Le livre : La religion romaine, une affaire de rites
Pour les Romains, les dieux sont des puissances supérieures aux simples mortels mais ils peuvent aussi devenir des partenaires, dispensateurs de bienfaits en échange d’offrandes, par le biais des rites religieux et des sacrifices. Ce rapport à la religion est très différent de nos conceptions contemporaines liées aux monothéismes dans lesquelles la croyance, la relation intime à la divinité et la conformité à des normes éthiques permettent de se dire chrétien, juif ou musulman. Pour les Romains, les sacrifices ne sont pas une simple offrande faite à la divinité, où les gestes et paroles seraient répétés de manière mécanique depuis les origines de Rome, au point d’en avoir perdu le sens initial. La religion romaine n’est pas une religion de dogme - dans laquelle il importe que les croyants partagent la même croyance - mais une religion de rituels dans laquelle la bonne exécution des rites est jugée essentielle pour obtenir les bienfaits des dieux, une religion dans laquelle faire c’est croire pour reprendre le titre du livre que John Scheid consacre aux rites sacrificiels des romains.
Dans cet ouvrage, l’auteur restitue les gestes et les significations de ces rites en s’appuyant principalement sur les sources épigraphiques, des sources peu nombreuses lorsqu’il s’agit de décrire de façon détaillée les sacrifices romains mais qui livrent parfois des indices précieux. Ainsi, John Scheid s’appuie sur une source épigraphique essentielle par les nombreux détails qu’elle révèle sur les séquences et les gestes d’une cérémonie religieuse : les actes des Frères arvales (28 av. J.-C. – iiie siècle), un collège de prêtres établi à Rome et qui comptait l’empereur lui-même parmi ses membres. Chaque année, au mois de janvier, ces prêtres accomplissent des rites destinés au salut des princes. Au mois de mai, c’est la déesse Dea Dia, protectrice des moissons, qui est honorée lors de grandes fêtes où lui sont présentées les précédentes récoltes. Ce rite, comme celui destiné au salut des princes, s’inscrit dans une logique de don et de contre-don : il s’agit d’obtenir de la déesse que les prochaines récoltes soient fructueuses.
En étudiant les pratiques funéraires des Romains, John Scheid montre également que les rites funéraires ne s’accompagnent pas de croyances métaphysiques dans l’au-delà. Ainsi, l’étude des honneurs rendus aux princes défunts de la famille impériale, les petits-fils d’Auguste Lucius César et Caius César morts en 2 et 4 ap. J.-C., confirme l’idée que la mort n’est qu’une affaire de rites d’où sont absentes les croyances dans la survie de l’âme. Pour le démontrer, John Scheid compare les inscriptions relatives aux sacrifices accomplis pour les princes défunts avec un passage de l’Énéide de Virgile sur les honneurs funèbres rendus à Anchise, père d’Énée. Ce parallèle montre, dans les deux cas, qu’il s’agit surtout de marquer le changement de statut du proche décédé. Les sources ne suggèrent pas d’espérance en un salut ou une existence meilleure. Le défunt appartient désormais au monde des morts où il séjourne parmi les divinités chtoniennes, notamment les dieux Mânes. Pour les proches, les rites sont surtout un moyen d’expulser la souillure engendrée par le contact avec le mort et de réintégrer le monde des vivants.
Le cours : le sacrifice, fondement de la religion antique
L’étymologie du terme sacrifice (sacer facere : « faire du sacré ») indique la fonction première de ce rite qui est d’établir un lien entre les dieux et les hommes par les gestes et les paroles de prière qui les accompagnent. Ce rituel peut désigner un sacrifice sanglant, celui d’un animal, mais il peut aussi être exécuté par des offrandes végétales (gâteaux, céréales, fèves ou fruits), de l’encens, ou bien prendre la forme de libations lorsqu’un liquide est versé sur l’autel, qu’il s’agisse de vin ou de parfum.
Un sacrifice peut être public - généralement auprès d’un temple - ou domestique et nécessite en principe un autel, de pierre ou de bois, fixe ou mobile. Le feu du foyer, l’encens, le vin, la mola salsa (une farine rituelle) sont autant d’éléments qui rendent le sacrifice efficient au fil des différentes étapes. Ils permettent en effet de présenter des offrandes dignes et acceptables pour les dieux. Ces derniers peuvent alors se nourrir, notamment par l’intermédiaire de l’encens et du vin qui sont des nourritures divines. Le sacrifice peut être célébré entre autres par un prêtre, un magistrat ou un citoyen père de famille (pater familias), en somme par un homme détenteur d’une autorité.
Le relief de Domitius Ahenobarbus, consul en 122 av. J.-C., permet d’identifier les différents acteurs d’un sacrifice public. Ce relief provient d’une base statuaire qui se trouvait dans un temple sur le Champ de Mars à Rome, peut-être celui dédié à Neptune. Sur la gauche, on distingue une scène de recensement des citoyens. La scène de sacrifice est identifiable par la présence de l’autel et du magistrat, avec sa toge, accompagné de jeunes assistants (camillus) et chargé de diriger le sacrifice sous le regard du dieu Mars représenté avec sa lance, son casque et son bouclier. Les trois victimes (un taureau, un bélier et un porc) sont conduites en procession vers l’autel pour être sacrifiées. L’association de ces trois animaux permet de déterminer qu’il s’agit d’un suovétaurile, nom donné au sacrifice en l’honneur de Mars pour obtenir du dieu la purification des armées revenues des campagnes militaires (on parle alors de lustration). Chez Caton l’Ancien, le suovétaurile est aussi accompli de manière à purifier la terre et obtenir abondance et prospérité.
Le sacrifice sanglant commence par une procession en musique durant laquelle les victimes sont conduites vers l’autel après avoir été ornées de bandelettes, de couvertures et saupoudrées de mola salsa (farine salée), un mélange de blé grillé et de sel préparé par les vestales afin de purifier l’offrande proposée aux dieux. À chaque type de divinité correspond une victime particulière. Durant la préface (praefatio), qui est l’étape marquant l’ouverture du rite sacrificiel, une forme de salutation est adressée aux dieux. Vin et encens leur sont offerts, afin d’énoncer l’intention des victimaires, c’est-à-dire ceux qui procèdent au sacrifice. Puis, lors de l’immolation (immolatio), mola salsa et vin sont versés sur l’animal qui est examiné, le couteau promené sur son dos pour désigner la victime, avant sa mise à mort. L’animal ne doit présenter aucune malformation ou anomalie, sans quoi l’efficacité du sacrifice serait compromise par la souillure introduite dans le rite. La crainte de l’invalidité du sacrifice explique aussi le souci de constater le consentement de l’animal. Si ce dernier manifeste un refus évident, il s’agit là d’un mauvais présage qui peut compromettre l’efficacité du rite. Lorsque l’animal est conduit et attaché au pied de l’autel, celui-ci est donc en principe amené à baisser la tête. C’est là le signe de son approbation.
Puis, vient la découpe et la cuisson des chairs. Les organes internes (exta) sont réservés aux dieux, avant que les hommes ne se voient accorder la part de viande qui leur revient. Bien évidemment, ce schéma simple ne doit pas masquer toute la diversité des rites et des gestes selon les divinités honorées et le contexte du sacrifice. Par exemple, durant l’holocauste réservé aux divinités chtoniennes (les dieux des mondes souterrains), la victime est intégralement consumée par le feu. Dans tous les cas, le sacrifice public permet de garantir la paix des dieux, de rappeler les hiérarchies entre citoyens et habitants et de renforcer la cohésion civique.