Le livre : Peut-on écrire une histoire des vaincus ?
Dans La vision des vaincus, Nathan Wachtel étudie les archives produites par les populations amérindiennes, y compris celles issues du folklore contemporain (chants, chroniques, …), qu’il croise avec des chroniques et des documents administratifs espagnols (versement du tribut, évangélisation, rapports des administrateurs, etc.) pour mieux « scruter l’histoire à l’envers » et nous faire comprendre comment les sociétés aztèque et inca ont vécu et interprété letraumatisme de la conquête au xvie siècle.
De la rencontre entre les conquistadors et les Aztèques, les récits de la conquête retiennent souvent l’association de Cortes (1485 - 1547) au dieu Quetzalcoatl par l’empereur Moctezuma (1466 - 1520). Nathan Wachtel rappelle que cette divinisation de Cortes est une manière pour les Aztèques de donner un sens aux évènements extraordinaires nés de l’arrivée des Espagnols et que cette interprétation, loin d’être générale, se dissipe assez vite en raison de la brutalité et de la cupidité des nouveaux arrivants.
De même, si les Espagnols prennent le dessus, ce n’est pas en raison de la supériorité technique de l’armement mais bien plus du choc microbien. Nathan Wachtel estime que la population amérindienne du Pérou (vocable employé par Francisco Pizarro et ses hommes pour nommer les nouvelles terres conquises sur l’empire Inca) a diminué de 60-65 % avec des pics à 75% dans certaines zones. La baisse de la natalité au sein des populations locales durant les décennies suivantes, liée au choc microbien, aux violences espagnoles mais aussi, selon certaines sources, à un accroissement de l’alcoolisme accentue le phénomène.
Les Espagnols jouent aussi des divisions politiques chez leurs ennemis. Certains Amérindiens s’allient en effet avec les Espagnols qui, à leur tour, n’hésitent pas à les trahir et à se retourner contre eux. L’auteur rappelle enfin que « ce sont les Indiens eux-mêmes […] qui fournirent à Cortes et à Pizarro la masse de leurs armées de conquête, qui se trouvèrent aussi nombreuses que les armées proprement indigènes qu’elles combattaient ».
L’arrivée des Espagnols accélère le délitement du système économique et social de l’ayllu (communauté composée de familles dont les membres considèrent qu'ils ont un ancêtre commun et qui exploite un territoire en propriété collective), fondé sur la réciprocité et la redistribution des richesses. En effet, les Espagnols confisquent les terres les plus fertiles et prélèvent le tribut sur les populations amérindiennes en les forçant à adopter la monnaie en argent qu’ils ont introduit dans une société qui en est alors dépourvue. Pour se la procurer, les populations sont forcées de travailler dans les mines d’argent de Potosi ou de mercure à Huanvelica, délaissant ainsi les activités traditionnelles de l’ayllu. Quant aux chefs des communautés, les Curacas, ils sont privés d’une grande partie de leurs pouvoirs par des Espagnols qui les maintiennent comme intermédiaires avec le reste de la population.
Avec l’imposition du christianisme, c’est l’imaginaire même des populations qui est détruit. Ce qui se joue, selon l’auteur, c’est en définitive l’« effondrement d’une vision du monde jusqu’à ses catégories mentales les plus intimes ». Cette déstructurationdes sociétés indigènes n’aboutit pas à un processus d’acculturation massif et homogène. L’évangélisation des populations locales se révèle en effet très superficielle, les moyens alloués aux évangélisateurs restant relativement faibles au xvie siècle. Ainsi, en 1567, dans la province Chucuito, 16 à 18 dominicains seulement sont chargés de christianiser 60 000 habitants et la barrière de la langue rend quasiment impossible la catéchisation, les missionnaires ne parlant ni le quechua ni l’aymara. De ce point de vue, Nathan Wachtel évoque moins une fusion (ou syncrétisme) des religions chrétienne et amérindiennes qu’une juxtaposition des pratiques et croyances religieuses au xvie siècle. Ainsi, quand les Amérindiens admettent l’existence d’un dieu chrétien, ils lui dénient toute influence sur le cours des événements humains.
Le cours : se placer du côté des vaincus
Cet ouvrage, considéré comme une véritable rupture historiographique en son temps (1971), agit comme un miroir qui « reflète l’autre visage de l’Occident ». En effet, l’approche anthropologique de Nathan Wachtel aborde autrement le chapitre de la « découverte » du nouveau Monde en se plaçant du côté des vaincus. Il constitue donc un remède efficace à l’expression désuète de « Grandes découvertes » qui pourrait laisser entendre aux élèves que les Amérindiens n’existaient pas avant l’arrivée des Espagnols.
L’auteur montre ainsi que l’exploitation des mines d’or et d’argent n’est pas simplement une question économique – réduisant les travailleurs amérindiens au statut de « prolétariat » exploité par la cupidité des Espagnols – mais qu’elle engage une transformation profonde des populations dans leur rapport à l’or et à l’argent, des minerais précieux qui s’intégraient à un système complexe de don et contre-don très éloigné des systèmes de représentation fondés sur la valeur des produits qui avaient cours en Europe au xvie siècle. Par ce type d’analyses, Nathan Watchel révèle aux lecteurs l’altérité d’une société amérindienne peu apte à saisir la menace extérieure incarnée par les Espagnols.
Ce sentiment d’anéantissement est visible dans les manuscrits mayas du Chilam Balam de Chumayel, rédigés dans le Yucatan à partir de la seconde moitié du xvie siècle par des amérindiens anonymes ayant appris l’alphabet grâce aux franciscains. Dans le manuscrit de Chumayel, l’auteur anonyme évoque la rupture du « temps fou » introduit par les Espagnols, soit « le commencement de notre misère,le commencement du tribut […] le commencement des rixes avec les armes à feu, le commencement des offenses, le commencement de la spoliation, […], le commencement de l’esclavage par les dettes […] [et] le commencement de la souffrance ».
Pour autant, ces manuscrits ne mettent pas en scène une guerre de civilisation, bloc contre bloc, car une partie des sociétés inca ou maya se range du côté des Espagnols. C’est le cas des indiens Curacas qui cherchent à conserver une partie de leur prestige en s’engageant sur la voie de l’acculturation, creusant ainsi un fossé culturel avec leurs administrés. C’est aussi celui des yana, indiens errants qui se détachaient de la communauté traditionnelle pour servir l’Inca et qui profitent de la nouvelle situation pour se joindre aux Espagnols.
En affrontant les Espagnols, les Amérindiens résistent également à la disparition de leur monde. Nathan Watchel évoque ainsi le combat mené par Manco Inca aboutissant à la création de l’État dissident de Vilcabamba, centre de la résistance indienne de 1537 à 1572. Au Mexique, les mouvements de contestations sont plus sporadiques, mais la guerre de Mixton en 1541-1542, durant laquelle la contestation est alimentée par un mouvement millénariste prônant le recours aux armes, constitue un moment fort de la remise en cause de la présence espagnole.
Si ces tentatives échouent, des formes plus subtiles de résistance se manifestent à travers la mauvaise volonté des travailleurs ou le maintien d’anciennes pratiques religieuses. Nathan Wachtel met ainsi en avant un document issu des archives de Lima pour la région de Huanuco dans lequel des Indiens de Cauri « révèlent l’existence d’un véritable clergé indigène, qui transmet clandestinement les rites traditionnels et s’oppose à la pénétration du christianisme ».