Le livre : fabriquer et combattre l’hérésie.
« Hérétiques » est un terme utilisé par l'Église pour condamner les croyants qui critiquent le clergé, s’opposent à son autorité ou contestent la doctrine qu’elle fixe. C’est aussi le titre de l’ouvrage de Robert I. Moore (traduction du titre original The War on heresy [2012]), qui propose de relire les sources sur l’hérésie pour montrer comment celles-ci, produites par l’Église, après les événements relatés, révèlent la manière dont elle a renforcé son pouvoir et sa doctrine par l’exclusion des dissidents puis, progressivement, par la mise en place de leur persécution.
En effet, l’accusation d’hérésie est une arme rhétorique, utilisée par l’Église pour délégitimer l’adversaire, au service de luttes d’influence et de pouvoir. Au xie-xiie siècle, ces dissidences prennent la forme de mouvements anticléricaux et réformateurs, fondés sur le Nouveau Testament, mus par un idéal de retour à la vie apostolique, faite de pureté personnelle, de vie communautaire et de refus de certains sacrements (notamment le baptême des enfants). Les hérétiques veulent réformer l’Église, moraliser le clergé, refusant par exemple les sacrements administrés par des prêtres concubins ou simoniaques jugés indignes.
Durant la réforme « grégorienne » (1073-1215), l’Église reprend à son compte leurs aspirations à la pureté religieuse pour renforcer son autorité. Ainsi, la papauté dépose des évêques en jouant des rivalités locales, condamne le concubinage des clercs et la vente de biens spirituels ou de charges ecclésiastiques (simonie). Elle décide également d’interdire certaines prédications, comme celle de Henri de Lausanne (première moitié du xiie siècle) ou Pierre de Bruys (vers 1095-vers 1131).
À partir du xiie siècle, les conciles centralisent le pouvoir pontifical et rejettent les discours réformateurs jugés hérétiques. La lutte contre l’hérésie s’accélère, sous l’influence de figures comme le moine cistercien Bernard de Clairvaux (1090 - 1153), prédicateur de la croisade. Pour assurer son salut, la Chrétienté médiévale identifie ses ennemis, hérétiques, juifs ou musulmans, notamment à travers les traités de l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable (1092 env. - 1156), qui diabolise les dissidents.
L’exemple des « cathares » illustre ce processus de définition et de répression de l’hérésie. Le terme apparaît sous la plume du moine Eckbert de Schönau (1120 - 1184) qui l’utilise pour la première fois en 1163 pour désigner les dissidents de Cologne, en Rhénanie, reprenant un terme antique désignant la secte des manichéens, accusés d’identifier deux forces divines équivalentes, le Bien et le Mal. Clercs et juristes forgent alors l’idée d’une contre-église cathare minant la chrétienté. La législation antihérétique s’étoffe. Le concile de Tours (1163) cible, au-delà des prédicateurs, les fidèles et leurs complices. Les paroisses font l’objet de visites, les dénonciations sont encouragées (1184, décrétale Ab abolendam).
Le pontificat d’Innocent III (1198-1216) marque un seuil supplémentaire dans la répression des « cathares ». Le Midi, en marge, fragmenté, mal contrôlé, lézardé par des concurrences entre seigneurs est perçu comme infesté et désordonné par des notables appelés « bons hommes », terme qui n’est pas directement lié à la religion. Les clercs romains ne comprennent pas la société locale, ses codes, le profil social des hérétiques (souvent nobles), la primauté accordée par les seigneurs à la solidarité sur les désaccords religieux. Quant au dualisme reproché aux « cathares », il n’est pas attesté dans les sources et la ligne de démarcation n’est pas claire entre cathares et catholiques, tous deux assistant parfois à la messe. La société méridionale ne percevait pas une polarisation entre catholique et hérétique.
Prédication, envoi de légats, purges d’évêques se succèdent. En 1209, la croisade, dite plus tard des « Albigeois », est déclarée et attire des seigneurs en quête de territoires. Créée en 1231 par le pape Grégoire IX pour réprimer l’hérésie, l’Inquisition est confiée aux Dominicains qui produisent de nombreuses sources (procès, procédures d’enquête et d’interrogatoires, traités d’hérésiologie). En 1244, plus de 200 hérétiques sont brûlés à Carcassonne. Entre 1245 et 1246, près de 5500 personnes sont interrogées par l’inquisiteur Bernard Gui à Toulouse.
Au début du xive siècle, l’hérésie n’a plus de foyer en Europe. La guerre à l’hérésie a permis de renforcer l’autorité de l’Église et l’encadrement des croyants en criminalisant les critiques, participant ainsi à l’émergence d’un nouvel ordre politique et social, en affirmant que tous ceux qui refusent l’autorité ecclésiale participent à l’œuvre du diable, en pénétrant les communautés, en convertissant ou remplaçant les tenants du pouvoir.
