Le négociant européen

Naissance et affirmation d’une figure de l'économie-monde (xvie-xixe siècles)

La figure du négociant s’impose progressivement au XVIIIe siècle sur les grandes places commerciales européennes. La distinction entre négociant et marchand a longtemps été malaisée. Les négociants forment une élite socioprofessionnelle que caractérisent à des degrés différents plusieurs critères : la polyvalence des activités (spéculation sur les marchandises, commerce en gros, commission, armement maritime, assurance, banque), l’étendue des horizons économiques, les longues distances sur lesquelles se déploient leurs réseaux, les compétences qui résultent d’un apprentissage complexe et la recherche d’honorabilité.

Au XIXe siècle, les conditions des échanges à distance en Europe et dans le monde se transforment en profondeur. La polyvalence du travail tend à devenir un archaïsme mais la rupture n’est ni totale, ni brutale. Le terme de négociant devient l’indicateur d’un travail défini. Les négociants cèdent progressivement la place à des hommes d’affaires spécialisés, ce qui était relativement rare jusqu’au XVIIIe siècle se généralise au XXe siècle.

Le Parfait Négociant, ou Instruction générale pour ce qui regarde le commerce de toute sorte de marchandises, tant de France que des pays estrangers... par le sieur Jacques Savary. Source : Gallica.
Sommaire

Dans la diversité du monde du commerce européen les négociants, dont la figure s’esquisse au xvie siècle, se précise au xviie siècle et s’impose au xviiie siècle, dominent les activités économiques et s’identifient, au moins jusqu’au xixe siècle, au capitalisme commercial. L’affirmation de ce groupe socioprofessionnel procède d’un cheminement complexe qui relève à la fois de la psychologie sociale et de différenciations de fonctions au sein de la société marchande. Au-delà d’une diversité de comportements et de formation, voire de culture, les négociants, très actifs dans les grandes places maritimes européennes, apparaissent à plus d’un titre comme les principaux agents du développement économique européen, comme les acteurs essentiels de la construction des « économies-monde ». Les transformations en profondeur que connaissent l’Europe et le monde au xixe siècle modifient les conditions des échanges à distance. La figure du négociant s’en trouve alors profondément affectée et les critères qui permettaient jusque-là d’en proposer une définition ne sont plus opératoires pour qualifier le nouvel entrepreneur.

Le mot

Le terme de négociant ne s’est pas imposé au même moment dans tous les États européens et ses frontières sémantiques sont longtemps restées floues. En Europe du Nord-Ouest – Angleterre, Pays-Bas, Allemagne – même lorsqu’il était de très haut niveau, le marchand continuait au début du xviiie siècle d’être appelé merchant, koopman ou kaufmann. Les choses changent progressivement et, dans le Bristol de 1775, on distingue l’élite des merchants de la foule des tradesmen tandis qu’à Hambourg le terme de négociant ou kaufmann est employé, dans le langage officiel, en opposition à krämer, le détaillant.

En revanche, en Italie, la distance est grande, dès le xve siècle, entre le negoziante et le mercante a taglio, ce que l’on observe en Espagne au xviie siècle entre les grands marchands (hombres de negocios) et les autres acteurs de l’échange ou mercaderes. Dans le royaume de France, même si le mot n’était pas inconnu, il restait d’un usage peu courant jusqu’à ce qu’il soit popularisé par Le Parfait Négociant de Jacques Savary (1675) plus que par le Negociante du Génois Giovanni Domenico Peri, publié pourtant une trentaine d’années plus tôt. Le Parfait Négociant se démarque des ouvrages antérieurs destinés aux marchands dans la mesure où il insiste davantage sur les conditions d’exercice du métier que sur l’acquisition des savoirs techniques. Et, lorsqu’il recommande d’instruire l’apprenti, Savary insiste, comme le feront d’autres après lui, sur le caractère généraliste du métier. Par ailleurs, le terme ne s’est fixé que lentement et les chevauchements avec la terminologie ancienne restent longtemps la règle. Si l’emploi est attesté vers 1700 pour les « Messieurs de Saint-Malo » (A. Lespagnol), à Marseille la confusion ne se dissipe que dans les années 1720, après une vingtaine d’années d’emploi indifférencié des termes de marchand ou de négociant ; à La Rochelle, comme à Nantes, le mot apparaît autour de l’année 1730, alors qu’à Rouen si les hommes d’affaires locaux l’utilisent couramment pour désigner leurs partenaires étrangers le terme n’entre, dans les désignations locales, qu’au début du xviiie siècle.

