L’ouvrage : Léonard, un génie de son temps
Dans cette biographie novatrice parue en 2019, Pascal Brioist se demande comment Léonard de Vinci (1452 - 1519) est devenu la figure archétypale du génie humain. Il s’attache tout d’abord à retracer la représentation légendaire de Léonard depuis le xvie siècle : bâtie de son vivant par la fréquentation des princes de son temps (Sforza, François Ier), sa réputation de créateur universel devient celle de l’artiste divinement inspiré sous la plume de l’écrivain toscan Gorgio Vasari (1511-1574). Au xixe siècle, le romantisme fait encore de lui un génie irrationnel et créatif avant de le présenter, à l’époque de Jules Verne, comme un architecte-ingénieur capable d’annoncer le futur technologique. Après avoir rappelé l’aura légendaire de Léonard à travers les siècles, Pascal Brioist choisit d’interroger la notion de « génie » dans le contexte de la Renaissance.
Loin du prodige isolé, Léonard de Vinci est d’abord le produit de son siècle. Enfant illégitime d’un notaire né dans une bourgade de la Toscane, il tire de son ancrage rural le goût de l’observation et des apprentissages pratiques. Formé dans l’atelier florentin d’Andrea Del Verrocchio, il y découvre la culture humaniste (mathématiques, littérature ancienne, esthétique antique), les techniques des peintres flamands (notamment le dégradé atmosphérique de Jan van Eyck et Hans Memling) et les savoirs de l’ingénierie toscane. Son passage dans le monde des corporations lui inculque le goût du travail en équipe, le savoir-faire nécessaire pour investir de nombreux champs artistiques (dessin, peinture, sculpture) ainsi que des méthodes spécifiques pour appréhender le monde qui l’entoure (l’expérimentation, la réflexion par analogie). Comme de nombreux artistes du Quattrocento (Brunelleschi, Botticelli, etc…), Léonard tire profit de son appartenance à une strate culturelle intermédiaire entre les lettrés et les non-lettrés pour développer une pensée synthétique mélangeant savoirs pratiques et théoriques.
Aussi fécond soit-il, ce bain de culture ne suffit pas à donner naissance au génie. Il faut encore des qualités individuelles exceptionnelles. Illégitime, provincial, homosexuel, ignare aux yeux de la culture élitiste… les obstacles se dressent, nombreux, pour interdire à Léonard l’entrée à l’université ou à la cour des Médicis. Il les contourne cependant. Autodidacte à la curiosité insatiable, il apprend le latin pour accéder au monde savant et multiplie les lectures pour se doter d’une culture encyclopédique (Pline, Aristote, Galien…). Sociable, il entretient des relations avec les experts militaires de Cesare Borgia (duc de Gandia) comme avec le mathématicien Luca Pacioli, ce qui lui permet d’introduire la géométrie dans ses œuvres d’art. Habile courtisan, prompt à trahir ses protecteurs, il réussit à échapper aux mécènes les plus tyranniques (Ludovic Le More, Isabelle d’Este, Cesare Borgia) pour privilégier ceux qui lui concèdent la plus grande liberté de création (Charles d’Amboise, Julien de Médicis, François Iᵉʳ).
La clef du génie léonardien se situe à la confluence d’un riche univers culturel et d’un « façonnage de soi » exceptionnel. Il lui permet d’échapper au destin auquel semblait le condamner ses origines sociales (roturier, enfant illégitime) et une formation pratique peu susceptible de lui ouvrir les portes du monde lettré. Son goût de l’expérimentation lui permet également de se démarquer des traités hérités des Anciens (Platon, Aristote, Galien). Quant à son imagination et son syncrétisme savant, ils l’aident à révolutionner la peinture en inventant la perspective naturelle, le sfumato (contour vaporeux) ou bien encore la « composition inculte » du dessin préparatoire (le mouvement libre et fluide de la main sur la toile permet l’émergence harmonieuse de la forme parfaite présente dans l’esprit).
Le cours : Léonard entre le monde des lettrés et les monde des métiers
La biographie de Pascal Brioist est une invitation à découvrir le monde du Quattrocento avec la cohorte de ses créateurs, de ses lieux de savoir comme de ses productions artistiques. C’est dans un de ces lieux que nous entraîne Baccio Baldini (1436-1487), un artiste proche de Botticelli et l’un des pionniers de la gravure à Florence ; une technique consistant à réaliser un dessin marqué en creux sur une plaque de métal laquelle est ensuite encrée, puis passée sous presse. Version idéalisée d’un lieu de sociabilité savante de la fin du xve siècle, cette gravure (Ill.1) représentant un atelier florentin fait partie d’une série astrologique consacrée aux sept planètes, et dédiée aux dieux romains leur ayant donné leur nom : ici, Mercure, dirigeant un char et tenant le caducée, dieu de l’artisanat, du commerce, mais aussi protecteur des sept arts libéraux, il guide les activités des personnages situés au bas de l’image.
Sur la gauche, on distingue des orfèvres proposant leurs productions aux clients et au-dessus d’eux des maçons sur un échafaudage appliquant sur le mur un décor au stuc. À l’étage, sur la droite, un musicien joue de l’orgue. Au premier plan, on devine un sculpteur et derrière lui des astronomes. Les arts majeurs du quadrivium (géométrie, arithmétique, astronomie, musique) se mélangent ici aux arts mineurs des artisans pour mieux anoblir le monde des métiers, un mélange des genres caractéristique de la démarche de Léonard et d’autres artistes et artisans de son temps et qui consiste à croiser, par-delà les frontières disciplinaires, les arts et les métiers pour produire une œuvre singulière.
À l’image de cet atelier florentin, la bibliothèque de Léonard marie les influences techniques et artistiques. Pendant trois décennies, elle s’enrichit pour devenir, avec ses 123 ouvrages, l’une des plus riches de son temps. Miroir de son parcours intellectuel, elle revêt progressivement une dimension encyclopédique. Dans les années 1480, ses lectures sont celles de la catégorie culturelle des marchands-artisans toscans qui lisent uniquement en langue vernaculaire. Lors de la décennie suivante, il acquiert des ouvrages techniques pour apprendre le latin (dictionnaires, grammaires, lexiques) mais aussi pour parfaire sa culture humaniste comme scientifique (sciences naturelles, anatomie, mathématiques). À l’aube du xvie siècle, sa bibliothèque triple de volume pour intégrer des ouvrages alors considérés comme étant à la pointe de la recherche scientifique et technique en optique (John Peckham), en physique (Aristote), en astronomie (Albert de Saxe) ou en médecine (Galien).
S’émerveiller devant la créativité d’un artiste-chercheur exceptionnel, ne doit cependant pas conduire à reproduire en classe une histoire des techniques trop idéaliste. Il convient d’apprécier la place de Léonard en la rapportant à « la tradition des arts mécaniques ». Loin d’être un génie solitaire hors du temps, il se situe dans une continuité et se forme grâce à un fonds commun de savoirs propre aux ingénieurs du Quattrocento. S’il profite des avancées du « laboratoire de mécanique » que constitue alors la Toscane (chantier du dôme de Santa Maria del Fiore, ateliers du Francion ou du Filarète, manufacture textile), il trouve encore son inspiration auprès des savoirs siennois, milanais ou bolognais grâce à des voyages et à la lecture de nombreux traités. Forts de ces différents savoirs mécaniques, Léonard entreprend de les améliorer en le collectant, en les classant et en les rationnalisant : il rédige ainsi, sur le modèle des Éléments d’Euclide, une ébauche de traité mécanique illustré dans les années 1490.