Oralité indigène et écriture occidentale

La tension entre oralité et écriture est manifeste dans les récits de l’époque moderne écrits par des missionnaires et des chroniqueurs en contact avec les Indiens d’Amérique à partir du xvie siècle. Fondés sur la primauté de l’écriture et des Écritures, ils représentent l’oralité indigène dans le cadre de la conquête des âmes et des corps des Indiens. Que dit la parole sauvage dans l’écriture ? C’est la question centrale que suggère la lecture des récits du huguenot Jean de Léry (1978) et des capucins Claude d’Abbeville (1614) et Yves d’Evreux (1615) sur les Indiens Tupinamba du Brésil, mettant en évidence les effets multiples de leur « ethno-graphie ».

Frontispice du livre de CLAUDE D’ABBEVILLE, Histoire de la Mission des Peres Capucins en l’Isle de Maragnan et terres circonvoisines ou est traicte des singularitez admirables & des Moeurs merueilleuses des Indiens habitans de ce pais [...] Avec Privilege du Roy A Paris. De l’Imprimerie de François Huby [...] 1614.
Frontispice du livre de CLAUDE D’ABBEVILLE, Histoire de la Mission des Peres Capucins en l’Isle de Maragnan et terres circonvoisines ou est traicte des singularitez admirables & des Moeurs merueilleuses des Indiens habitans de ce pais [...] Avec Privilege du Roy A Paris. De l’Imprimerie de François Huby [...] 1614.
Sommaire

La centralité croissante des pratiques d’écriture à partir du xvie siècle permet de considérer les sociétés d’Ancien Régime comme des « civilisations de l’écrit ». Dans la profusion des récits qui circulent, manuscrits ou imprimés, la « conquête des terres et des gens » s’inscrit dans ce que Michel de Certeau appelle l’« économie scripturaire », lorsque l’écriture devient un nouveau mode de production, de transformation et de stockage de la langue. Cette économie se compose ainsi de différents modes de circulation et d’usage de l’écriture, multipliant son caractère producteur dans des gestes et des actions, fondée sur une exclusion fondatrice de « l’oralité » et la « tradition ». En somme, la disjonction entre oralité et écriture à l’époque moderne définit, par la suite, un monde « moderne », sans voix, dans lequel émergent des sociétés qui produisent des totalités sous forme de texte. La colonisation et la conversion au catholicisme sont quelques-unes des multiples productions visibles de cette économie scripturaire.

L’exclusion conquérante de l’oral que l’on peut en déduire entraîne une conception négative de l’écriture, présente dans une longue tradition occidentale, qui ne ferait que confirmer la nostalgie d’une oralité des origines : de Platon et Plutarque, au travers de Socrate, jusqu’à Rousseau et l’anthropologie structurale qui lui est tributaire, on accorde à l’écriture l’introduction d’une division hiérarchique entre les hommes, entre ceux capables d’écrire et ceux qui en sont incapables. L’oralité a été identifiée ainsi – avec des différences spécifiques dans ce long parcours – à la mémoire vivante, perdue avec la machinerie de l’activité de l’écriture.

Il est difficile, en ce qui concerne les récits de l’époque moderne, fondés généralement sur la primauté de l’écriture et des Écritures, d’échapper à ce logocentrisme ethnocentrique. En ce sens, l’oralité indigène peut être considérée comme le contraire de l’écriture occidentale. Ce point de vue, indéniablement occidental, assure le privilégie de l’analyse des effets, ou plutôt des dispositifs historiquement mobilisés pour réaliser par écrit la perte d’une oralité dont les sons semblaient alors faire écho dans une « coutume sauvage ». C’est ainsi que certaines représentations d’une « oralité indigène » sont données à lire dans une variété de genres textuels produits par des missionnaires et des chroniqueurs, à l’époque moderne, ayant des fonctions et des usages théologico-politiques.

Les relations tendues entre l’oral et l’écrit sont présentes, avec force, à la lecture de l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, de Jean de Léry, éditée pour la première fois en 1578. Une fois de plus, c’est Michel de Certeau qui a souligné les multiples aspects de la présence de l’écriture (et des Écritures) face à l’oralité sauvage chez Jean de Léry. Il a reconnu dans ce récit une véritable « économie traductrice », du tupi au français, qui commanderait l’analyse des êtres vivants. Ainsi, dans Histoire d’un voyage, la représentation de la société tupinamba aurait été construite à travers l’articulation des concepts organisateurs d’un discours de type « ethno-graphique », à partir d’un quadrilatère qui opposerait, d’une part, l’oralité, la spatialité, l’altérité et l’inconscience indigènes ; et d’autre part, l’écriture, la temporalité, l’identité et la conscience occidentales, de l’exégèse catholique à l’historiographie moderne.