L’usage du mot négociant s’est diffusé plus vite dans les places maritimes que dans celles de l’intérieur, Paris excepté, mais il est généralisé au milieu du xviiie siècle. La charge symbolique de l’appellation conduit toutefois de modestes marchands de places secondaires à se l’approprier, ce qui n’est pas sans poser des difficultés pour les identifier y compris pour leurs contemporains. En 1785 encore, dans l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke, un inspecteur général des manufactures de Picardie se plaint de cette situation : « Partout et toujours on confond le négociant et le marchand, il n’est pas jusqu’au porte-balle qui ne prenne le premier de ces titres, et à qui même on le donne au marchand en boutique qui lui vend des assortiments. » Au xviiie siècle, tel commerçant qui est dit négociant à Lorient ou à Saint-Tropez n’est qu’un simple marchand à Saint-Malo, Gênes, Anvers ou Marseille.

La chose

Ce constat invite à s’interroger sur les caractères qui identifient cette catégorie du monde de la marchandise, dont l’existence est dans les faits antérieure à la fin du xvie siècle, et à décrypter pour cela leurs pratiques. Si « le négociant peut se définir comme un marchand en gros par opposition au détaillant, par l’étendue et les longues distances sur lesquelles jouent ses relations, ou encore comme brasseur d’affaires de toute sorte » (P. Jeannin), ces critères méritent d’être nuancés, à tout le moins précisés.

L’étendue spatiale des activités est un marqueur en apparence indiscutable, mais il se révèle insuffisant car être établi dans un port conduit souvent un marchand à internationaliser ses affaires sans pour autant le hisser au rang de négociant. Il est donc indispensable de prendre en compte un ensemble plus fourni de critères. Ainsi en est-il de la structure de l’entreprise avec la présence au comptoir et autour de son chef d’un petit groupe de collaborateurs, plus ou moins qualifiés, en relation avec l’ampleur des activités, et qui garantit la continuité de l’entreprise en cas d’absence ou de disparition du chef. À cette étendue, il faut ajouter la diversité et la complexité des échanges, ainsi que la densité des liens tissés avec l’espace intérieur car l’étroitesse du rayon d’action n’est pas le signe d’activités étriquées.

