne a le sentiment d’une minorité en position de supériorité, parce qu’elle occupe le haut de la pyramide sociale. Ensuite, comme elle s’accroît au cours du temps (et accueille notamment davantage de femmes, de cadres et de professions commerciales), elle n’est plus uniquement liée à l’aventure de la conquête mais à l’exploitation de la colonie, ce qui se traduit parfois par des tensions au sein de ce groupe social.

D’où viennent ces Européens ? Souvent de régions françaises en crise, et on trouve à Saigon une importante communauté corse : l’amicale des Corses est d’ailleurs une association parmi les plus actives, connue pour être très solidaire. Mais les Corses qui viennent à Saigon sont largement des Corses pauvres. On compte aussi des Bretons ou des Auvergnats.

La ville coloniale est un lieu d’expression symbolique de la hiérarchie coloniale : les Européens vivent dans des quartiers séparés, généralement ceux de villas, lorsque les Asiatiques vivaient dans les quartiers périphériques. Entre les deux, la cité Heyraud (lieu d’un massacre de Français en septembre 1945) est l’exemple néanmoins d’un quartier mixte, qui assure la transition entre les deux espaces. Y vivent des Européens modestes, des métis, et des Indochinois, intermédiaires de la société coloniale. Cette société européenne est donc hétérogène, notamment en termes de catégories socioprofessionnelles.

Les sociabilités européennes (ou à l’européenne)

Pierre Loti éprouve, en 1883, un sentiment de familiarité à propos de Saigon, qui lui rappelle Rochefort. Il décrit « une sensation inattendue, celle d’une arrivée au logis […] ». Saigon est le lieu d’une sociabilité à l’européenne : opéra, hippodrome, stade pour les matchs de football ou de rugby, et surtout le cercle sportif saïgonnais contribuent à fournir aux Européens les divertissements nécessaires à leur séjour colonial. Ce dernier est très sélectif dans le recrutement social de ses membres, et on y pratique des activités propres à la bourgeoisie, le bridge, la piscine, le tennis, l’escrime. À « La boule gauloise », en revanche, les activités attirent davantage des cadres subalternes, où l’on joue à la pétanque et à la belote. Enfin, il faut compter le Foyer du soldat et du marin, pour les matelots et hommes de troupes – les officiers se rendant au cercle. On  y pratique donc largement l’entre-soi : la société des administrateurs côtoie la société des planteurs, et celle des officiers de l’armée et de la Marine, ce qui peut se retrouver dans certaines stratégies matrimoniales. Toutes ces activités et ces lieux, sans rien dire de la toponymie des rues, quartiers, établissements scolaires, contribuent à planter le décor d’une ville mentalement européenne. On y est là-bas comme en Europe, ces représentations jouant leur rôle comme argument parfois inconscient, mais substantiel, au moment des décolonisations.

D’autres formes de sociabilités plus marginales n’en demeurent pas moins assidûment pratiquées par les Européens, et contribuent à faire de Saigon une ville à l’exotisme extrême-oriental fantasmé. L’opium y est vendu librement par la régie des douanes. Les relations amoureuses, qu’on ne peut limiter à la prostitution, trouvent chez les « congaïs » des petites amies ou fiancées vietnamiennes, manière à satisfaire un plaisir de plus ou moins long terme des Européens (qui n’est pas uniquement hétérosexuel ou masculin). Marguerite Duras raconte ces aventures métisses dans le célèbre L’Amant. Derrière cette évocation d’une Saigon voluptueuse, ces relations profitent au colon qui peut ainsi « posséder » une jeune fille, sans réelle instruction ou fortune, souvent isolée. De ces unions naissent de nombreux métis, dont l’ancrage dans la société indigène ou européenne est partout problématique. La féminisation de la colonie durant l’entre-deux-guerres modifie et renvoie au passé cette image un peu mythique de Saigon, la « Perle d’Extrême-Orient », les fonctionnaires arrivant désormais accompagnés de leurs épouses.

Enfin, et comme une invitation à réfléchir à son terme, la communauté européenne de Saigon connaît aussi une sociabilité politique : francs-maçons, libéraux, et même socialistes s’y côtoient. Paul Monin est à ce titre un exemple intéressant, d’un homme politique ami d’André Malraux, passé de la droite nationaliste en ses jeunes années d’avocat à un défenseur des droits démocratiques des Vietnamiens, notamment dans son journal L’Indochine, qu’il publie à Saigon. Il se rend en Chine en 1926 et 1927 où il rencontre Hô Chi Minh. Les Européens ont une vie politique, parfois en déconnexion de la métropole. Après le moment Vichy, vécu justement de loin, puis l’occupation japonaise, le temps de la domination coloniale est révolu : Saigon connaît des affrontements extrêmement violents lors des mois révolutionnaires de septembre et octobre 1945, préfigurant la guerre.

Une grande partie des Européens quitte le vaisseau Indochine et donc sa tête de pont saïgonnaise dès 1954 et les accords de Genève. L’imagerie de la ville ne correspond plus, déjà, à son passé, et la ville change encore lorsque les Américains la découvrent dix ans plus tard. Naturellement, des Européens, affairistes ou journalistes, demeurent sur place durant toute la période et au-delà, mais dans des proportions moindres et avec une influence beaucoup plus limitée autant sur son espace urbain que sur son urbanité.

Citer cet article

Thibault Leroy , « Saigon, une ville européenne ? », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12477

Bibliographie

Franchini, Philippe (dir.), Saigon 1925-1945. De la « Belle Colonie » à l’éclosion révolutionnaire ou la fin des dieux blancs, Paris, Autrement, 1992.

Georg, Odile, Huetz de Lemps, Xavier, Histoire de l’Europe urbaine, t. 5, La ville coloniale xve-xxe siècle, Paris, Seuil, 2012 (nouvelle éd.).

Brocheux, Pierre, Hemery, Daniel, Indochine : la colonisation ambiguë, 1858-1954, Paris, La Découverte, 1995.

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