Frank Lestringant a aussi observé le privilège absolu de l’écriture chez Jean de Léry, en ce qui concerne la parole de l’Indien, confisquée par le huguenot dans le but de la soumettre et de l’emprisonner dans le livre, ce qui permet la possession éphémère et le deuil irrémédiable d’une parole à jamais perdue. L’observation de cette perte repose notamment sur la constatation de l’attitude tolérante et amicale envers les Indiens imputée à Léry – et par la suite aux capucins, missionnaires dans le nord du Brésil – comme le produit ultérieur de la tentative avortée de colonisation de Rio de Janeiro en 1555 : l’idéalisation du Sauvage serait donc le fruit de la perte et de la distance. 

Si Jean de Léry invente ainsi le Sauvage, sa reprise un demi-siècle plus tard dans les récits des capucins Claude d’Abbeville, Histoire de la Mission des Peres Capucins en l’Isle de Maragnan (1614), et Yves d’Évreux, Suitte de l’histoire des choses plus mémorables advennues en Maragnan (1615), cherche à combler cette perte, d’une certaine manière, par la cause missionnaire, pour le premier, et par la cause coloniale, pour le second. Dans le mouvement inauguré par Léry, les pères Claude et Yves, un demi-siècle plus tard, ont doté l’Indien de parole dans leurs récits, faisant de cette capacité énonciative le pilier du projet de conversion et de francisation des Tupinamba du Brésil. Le tupi, langue générale des Indiens de la côte, apparaît dans ces récits sous la forme de colloques et de harangues, suivis de la traduction en français, en fournissant la figure d’un Tupinamba convertible, puisque doté de parole pour exprimer, dans sa propre langue, son désir de conversion et d’alliance avec les Français.

Si, dans ces récits missionnaires français, la capacité énonciative est le fondement du topos de la convertibilité de l’Indien, dans les écrits des jésuites portugais, le Tupinamba, lui, n’est pas du tout doté de parole. Loin de l’ambiance idéale et idéalisée des rapports amicaux franco-tupis, dans le Dialogue sur la conversion des Gentils du jésuite Manoel da Nóbrega (1517-1570), les missionnaires sont les seuls détenteurs de la parole, parce qu’ils sont, de par leur vertu, les médiateurs par excellence de la Grâce divine à laquelle le supérieur des jésuites finit par livrer le salut des Gentils. De même, dans le théâtre du père José de Anchieta (1534-1597), l’Indien qui parle en tupi n’est pas doté de capacité d’énonciation, étant plutôt l’incarnation du diable ou de ses « serviteurs ».

En tous les cas, les Français, qu’ils soient huguenots, comme Léry, ou catholiques, comme les pères Claude et Yves, avaient d’autres manières de faire et surtout d’autres manières d’écrire. Certes, certains dispositifs narratifs font de l’écriture de ces récits une « ethno-graphie », cependant inséparable, pour les catholiques, d’une théologie salvifique, pour qui la parole tupie est le réceptacle de la conversion et donc le signe de la convertibilité du Sauvage. Le triomphe de cette conquête des âmes et des corps à la française est visible – et lisible – dans cette parole indigène rapportée, transcrite et déchiffrée. Il s’agit de quelques-unes des formes multiples de confrontation entre une écriture conquérante et une oralité perdue, et maintes fois reconquise, qui nous permettent d’interroger aujourd’hui, paradoxalement, les certitudes qui sont les fondements de notre point de vue contemporain.

Citer cet article

Andrea Daher , « Oralité indigène et écriture occidentale », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 24/09/20 , consulté le 19/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21414

Bibliographie

Daher, Andrea, L’oralité perdue. Essais d’histoire des pratiques lettrées (Brésil, xvie-xixe siècle), Paris, Classiques Garnier, 2016.

De Certeau, Michel, « Ethno-graphie. L’oralité ou l’espace de l’autre : Léry », L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.

Lestringant, Frank, Jean de Léry ou l’invention du sauvage. Essai sur l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, Paris, Honoré Champion, 1999.

/sites/default/files/styles/opengraph/public/oralite%20v2.jpg?itok=T02lLovZ