La caractéristique du négociant est une permanente tension vers toute affaire qui pourrait être porteuse de profit. Répondant à l’appel des marchés, « le négociant fait tout, simultanément ou successivement, suivant les temps et les occasions. Avec des nuances évidemment : dans la part des diverses activités, la proportion varie comme varient les orientations géographiques » (C. Carrière). Les textes anciens se rejoignent pour souligner la polyvalence des activités négociantes, par opposition au champ d’action plus étroit de la majorité des marchands qualifiés par leur spécialisation. Ainsi, de très grands marchands italiens installés au xvie siècle sur les places françaises ont mêlé les petites affaires commerciales aux grandes opérations internationales et à la banque. Deux siècles plus tard, à La Rochelle, outre ses activités sucrières avec Saint-Domingue et ses armements négriers, Nicolas Suidre trafique des agrumes avec des négociants de Lisbonne, participe au recrutement d’engagés pour la Guadeloupe et pratique l’assurance. « S’attachant tout à la fois à la spéculation sur les marchandises, à la commission, à l’armement, à l’assurance ou à la banque, le négociant fait figure d’un véritable touche-à-tout dont le champ géographique d’action relève du terrestre, du maritime, du colonial, de l’international » (B. Martinetti). Aussi, il est parfois difficile de distinguer et de répartir les diverses opérations, de procéder à une ventilation des profits entre marchandise et armement. Il n’est d’ailleurs guère possible de dissocier les armateurs des négociants car « l’armateur qui ne ferait qu’armer des navires n’existe pas. On est négociant en gros, pratiquant la commission, la participation, le change, quelque peu la banque, l’entrepôt et la redistribution des marchandises… et le commerce maritime. […] On fait partie des ‟Messieurs du commerceˮ et le mot armateur est d’utilisation restreinte » (J. Meyer). Quelques négociants ont donné des impulsions à certaines productions comme des Hollandais l’ont fait au xviie siècle pour la grande métallurgie du fer en Suède puis en Russie, ou des Anglais et Allemands pour d’autres secteurs (textile, mines) mais force est de reconnaître que les puissantes maisons de négoce portées à se doter d’une branche manufacturière (mercerie, savonnerie) demeurent minoritaires.

L’observation des activités auxquelles se livrent ces hommes, et quelques femmes, veuves le plus souvent, demande toutefois de nuancer cette polyvalence. « Tous les négociants ne font pas de tout partout » (P. Jeannin). D’aucuns dépendent des objets dominants des affaires de la place, comme les vins et denrées coloniales à Bordeaux au xviiie siècle et la répartition des tâches singularisent alors les puissantes maisons. L’existence d’une certaine dose de spécialisation est aussi perceptible chez d’importants négociants dans le domaine de la banque, bien que les termes de négociant et de banquier soient souvent confondus. Car comme le constatent les dictionnaires du xviiie siècle « le banquier est celui qui fait commerce d’argent, de la même manière que le négoce n’est qu’un commerce ou trafic de marchandises ou d’argent ». Par ailleurs, il est des secteurs, comme celui des produits métallurgiques, qui exigent une compétence et des réseaux de correspondants n’appartenant qu’à une minorité spécialisée.

Finalement, quand on cherche à distinguer le négociant du marchand ordinaire, c’est la compétence qui est le maître mot, car mener d’amples et complexes affaires impliquait un savoir-faire qui n’était pas celui du marchand plus modeste. Ainsi en est-il de la connaissance nécessaire pour mener des opérations de change international ou envisager des arbitrages. Les acteurs italiens et espagnols excellaient en cela au milieu du xvie siècle, mais il serait imprudent de refuser cette capacité à d’autres. La pratique comptable, accompagnée d’une bonne maîtrise de l’art de la lettre de change et de l’écriture en partie double, est un critère qui distingue le parfait négociant du marchand ordinaire. Au xviiie siècle, cette « science des comptes» était acquise chez les négociants des principales places européennes, sans que l’on puisse dire jusqu’à quel niveau s’est diffusée cette culture technico-commerciale. Ces compétences résultent en partie d’un apprentissage complexe qui associe le passage par une institution scolaire ou l’éducation par un précepteur au savoir livresque, à l’exercice pratique sur le tas – au comptoir –, souvent complété par un temps passé sur une place étrangère, dans une Échelle du Levant pour les futurs négociants marseillais au xviiie siècle. Les conditions de réalisation d’un tel programme variaient d’un individu et d’une famille à l’autre, au sein d’une même ville ou selon des places différentes. Au milieu du xviie siècle, à Rouen, l’élite commerciale donne aux apprentis la double formation des humanités et de la connaissance pratique des places européennes, mais les Malouins, préfigurant les propositions de Savary, restent fidèles au modèle pragmatique de la formation sur le tas, dans le port breton et à Cadix. Ces différences entre les places majeures du négoce, qui sont souvent places portuaires, s’estompent au xviiie siècle. Une plus grande diffusion de manuels pratiques imprimés à l’usage des négociants et une élévation du niveau des connaissances dans les domaines techniques concourent à l’amélioration des capacités des acteurs.

