Le livre : une histoire du consentement aux pollutions industrielles
Avant les débuts de l’industrialisation, l’ancien régime des pollutions décrit par les auteurs est caractérisé par des nuisances limitées et constituées pour l’essentiel par le rejet de substances organiques lié à des activités artisanales (tanneries, traitement des fibres textiles, savonneries, etc.) plus ou moins régulées par les autorités locales qui cherchent avant tout à éloigner les activités polluantes des foyers de population afin de protéger la santé de populations.
Au tournant du xviiie et du xixe siècle, l’entrée progressive dans l’ère industrielle voit se développer des pollutions de natures différentes. La concentration des activités productives dans d’immenses complexes métallurgiques ou textiles provoque des émissions sans précédents de fumées denses, opaques, sulfureuses et bitumeuses, auxquelles s’ajoute l’emploi croissant de produits chimiques, acides ou substances dérivées du mercure ou du plomb dans nombre d’activités artisanales. Face à l’ampleur et à la nouveauté de ces atteintes à l’environnement, l’éloignement des sites industriels des foyers de population ne suffit plus et les autorités politiques tendent de plus en plus à faire accepter les pollutions comme une conséquence inévitable de la modernité, la protection de la santé publique passant désormais au second plan.
L’expertise des chimistes (souvent liés aux milieux industriels) remplace progressivement celle des médecins et les formes de régulations anciennes sont alors perçues comme un archaïsme insupportable qui freine le développement de l’économie. La croyance dans la capacité supposée de l’environnement à se régénérer et à absorber les substances nocives par un processus de dilution explique que les autorités publiques tolèrent aussi bien la pollution de l’air (à condition que les cheminées soient hautes) que la pollution des eaux (dans les cours d’eaux à fort débit ou dans la mer).
La véritable révolution dans la régulation des pollutions intervient avec le décret impérial du 15 octobre 1810 relatif aux manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre. En transférant à l’État la régulation des pollutions, ce décret dépossède les autorités locales de leur traditionnel pouvoir de contrôle. C’est dorénavant l’État, par le biais des préfectures ou du Conseil d’État pour les installations les plus insalubres (1ère classe), qui a le pouvoir d’autoriser les installations industrielles, faisant passer l’intérêt économique national avant la santé ou le bien-être des populations riveraines. Adapté et transposé dans nombre d’autres États européens, ce décret va structurer de manière durable les relations entre les sociétés industrielles et leur environnement.
À partir de 1914 s’ouvre ce que les auteurs qualifient de « siècle toxique ». Les effets conjugués de la croissance économique, démographique, de l’urbanisation, les pollutions massives engendrées par certains conflits armés (Première Guerre mondiale, guerre du Viêt Nam), l’augmentation sans précédent de la consommation énergétique, la diffusion de la consommation de masse et le recours massif à la chimie pour augmenter les rendements agricoles conduisent à une augmentation sans précédent des pollutions qui n’épargnent quasiment plus aucun espace de la planète.
Il faut attendre les années 1960 pour que s’affirme progressivement la volonté de lutter contre les pollutions industrielles en repensant de fond en comble leur régulation. Une régulation imparfaite, incomplète et à ce jour encore inachevée tant la question des pollutions reste, selon les auteurs, « un fait social et politique qui dépend des imaginaires de progrès qui doivent être discutés à l’ère des contaminations de masse. »
Le cours : la pollution industrielle des campagnes européennes
Comme le montrent François Jarrige et Thomas le Roux, les espaces agricoles n’échappent pas à la mise en place des « nouvelles alchimies polluantes » qui caractérisent l’entrée dans l’âge industriel.
Si les campagnes ont toujours servi d’exutoire pour les masses de fumier et d’excreta humains (urine et matières fécales) produites par les villes, lesquels répondaient au besoin de fertilisation des terres agricoles, l’explosion urbaine du xixe siècle contraint les villes à se débarrasser d’une quantité toujours plus importante de déchets urbains dans les campagnes. Dès les années 1840, les sewage farms londoniennes (Ill.1), épandent les eaux usées transportées par des systèmes de canalisation sur des prairies agricoles situées dans la périphérie lointaine de l’agglomération.
Les industriels se servent également des espaces agricoles pour se débarrasser d’un certain nombre de leurs déchets en mettant en avant auprès des agriculteurs la teneur en phosphate ou en azote des résidus provenant de leur activité. C’est le cas des scories produites par l’industrie de l’acier ou de la substance bleuâtre, humide et collante qui résulte de la distillation du charbon dans les usines de gaz d’éclairage.
Dans la première moitié du xixe siècle, la « course aux engrais » offre un nouveau débouché à l’industrie. Si dans les années 1840, le guano (excrément des oiseaux marins) provenant du Pérou est importé en Europe, après 1870, vient le temps des engrais fossiles, comme le nitrate de soude, les phosphates ou la potasse extraits aux quatre coins du monde puis celui des engrais artificiels produits par l’industrie chimique à partir de la fin du xixe siècle.
Si ces engrais artificiels sont plutôt acceptés en Grande-Bretagne, les paysans français sont nettement plus méfiants. Pour lever ces réticences sur ces engrais artificiels qui permettent d’améliorer les rendements, de faciliter le travail des paysans et d’augmenter leurs revenus, les industriels lancent de vastes campagnes de publicité, valorisant le « progrès » et la « science », avec l’appui d’agronomes ou de chimistes favorables à leurs intérêts et disqualifiant les pratiques agricoles traditionnelles, jugées archaïques et routinières. C’est le cas de la célèbre publicité d’Henri Gerbault (1911) pour le sulfate d’ammoniaque (un engrais artificiel obtenu par le mélange entre l’ammoniaque et l’acide sulfurique) qui oppose, de manière caricaturale, l’utilisation d’intrants chimiques transformant les campagnes en pays de cocagne à une agriculture sans engrais artificiel condamnée à l’infertilité des sols (Ill. 2).
En introduisant massivement dans le sol des intrants chimiques dont seule une partie est absorbée par les plantes, les engrais polluent les cours d’eau et les nappes phréatiques. Cette pollution est également la conséquence de l’utilisation des premiers insecticides (le mot apparaît dans la langue française en 1838), même si la généralisation de leur usage ne sera effective qu’au xxe siècle.
L’usage des produits chimiques dans l’agriculture est émaillé de scandales sanitaires. En 1847, déjà, une revue scientifique française, les Annales d’hygiène publique et de médecine légale relate des cas d’empoisonnement de vaches à Segré (Maine-et-Loire) : celles-ci avaient consommé des trèfles dans un champ amendé par des cendres issues de fabriques de métaux. Il faudra attendre les années 1960, et notamment la publication en 1962 du fameux Printemps silencieux de la biologiste américaine Rachel Carson (1907 - 1964), pour que les préoccupations sanitaires et environnementales soient opposées aux intérêts des puissantes firmes qui les fabriquent et les commercialisent. Malgré de multiples tentatives de discréditation par les industriels de la chimie, en particulier par l’entreprise américaine DuPont de Nemours, principal fabricant du DDT, un puissant insecticide, les travaux de Rachel Carson aboutirent à l’interdiction du DDT en 1972 aux États-Unis puis dans la plupart des pays occidentaux.
En étudiant, sur près de deux siècles, les interactions entre agriculture, science et industrie, l’ouvrage de François Jarrige et Thomas le Roux permet de redonner une profondeur historique aux débats contemporains et de mieux comprendre les processus qui ont conduit à faire de l’agriculture une activité qui a également contribué à « la contamination du monde. »