Le livre : Louis Marie Bosredon, un artiste au service de la « démocratie sociale » en 1848
Louis Marie Bosredon (1815-1881) est un personnage atypique et méconnu. Issu d’une famille de menuisiers modestes, apprenti aux Gobelins, il est admis à l’École royale des Beaux-Arts en 1838, grâce à son professeur de dessin, François-Henri Mulard (1769 - 1850), lui-même élève de Jacques-Louis David (1748 - 1825). Sans la fortune et les soutiens qui font alors les carrières académiques, Louis Marie Bosredon se résigne à quitter l’École royale des Beaux-Arts après une seule année de scolarité. Décidé à vivre de ses talents, il rejoint les troupes de la bohême artistique. Peu soucieux de la hiérarchie des arts, tour à tour dessinateur, peintre, graveur, lithographe et pionnier de la photographie (alors appelée calotype, du grec « belle image »), il cherche à mettre son art au service des humbles.
De son parcours, Bosredon tire une forte conscience socialiste et ouvriériste. Au sein de cette mouvance politique, à cette époque divisée en divers courants gravitant autour de théoriciens tels que Saint-Simon (1760 - 1825), Pierre Leroux (1797 - 1871), Etienne Cabet (1788 - 1840), Charles Fourrier (1772 - 1837), Louis-Joseph Proudhon (1809 - 1865) ou Louis Blanc (1811 - 1865), il fait exception par ses origines populaires et par sa fidélité à sa foi catholique et à la figure du « Christ révolutionnaire ». Inspiré par le socialiste chrétien Philippe Buchez (1796 - 1865), il considère en effet que Jésus fut le « premier socialiste » par sa défense des plus faibles et son appel à lutter contre les injustices de ce monde.
Après la révolution de février 1848, Bosredon défend l’idéal d’une République indissociablement démocratique et sociale qui permettrait l’émancipation des classes populaires par la discussion collective, la libre confrontation des idées et la prise en compte de leurs revendications sociales, concernant par exemple le droit au travail et les aides en cas de maladie. Il s’oppose en cela au gouvernement provisoire, majoritairement composé de personnalités politiques comme le ministre des Affaires étrangères Alphonse de Lamartine, qui estiment que l’avènement du suffrage universel masculin, institué par le décret du 5 mars 1848, suffira à l’établissement de la démocratie en France.
Les dessins de Bosredon connaissent une large diffusion au moment même où la caricature politique est en plein essor à la fin de la monarchie de Juillet et sous la Seconde République. En s’attachant à l’itinéraire et aux œuvres de cet artiste méconnu, Olivier Ihl cherche moins à réhabiliter Louis-Marie Boisredon qu’à accéder, à travers lui, aux représentations du suffrage universel en 1848.
Le cours : une autre interprétation de la lithographie, le vote et le fusil (1848)
Dans son histoire de la représentation (Ill.2), Olivier Ihl commente l’œuvre la plus célèbre de Bosredon, l’urne et le fusil (Ill.1), représentant un ouvrier, la blouse grande ouverte, déposant d’une main un bulletin dans une urne sur laquelle est inscrit « suffrage universel », et écartant de l’autre main un fusil appuyé contre un mur.
Le suffrage y est idéalisé par l’urne, qui prend la forme d’un vase de facture antique à pied de lion installé en majesté sur un piédestal. Cette représentation est plus symbolique que réaliste : les urnes utilisées en 1848 étaient des boîtes cubiques en bois percées d’une fente dans leur partie supérieure ; en outre les électeurs ne déposaient pas eux-mêmes leur bulletin dans l’urne mais le donnaient au président du bureau de vote.
Cette lithographie est souvent utilisée pour illustrer la « substitution du Droit à la Force » (Maurice Agulhon) permise par le suffrage universel en 1848 : en intégrant les ouvriers au corps électoral - ce qui n’était pas le cas sous les monarchies censitaires (1815-1848) - le suffrage universel les éloignerait du recours à la prise d’arme pour faire valoir leurs revendications. Une telle interprétation semble d’ailleurs corroborée par la légende (« Ça, c’est pour l’ennemi du dehors ; pour le dedans, voici comme l’on combat loyalement les adversaires… »).
Pour Olivier Ihl, cette interprétation, utilisée dans de nombreux manuels scolaires, ne correspond sans doute pas aux intentions politiques du lithographe. Pour le comprendre, l’historien nous invite à regarder de plus près les affiches électorales placardées à l’arrière-plan. Celles-ci dépeignent en effet les candidats à l’élection sous un jour peu favorable : les monarchistes y sont représentés par la candidature d’un « chevalier de l’éteignoir » (surnom donné aux légitimistes - partisans du retour des Bourbons sur le trône de France - soupçonnés de vouloir éteindre l’esprit des Lumières) ; quant aux dirigeants de la Seconde République, ils sont accusés d’être des opportunistes (« Avis aux caméléons ») et de renier les idéaux de la République sociale, voire de tromper les électeurs (« Aux grand prestidigitateurs », « Gobelet », référence au jeu du bonneteau, consistant à détourner l’attention du joueur pour faire disparaître la bille cachée sous l’un des gobelets). Louis Marie Bosredon est en effet extrêmement critique à l’égard des monarchistes et des républicains modérés comme Lamartine, qui refusaient l’instauration d’une authentique démocratie sociale. Proche des démocrates socialistes (appelés également démoc-soc), Bosredon appartient à un courant républicain soucieux d’étendre les acquis sociaux de la révolution de 1848, à l’image des ateliers nationaux destinés à donner du travail aux chômeurs.
La date d’exécution de la lithographie est également révélatrice des intentions politiques de Bosredon. Reçue au dépôt légal le 12 juin, celle-ci n’a pas été exécutée au moment des premières élections au suffrage universel du 23 avril 1848 – ce qui laisserait entendre que Bosredon célèbre cette participation populaire au suffrage - mais quelques semaines plus tard, au moment des scrutins complémentaires organisés à Paris les 4 et 5 juin. Déçu par la victoire des républicains modérés au scrutin du 23 avril 1848, Bosredon cherchait en réalité à convaincre les électeurs socialistes de se mobiliser lors des scrutins complémentaires.
De même, l’ouvrier n’abandonne pas totalement son fusil, mais le met de côté pour se défendre contre des ennemis qui menaceraient les frontières du pays, comme la Prusse, alors occupée à réprimer l’insurrection nationale des Polonais de Silésie, soutenus par les démocrates-socialistes.
Ainsi, loin d’être une simple exaltation du vote, la lithographie de Bosredon appelle à l’approfondissement social de la démocratie représentative par la participation politique du « peuple » et des classes populaires auxquelles appartient l’ouvrier au premier plan, dont le tablier laisse à penser qu’il s’agit d’un ouvrier lithographe, peut-être l’artiste lui-même, et dont la posture et l’allure soulignent la force et la dignité, conformément aux représentations courantes du « peuple » dans l’imagerie quarante-huitarde, et notamment dans l’œuvre de Bosredon.