Observable très tôt sur les plus grandes métropoles européennes, le cosmopolitisme constitue également un des traits marquants de la sociologie négociante, mêlant intégration et repli communautaire. Dès le xve siècle, des colonies espagnole et portugaise sont établies à Rouen et à La Rochelle ; des Hollandais, Suisses et Irlandais s’y installent ensuite, comme les Van Hoogwerff, les Weis et les Butler à La Rochelle au xviiie siècle. Il en est de même à Londres, à Gênes, à Bordeaux, avec de grandes maisons d’origine néerlandaise, puis portugaise et allemande, ainsi qu’à Marseille, où Néerlandais, Anglais et Suisses ont, depuis le xviie siècle, succédé aux Italiens. La dynamique de l’ouverture aux opérateurs venus de l’étranger ou d’autres régions répond et contribue à la fois à la croissance commerciale. « Le passage définitif au négoce suppose un réel changement de surface et d’horizons commerciaux, des relations suivies avec des clients ou des fournisseurs lointains. C’est cette ouverture sur le monde qui fait le négociant » (P. Gardey).

Un état

Les pratiques, les compétences et le niveau des affaires permettent aux négociants de se démarquer et de former une véritable élite économique. Mais ces éléments ne suffisent pas à définir l’état de négociant, « le plus grand et le plus noble de tous ceux qui ont le commerce pour objet » (Samuel Ricard, Traité général du commerce, 1781). Les critères techniques et les « capacités » qui leur sont attribuées ne recouvrent pas uniquement l’idée de la puissance commerciale. Ils sous-entendent, de manière plus globale, le niveau de fortune et de considération dont jouissent ces personnes. Le commerce en gros étant, selon Jacques Savary, « le plus honorable », les négociants ne cessent de chercher et de démontrer l’honorabilité qui les différencie des autres agents du commerce. Par le style de vie et la culture, qui ne les assimilent pas totalement à l’aristocratie, ils n’en forment pas moins l’aristocratie du commerce. En Europe, les élites négociantes se distinguent autant, et peut-être plus, par l’appartenance sociale que par des critères fonctionnels. Ce point est important pour comprendre la formation du groupe, qu’il s’agisse d’ascension séculaire avec création de véritables dynasties (les Barings de Londres, les Hope d’Amsterdam, les Legendre ou les Le Couteulx de Rouen, les Magon et Lefer de Saint-Malo, les Roux de Marseille, les Rasteau de La Rochelle) ou de trajectoires météoriques à l’instar de celles tracées par François Bonnafé à Bordeaux ou Noël Danycan de l’Épine à Saint-Malo. La compétence, un jugement sûr mais aussi l’audace et la chance expliquent ces succès atypiques. Ouvert aux candidats issus de multiples horizons, le milieu négociant se reproduit avant tout de l’intérieur par promotion interne au sein de la famille, de père en fils de préférence, et se déploie dans des sociétés de commerce familiales adaptées à la transmission des savoir-faire et des capitaux. Les épouses et des veuves constituent des maillons forts de la pérennité des lignages. Le groupe n’en restait pas pour autant figé : faillites, apports étrangers, abandon des activités commerciales et départ pour l’étranger contribuent à un renouvellement des effectifs.

Les négociants témoignent d’une belle capacité à jouer de toutes les opportunités pour affirmer et consolider leur honorabilité. Alors qu’à Rouen et à Bordeaux se manifestent tôt les alliances et la perméabilité avec le milieu parlementaire et l’aristocratie terrienne, et que les juifs portugais du port de la Gironde privilégient le renforcement des liens matrimoniaux au sein d’une vaste diaspora européenne, partout s’impose la pratique de l’intermariage (plus des deux tiers des cas à Marseille au xviiie siècle).

