Le livre : comment le mythe d’un déclin environnemental du Maghreb permet-il de contrôler les populations rurales ?
Dans son ouvrage publié en 2007 et traduit en 2012, la géographe états-unienne Diana K. Davis analyse la manière dont les récits sur l’environnement et la nature ont pu, et peuvent encore, être utilisés à des fins politiques. L’une de ses grandes forces est d’oser une excursion au-delà des indépendances des trois pays du Maghreb (1956 pour le Maroc et la Tunisie, 1962 pour l’Algérie) pour montrer la continuité de certaines pratiques de pouvoir entre les États coloniaux et postcoloniaux d’Afrique du Nord.
En colonisant la région à partir de 1830, les Français ont élaboré, puis largement diffusé, un « récit décliniste » sur l’environnement maghrébin. Dans l’Antiquité, l’Afrique du Nord romaine aurait été une terre riche et fertile, couverte de cultures agricoles et de forêts luxuriantes, jusqu’à ce que les « invasions arabes » du xie siècle ravagent tout sur leur passage. C’est alors qu’aurait commencé le long déclin de l’environnement maghrébin. Introduisant de nouveaux modes de vie fondés sur le nomadisme et le pastoralisme, les populations algériennes auraient, au fil des « siècles obscurs » de domination islamique sur l’Afrique du Nord, progressivement dévasté les terres agricoles et forestières du « grenier à blé » de Rome en y faisant paître leur bétail.
Ce récit décliniste se diffuse progressivement parmi les élites politiques françaises au Maghreb. En accusant les populations locales de détruire la nature, les administrations coloniales trouvent en effet une justification aux politiques coercitives qu’elles mettent en œuvre pour s’emparer des terres et des ressources agricoles. À la fin du xixe siècle, les autorités coloniales présentaient déjà l’appropriation des terres algériennes par l’État et les colons européens comme des mesures d’intérêt général destinées à protéger les massifs forestiers contre les atteintes des éleveurs et cultivateurs algériens (« loi Warnier » du 26 juillet 1873 qui permet aux colons de privatiser les terres des collectivités rurales algériennes, loi du 9 décembre 1885 qui réduit drastiquement les droits d’usage des Algériens dans les forêts).
Dans le protectorat français du Maroc, établi en 1912, Paul Boudy, chef du service forestier de 1913 à 1941, s’empare du récit décliniste développé en Algérie pour justifier une restriction du pâturage. En 1921, puis en 1934, au nom de la lutte contre la déforestation, il obtient des autorités françaises l’adoption de règlementations contraignant fortement l’activité pastorale des populations marocaines (limitation du nombre de têtes de bétail par famille, restriction des espaces de parcours). Pour les autorités coloniales françaises, il s’agit surtout de sédentariser les semi-nomades marocains. En limitant les migrations de transhumance au nom de la protection de l’environnement, l’État colonial cherche ainsi à contrôler ces populations rurales – souvent berbérophones - pour éviter que celles-ci n’entrent en contact avec les élites urbaines qui commencent à théoriser le nationalisme marocain.
Après les indépendances, les États post-coloniaux s’emparent à leur tour du récit environnemental. En Algérie, le président Houari Boumediene lance au début des années 1970 l’ambitieux projet de « barrage vert », 1 500 kilomètres d’arbres à planter dans le désert afin de « retenir la progression du Sahara ». Le projet est officiellement motivé par la lutte contre la « désertification », concept éminemment colonial forgé en 1927 par Louis Lavauden, forestier français soucieux de contrôler les usages et les pratiques des populations rurales. De fait, le « barrage vert » permet au gouvernement algérien de sédentariser des populations de pasteurs semi-nomades, contraints de s’établir en-dehors de la zone du barrage par les autorités. Le projet a été relancé dans les années 2010, prouvant ainsi la pertinence de la perspective de longue durée adoptée par Diana K. Davis.
Le cours : savoir critiquer une carte environnementale
L’ouvrage de Diana K. Davis permet de réfléchir avec les élèves aux usages et mésusages des cartes en histoire qui apparaissent trop souvent comme une représentation exacte de la réalité. Or, comme tout document historique, les cartes peuvent faire l’objet d’une analyse critique, nécessaire pour faire apparaître les enjeux de pouvoir qu’elles véhiculent et le point de vue de leurs auteurs.
La carte ci-dessus est une version adaptée par Diana K. Davis d’une carte publiée en 1934 par le botaniste et phytogéographe français Louis Emberger (1897-1969) dans l’ouvrage La Science au Maroc. Pour diviser le territoire marocain en plusieurs zones de végétation, qui se distingueraient les unes des autres par leur espèce arboricole dominante, il recourt à la méthode des reliques qui consiste à observer la végétation « réelle » d’une région et en déduire une végétation « naturelle » ou « primitive » qui aurait existé dans le passé avant d’être dégradée par l’activité humaine. Il parcourt ainsi le Maroc pendant près de dix ans et choisit les sanctuaires religieux (les marabouts), particulièrement fournis en végétation, comme des lieux privilégiés de l’observation, partant du principe, illusoire, que ceux-ci témoigneraient d’une végétation disparue au fil des siècles. Il tente ensuite, à partir de ces observations supposément objectives, de chiffrer le déboisement au Maroc qu’il estime à 85% : depuis l’Antiquité, le couvert forestier de la région serait passé de 20 millions à 3 millions d’hectares.
Les théories et les méthodes employées par Emberger sont alors considérées comme valables par la communauté scientifique. Or Diana K. Davis montre bien qu’elles sont aujourd’hui remises en question par cette même communauté. L’analyse des pollens fossilisés démontre que l’estimation d’un déboisement de l’ordre de 85% en deux millénaires est largement exagérée par le botaniste. De même, la méthode des reliques est critiquée pour ses biais. Les marabouts marocains, points d’observation privilégiés d’Emberger, sont toujours construits à proximité de sources d’eau, et soigneusement entretenus par les hommes. Loin d’être des témoins objectifs d’un passé révolu et d’un état « naturel » de la végétation, ils constituent des îlots de culture, façonnés par les hommes. Ainsi, la carte des climats d’Emberger, appuyée sur son étude des végétation, apparaît comme le produit de connaissances et de pratiques scientifiques aujourd’hui dépassées, témoignant de l’évolution constante des sciences et de l’évolution des vérités scientifiques.
Surtout, cette carte permet d’illustrer la manière dont les sciences ont renforcé et légitimé le processus de colonisation. La démarche d’Emberger est tout entière imprégnée du récit décliniste identifié par Diana K. Davis sur l’environnement maghrébin. Le botaniste ne se contente pas de constater le déboisement massif du Maroc ; il en attribue la faute aux populations marocaines, responsables selon lui de l’aridité du climat marocain. En retour, il apporte une puissante caution scientifique à ce récit. Parés des atours de la science moderne, de ses chiffres et de ses outils visuels et graphiques, ses travaux viennent consacrer le triomphe des mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb.
Loin d’être un pur théoricien, Emberger collabore régulièrement avec Paul Boudy, le chef du service forestier du Maroc avec qui il co-écrit l’article de 1934 dans lequel il publie cette carte. Boudy, lui, reprend les estimations exagérées de la déforestation d’Emberger et ses conclusions sur la responsabilité des populations marocaines pour justifier et légitimer les politiques répressives qu’il met en place contre les pasteurs marocains. Ainsi, dans l’entre-deux-guerres, les sciences jouent un rôle déterminant dans l’élaboration des politiques coloniales menées par la France au Maghreb.