Comment Dar es Salaam est-elle devenue le haut lieu de la lutte anticoloniale et du non-alignement en Afrique pendant la guerre froide ? 

À propos de George Roberts, Revolutionary State Making in Dar Es Salaam : African Liberation and The Global War, 1961-1974.

À propos de George Roberts, Revolutionary State Making in Dar Es Salaam : African Liberation and The Global War, 1961-1974, Cambridge, Cambridge University Press, 2021.

Sommaire

Le livre : une histoire connectée d’une capitale africaine, Dar es Salam

Dans cet ouvrage, George Roberts propose une histoire politique et diplomatique de la Tanzanie devenue indépendante en 1961, revenant sur l’adoption progressive d’une ligne politique socialiste, la mise en œuvre d’une diplomatie non-alignée et l’engagement pour la libération des pays d’Afrique portugaise et australe qui sont encore sous occupation coloniale dans les années 1960. 

Quels liens entre les luttes anticoloniales, le socialisme et le non-alignement ? La ville de Dar es Salam, capitale de la Tanzanie, où se rencontrent les grandes figures politiques tanzaniennes, des diplomates du monde entier et les leaders en exil des mouvements de décolonisation. En suivant les interactions de ces acteurs dans la ville, et en retraçant leurs connexions multiples avec le monde, George Roberts propose une histoire connectée de Dar es Salam. C’est aussi une histoire politique extrêmement incarnée car l’ouvrage donne à voir les cafés, bars et ambassades où ces personnes se croisent ou s’espionnent, mais aussi les brochures, pamphlets et titres de presse qui circulent dans la ville. Il s’appuie pour cela sur des archives diplomatiques collectées dans quatorze pays, qu’il croise avec la presse tanzanienne et mondiale.

Ce faisant, l’ouvrage revient sur les grands jalons de l’histoire politique du pays. Le Tanganyika, qui obtient son indépendance, vis-à-vis de la Grande-Bretagne, en 1961, s’unit en 1964 à l’archipel voisin de Zanzibar pour former la République Unie de Tanzanie. George Roberts montre que l’union est motivée par des considérations géopolitiques, en dépit d’un discours officiel qui en fait uniquement un acte panafricain, permettant l’union des peuples du continent. En effet, l’indépendance de Zanzibar en décembre 1963 est suivie dès janvier 1964 d’une révolution qui porte des militants communistes au pouvoir. Les autorités du Tanganyika craignent alors une intervention militaire des puissances occidentales, ce qui déstabiliserait toute la région. L’union avec Zanzibar doit permettre de contrôler ce voisin turbulent et de rassurer les partenaires occidentaux, en intégrant les communistes zanzibarites dans un gouvernement d’union plus modéré.

L’ouvrage revient également sur l’adoption d’une ligne politique socialiste par le régime tanzanien. Dès 1962, le président Julius Nyerere (1922-1999) théorise une approche socialiste désignée comme africaine, sous le nom d’ujamaa (terme construit sur la racine du mot « famille » en swahili). Il la présente comme une troisième voie entre marxisme et capitalisme, qui prendrait ses sources dans l’harmonie de sociétés précoloniales idéalisées et repose, entre autres, sur la nationalisation partielle de l’économie, la création de collectivités agricoles et la généralisation de la scolarisation primaire pour toute la population tanzanienne. George Roberts analyse les débats qui ont présidé à la traduction de ces principes en une doctrine de gouvernement, annoncée par la déclaration d’Arusha en 1967 : il souligne les divisions au sein du parti unique, dont certains membres sont proches du monde soviétique et d’autres plutôt de cercles internationaux et technocratiques de planification économique. Le président Julius Nyerere, lui, donne pour modèles la Chine, le Vietnam, l’Inde et Cuba, soit des puissances du tiers-monde qui maintiennent un agenda politique indépendant de celui des superpuissances. Les politiques adoptées sont donc le fruit de compromis multiples : ainsi, la nationalisation des banques en 1967, souhait des plus radicaux, est suivie d’un remaniement ministériel au profit des modérés.

L’ouvrage montre comment ces politiques répondent à des enjeux d’équilibre politique, mais aussi à la difficulté de maintenir la position de non-alignement adoptée dès l’indépendance. En effet, le président et le corps diplomatique doivent sans cesse venir rassurer leurs partenaires des deux blocs face aux prises de position et actions militantes éclatantes des membres les plus radicaux du parti, mais aussi de la jeunesse étudiante. En 1968, celle-ci manifeste contre l’intervention américaine au Vietnam mais également contre la répression soviétique du printemps de Prague.