Si des groupes réformés ou juifs paraissent dominer cette élite marchande, les historiens et sociologues de l’économie et de la culture ont invité à introduire des nuances au rôle de ces options religieuses dans le monde du négoce en rappelant qu’elles n’interviennent jamais seules mais composent avec d’autres facteurs comme l’intervention des États, le poids de l’appareil administratif, l’importance du fait urbain ou l’environnement juridique. Et au-delà de la diversité des confessions, des origines géographiques, des orientations des affaires, des cultures, des niveaux d’intégration, c’est le poids des fortunes (mobilier, argenterie, numéraire, marchandises, navires, hôtel particulier, bien-fonds, créances) qui introduit la véritable ligne de partage au sein de ce groupe hétérogène. Néanmoins, malgré ce caractère composite et les clivages qui en résultent, les négociants sont conscients de la place qu’ils occupent dans la cité. Cette conscience de groupe est souvent un élément déterminant et à y regarder de plus près « ce qui unit est plus fort que ce qui sépare » (C. Carrière).

L’exercice du métier

Le négoce est un puissant moteur de l’économie d’Ancien Régime mais son poids est plus difficile à évaluer que la fortune des acteurs ou celle de sociétés désignées par le nom d’un négociant ou celui du négociant principal suivi de ceux des associés ou commanditaires. Les effectifs des entreprises sont un moyen, certes imparfait, pour apprécier les évolutions de longue durée des maisons de négoce. Quelques données chiffrées fournissent une idée approximative d’une conjoncture qu’il serait imprudent d’étendre à l’ensemble européen. À Marseille, avec beaucoup de prudence, on observe une croissance régulière des effectifs négociants entre 1710 (un peu moins de 300) et la Révolution (près de 750) ; cette croissance est parallèle à celle des trafics mais avec toutefois, comme à Bordeaux, d’importants écarts sociaux et une progression des plus grosses fortunes.

Le négociant sédentaire et le patron itinérant coexistent parallèlement ou alternativement, mais les manières d’opérer tendent à s’uniformiser. L’installation de commandites dans de lointains espaces évitent ou réduisent les déplacements de ces acteurs de haut niveau sans les faire disparaître, notamment dans le cadre de la formation des plus jeunes ou de la fréquentation des foires internationales, en Allemagne (Francfort), en Italie (Lucques) et en Europe centrale. Des liens épistolaires entretenus avec des correspondants établis sur les grandes places marchandes, comme Séville, Cadix, Amsterdam, Londres, Paris, Lyon, Milan ou Hambourg, favorisent la circulation de l’information et la réalisation d’opérations. Le négociant travaille surtout à la commission, ce « commerce d’économie » (Montesquieu), mais participe, selon différentes formules (en compte propre, à demi ou à tiers), à des opérations commerciales et spéculations après avoir croisé les informations afin d’écarter ou réduire l’incertitude.

Toutes ces maisons travaillent en réseau en s’appuyant sur une parenté, plus ou moins large, sur des personnes de toute confiance ou multi-recommandées, en sachant, comme le rappelle cette négociante établie à la Martinique au xviiie siècle que « les liaisons du sang et du nom ne sont pas toujours les liaisons d’affaires ». Les réseaux d’échange sont parfois à la dimension de la planète à l’instar de ceux de la société Ergas & Silvera, basée en Toscane qui relient, entre le milieu du xviie siècle et le milieu du siècle suivant, des juifs sépharades de Livourne, des Hindous de Goa et des Italiens catholiques de Lisbonne. Ce négoce – corail contre diamant – animé par la communauté de marchands juifs de Londres, d’Amsterdam et surtout de Livourne repose sur un ensemble de règles et d’accords informels qui assurent une confiance réciproque (F. Trivellato).