Le cours : la diabolisation de l’hérétique dans l’iconographie médiévale, de la polémique à la conspiration
L’approche de l’hérésie par l’image permet de saisir et d’illustrer, sur le temps long, les mutations de la représentation iconographique de l’hérésie et ses effets sur sa répression, afin de comprendre les liens entre imaginaire et violence au Moyen Âge central.
Sur cette Bible ayant appartenu à Etienne Harding, abbé de Cîteaux (Ill.1), la lettrine ouvrant l’évangile de Jean représente Arius, un hérésiarque du ive siècle qui contestait la théologie de la Trinité (Dieu, le Christ et le Saint-Esprit), considérant que le Christ n’est pas de même nature que le père, subordonné à lui.
Arius est figuré tenant un phylactère (boîte renfermant des bandes de parchemin) contenant son hérésie. L’aigle représente ici l’évangéliste Jean. Il enserre la tête de l’hérétique pour mieux combattre sa pensée car il s'agit bien d'un combat : celui qui oppose l'autorité des Écritures à la parole d'un hérésiarque tombé dans l'erreur. La figure d’Arius montre que, pour l’auteur de l’image, au début du xiie siècle, l’hérésie est considérée comme la résurgence des hérésies antiques. Il s’agit encore d’une polémique dogmatique.
Mais pourquoi Arius est-il vêtu de la même bure que les moines contemporains d’Etienne Harding ? En réalité, la lettrine sert aussi d’avertissement aux moines qui succomberaient à la philosophie, identifiée à l’hérésie arienne. L’accusation d’hérésie est ainsi instrumentalisée pour décrédibiliser les tenants de la philosophie au sein de l’abbaye de Cîteaux.
Parfois, saints, moines ou évêques remplacent les évangélistes dans ces représentations, menant une lutte pastorale et illustrant l’autorité de l’Église triomphante de la menace devenue actuelle (Ill.2). Cette image, tirée d’une copie d’un traité sur le livre de Job, est produite sous l’abbatiat d’Etienne Harding, dans un contexte d’affirmation de l’ordre cistercien comme défenseur de la chrétienté, bien avant Bernard de Clairvaux. Elle montre saint Gilles, saint guérisseur intercédant contre certaines maladies ou possessions démoniaques, tenant une croix (en forme de tau) et un livre ouvert, piétine un personnage nu. L’image évoque le triomphe de l’Église à travers son clergé.
Au xiiie siècle, une nouvelle tradition iconographique apparaît dans les Bibles moralisées (bibles agrémentées de commentaires prodiguant des leçons de morales illustrées). L’hérésie est désormais figurée sous les traits réalistes d’une communauté humaine, actuelle, présente et active, qu’il faut désormais punir non plus par le recours aux Écritures ou aux saints mais par la répression.
Cette miniature illustre l’expulsion des Albigeois de Carcassonne en 1209 (Ill.3). Contrastant avec les tenues des soldats, les hérétiques sont figurés nus ou presque, soulignant la perversité et la débauche sexuelle que leur reprochent leurs détracteurs. L’image insiste davantage sur l’immoralité des hérétiques que sur leur dissidence religieuse. Cette expulsion purificatrice évoque celle d’Adam et Eve du jardin d’Eden, tout en suggérant l’idée de chasser le diable de la cité terrestre.
À partir du xiie siècle l’hérésie n’est plus représentée uniquement comme une erreur théologique mais comme une conspiration de croyants dévoyés, conspirant avec le diable pour renverser l’Église. La bulle papale Vox in Rama (1233) fixe un imaginaire cauchemardesque du rituel hérétique, : réunis en assemblée la nuit, en secret et loin de la ville, les hérétiques, telle une secte, adorent un bouc (incarnation du diable), avant de lui baiser l’anus, pendant que démons et sorcières volent dans le ciel.
Cet imaginaire de la conspiration hérétique se retrouve encore dans l’iconographie du « Traité du crime de vauderie » écrit en 1460 par Jean Taincture (vers 1405-1469) dans le cadre du procès contre les sorciers d’Arras (Ill.4). Sur cette miniature, plusieurs habitants sont assemblés de nuit, loin de la ville, cachés derrière un rocher. Alors que des sorcières volent dans le ciel, ils sont agenouillés derrière le diable incarné en bouc. Ils le prient et se préparent à lui baiser l’anus, s’adonnant ainsi à un culte scandaleux. Les hérétiques sont désormais perçus comme les agents du diable conspirant contre la Chrétienté, subvertissant le monde et la religion.