Le cours : la Tanzanie, un État africain dans la guerre froide

Cet ouvrage permet d’étudier la Guerre froide depuis un point de vue africain et de montrer ainsi que le conflit, loin de se résumer à une opposition Est/Ouest, a eu de profondes répercussions sur l’ensemble du globe. Alors que l’Afrique dans la Guerre froide est généralement étudiée par l’exemple des interventions militaires étrangères, au Congo ou en Angola par exemple, le cas de la Tanzanie permet d’appréhender la manière dont un État indépendant se positionne lui-même dans le conflit, par ses choix politiques et diplomatiques. Ceux-ci peuvent se résumer en deux points : un socialisme qui s’affirme comme non-marxiste et proprement africain ; le non-alignement comme stratégie de coopération avec les deux blocs. Celui-ci est souvent très difficile à maintenir, et l’exemple des relations de la Tanzanie avec les deux Allemagnes en est la manifestation la plus claire : alors que les communistes de Zanzibar ont d’emblée reconnu la République Démocratique Allemande, le gouvernement de l’union tanzanienne bénéficie de l’aide de la République Fédérale d’Allemagne. Il doit toutefois renoncer à celle-ci en 1965, les autorités ouest-allemandes posant comme condition à leur aide la rupture des liens avec le rival est-allemand. Les deux États allemands continuent toutefois d’avoir une activité diplomatique intense dans le pays, dont ils espèrent influencer les choix de politique interne.

George Roberts montre aussi comment le maintien d’une position de non-alignement est rendue compliquée par l’intrication des politiques de la Guerre froide avec des enjeux de décolonisation. Ainsi, la complaisance de la Grande-Bretagne envers les régimes ségrégationnistes dans les pays d’Afrique australe (Afrique du Sud mais aussi Rhodésie du Sud), est la cause de tensions nombreuses entre la Tanzanie et son ancienne puissance coloniale, en dépit des liens de coopération noués à l’indépendance. Si les liens ne sont jamais totalement rompus, ce profond désaccord est une des raisons qui poussent les autorités tanzaniennes à développer des coopérations avec des puissances communistes, qui partagent leur engagement anticolonial. Ainsi, l’ouvrage permet également de montrer que l’histoire de la Guerre froide s’imbrique avec l’histoire des décolonisations, et que celles-ci ne se réduisent pas à des face à face entre chaque colonie et sa métropole. L’ouvrage montre aussi qu’au-delà de ses déclarations de soutien à la lutte indépendantiste des pays africains colonisés, la Tanzanie aide matériellement leurs mouvements de libération. C’est le cas notamment du Front de Libération du Mozambique (FRELIMO), qui établit des camps d’entraînement de sa guérilla sur le sol tanzanien, et dont beaucoup de leaders sont réfugiés à Dar es Salam.

Enfin, ce livre révèle également l’enjeu majeur, durant toute la Guerre froide, de la conquête de l’opinion publique dans les sociétés africaines. Les différentes puissances diffusent de nombreuses brochures et imprimés pour tenter de rallier le lectorat tanzanien à leurs vues : les ambassades occidentales et leurs instituts culturels diffusent leurs titres de presse, tandis que la Corée du Nord paie Ngurumo, quotidien tanzanien le plus lu, pour y publier ses propres informations, en swahili (langue nationale tanzanienne), de même que les ambassades chinoises et russes. On peut également se procurer très facilement, dans les librairies de Dar es Salam, le Petit livre rouge de Mao et le Manifeste du parti communiste. Toutefois, ces tentatives d’infléchir l’opinion publique tanzanienne semblent avoir été assez largement impuissantes : la Tanzanie reste divisée entre des courants idéologiques multiples, sans se rallier au bloc occidental ni basculer dans un marxisme doctrinaire.

Citer cet article

Florence WENZEK , «Comment Dar es Salaam est-elle devenue le haut lieu de la lutte anticoloniale et du non-alignement en Afrique pendant la guerre froide ? », Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 05/12/23 , consulté le 18/09/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22233
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Comment Dar es Salaam est-elle devenue le haut lieu de la lutte anticoloniale et du non-alignement en Afrique pendant la guerre froide ?

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