L’ascension sociale de ce groupe lui a permis, dans son ensemble, de peser de manière très inégale sur la vie politique des places européennes. Le pouvoir négociant a pu s’exercer dans la cité sans rencontrer d’opposition, ou si peu comme à Marseille, ou au contraire être disputé, comme à Nantes. À travers les fonctions politiques et la possession d’une seigneurie c’est à un surcroît d’honorabilité et à une assimilation à la noblesse que visent les stratégies négociantes. Dans les grandes places marchandes européennes, comme Rouen au xve siècle, Anvers au xvie siècle, Amsterdam et Saint-Malo au xviie siècle, Londres au siècle suivant, il était normal de donner une visibilité sociale à sa réussite commerciale en investissant dans la terre et en adoptant un mode de vie aristocratique (P. Jeannin).

Du négociant à l’homme d’affaires (XIXe-XXe siècle)

Au xixe siècle, les conditions des échanges à distance en Europe et dans le monde se transforment en profondeur. Dominée par des réseaux étroits, fermés et structurés par des liens personnels et identitaires forts, l’organisation du négoce cède peu à peu le pas à un système d’échanges fondé sur les principes d’un marché ouvert et régulé par le droit. De nouveaux instruments juridiques et institutionnels, donnant des assises formelles aux relations de confiance, et l’émergence de nouvelles figures au sein du monde marchand (courtiers, commissionnaires, commis-voyageurs) participent à une révolution silencieuse qui remet en cause la façon de concevoir le négoce (A. Bartolomei).

Des négociants réussissent à maintenir les anciens modes de fonctionnement et continuent à se comporter en « hommes d’affaires éclectiques, ouverts à toutes les perspectives de profit, à tous les marchés » (X. Daumalin). Des dynasties négociantes s’affaiblissent ou disparaissent, d’autres se mettent en place ou s’adaptent aux nouvelles conditions économiques. Du milieu du xviie siècle au milieu du siècle suivant, les Desgrand père & fils illustrent ces stratégies et ces pratiques marchandes entre deux mondes permettant, en deux générations, à des patrons d’Annonay (Ardèche) de passer de la boutique aux comptoirs avec agences commerciales dispersées en Amérique latine, Australie, monde ottoman, Chine et Japon (J.-F. Klein). On retrouve des familles négociantes fidèles au modèle de la polyvalence dans l’armement, l’industrie et, phénomène nouveau, dans les opérations immobilières et d’aménagements urbains (distribution des eaux, éclairage).

Cependant, à y regarder de plus près, même quand le nom se maintient, et c’est souvent le cas au xixe siècle alors que se développent les sociétés anonymes par actions, il ne recouvre plus exactement la même réalité. Le négociant cède la place à des spécialistes. « La polyvalence de son travail tend à devenir un archaïsme » (C. Carrière) même si la rupture n’est ni totale ni brutale, comme le rappellent les liens entretenus, jusqu’à l’aube du xxe siècle, entre l’armement et le négoce. Les nuances de vocabulaire pointent les mutations des structures économiques et le terme de négociant indique un travail défini : « négociant en bois, en blé, … en fourrures… en tissus… ». Cette expression restrictive était rare auparavant et, au milieu du xixe siècle, Littré peut écrire dans son Dictionnaire : « L’usage emploie négociant de préférence à commerçant quand on parle de celui qui exerce un commerce particulier : … un négociant en vin. »

Une page se tourne avec cette évolution sémantique qui révèle les changements économiques en cours. Entre la fin du xixe siècle et le milieu du xxe siècle, les activités se différencient de plus en plus nettement, tout en conservant souvent des points de contact par les canaux financiers. La profession de négociant, emblématique du paysage économique européen entre l’ère des grandes découvertes et le début du xixe siècle, cède le pas à celle de chefs d’entreprises spécialisées ou à d’anonymes sociétés transnationales.

Citer cet article

Gilbert Buti , « Le négociant européen », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12409

Bibliographie

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Gardey, Philippe, Négociants et marchands de Bordeaux. De la guerre d’Amérique à la Restauration (1780-1830), Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2009.

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