Le livre : l’attentat de Damiens a-t-il provoqué l’unité de la « nation » derrière le roi ?
Les faits sont connus : le 5 janvier 1757, Louis XV s’apprête à monter dans le carrosse qui doit le conduire du château de Versailles à Trianon ; soudain, un inconnu fend la foule, se jette sur lui et le poignarde. Le forcené, Robert-François Damiens, est rapidement maîtrisé. Les jours du roi ne sont pas en danger, la blessure s’avère bénigne et sans conséquence. Mais le coup de couteau, en réalité un simple canif, provoque une onde de choc dans le royaume, stupéfait par cette tentative d’assassinat. Le supplice sanglant de l’assassin, le 28 mars 1757 en place de Grève, vient symboliquement mettre un terme à cette séquence qui affecta profondément Louis XV et la monarchie.
L’ouvrage dirigé par Pierre Rétat propose de revenir sur l’attentat de Damiens pour en saisir les répercussions sur la société française du xviiie siècle. Comme l’indique l’introduction de l’ouvrage, il ne s’agit pas de « reconstituer ou d’élucider un fait historique », à la manière des historiens positivistes, mais de comprendre comment les différents moyens d’information disponibles en 1757 ont mis en scène cet événement majeur du règne de Louis XV.
Pour comprendre comment les contemporains ont vécu et interprété l’attentat de Damiens, Pierre Rétat et ses co-auteurs ont recherché toutes les traces textuelles de l’événement : gazettes, estampes, gravures (Ill.1), relations diverses de l’attentat, du supplice, de la vie de Damiens, textes de célébration du souverain, poésies, pièces écrites à cette occasion, pièces du procès, archives de la Bastille. Ces archives permettent de reconstituer les discours tenus par les différentes strates de la société, des Grands du royaume aux catégories sociales plus modestes avides de révélations sur ce domestique sans histoire qui a bravé les interdits en osant, sacrilège suprême, lever la main sur le souverain.
En retrait des réactions officielles (consternation et indignation, prières puis soulagement pour la santé du roi, manifestations d’amour pour le souverain justement « bien-aimé », etc.), surgissent néanmoins des discours hétérodoxes, réprimés immédiatement par les autorités. Le dépouillement de certaines archives, telles celles des prisonniers de la Bastille, l’atteste et montre que loin de condamner son action, une partie du petit peuple parisien l’approuvait
Cet impressionnant travail documentaire consacré aux différentes facettes de l’évènement (attentat, célébrations de la santé du roi, exécution) révèle les multiples tensions politiques qui traversent alors le royaume de France. Louis XV n’est alors plus le « bien-aimé » du début du règne : l’impopularité des nouveaux impôts destinés à financer les guerres du roi (impôt du vingtième et son doublement en 1756), la résistance du jansénisme, hérésie que le roi Très Chrétien ne parvient pas à endiguer, et l’opposition du Parlement de Paris, haute cour de justice, qui s’empare des tensions religieuses autour du jansénisme comme de la fiscalité pour contester l’autorité du souverain, tout concourt à dégrader l’image publique du monarque auprès d’une « opinion publique » naissante.
La crise politique précède donc l’attentat. La nation, loin d’être unie derrière son roi, est d’emblée plutôt divisée. L’attentat est aussi le révélateur de la perte de sacralité du monarque. Son corps, métaphoriquement perçu comme celui de l’État, dont il est l’image vivante, se voit profané par une lame qui en révèle toute la vulnérabilité et même l’accessibilité. D’autres souvenirs de régicides surgissent alors, ceux d’Henri III et d’Henri IV, associés justement à des périodes de guerres civiles
Publié en 1979, cet ouvrage s’insère dans le courant de ce qu’il était convenu d’appeler la « nouvelle histoire » et en constitue un des fleurons, contribuant à remettre au premier plan de l’historiographie l’analyse de l’événement. Ce livre novateur dépasse largement le cadre de son étude et constitue une référence pour qui veut voudrait comprendre et analyser les mécaniques de fabrication et de propagation de l’information.
Le cours : en quoi l’attentat de Damiens révèle-t-il les insuffisances des philosophes des Lumières ?
À l’exception de Voltaire et de Diderot, les philosophes ne se sont pas emparés de l’affaire Damiens. L’auteur de Candide est lui-même désorienté par la violence de l’attentat. Dans son Précis du règne de Louis XV, il explique, que celui-cirelève du fanatisme des guerres de religion du xvie siècle : « L’esprit des Poltrot et des Jacques Clément qu’on avait cru anéanti subsiste encore dans les âmes féroces et étonnantes ». Mais dans sa correspondance en 1757, son Histoire du Parlement de Paris ou dans le Précis du règne de Louis XV, Voltaire ne s’embarrasse pas de subtilités : Damiens est souvent réduit à la figure d’un forcené idiot, un “petit bâtard de Ravaillac, un si sot monstre”, “un fou”, “moins abominable à la vérité que Ravaillac et Jean Châtel, mais plus fou”, “un chien enragé”, un “misérable de la lie du peuple”.
Comment expliquer, sous la plume de Voltaire, que Damiens ne soit qu’un simple idiot, un exécrable fou, avatar attardé et ridicule de Ravaillac ? Il semble évident que le philosophe ne souhaite pas critiquer le bilan des Lumières en admettant que le « fanatisme » perdure chez certains Français, sous le vernis de la raison et de l’influence des idées nouvelles.
Ce que le grand philosophe n’a pas entendu – ou pas voulu entendre – c’est le message politique de Damiens, exprimé de manière provocatrice et confuse lors de ses nombreux interrogatoires. Le parricide (tel était considéré le régicide par les autorités) se fit pourtant l’écho des préoccupations du peuple, rappelant sa misère ou l’insupportable mépris des autorités ecclésiastiques qui refusaient les sacrements aux croyants soupçonnés de jansénisme tout en louant le combat de conseillers parlementaires contestant le pouvoir royal.
L’exécution de Damiens (Ill.2) a autant marqué les esprits que l’attentat contre Louis XV. L’écartèlement dura plus de deux heures. À de nombreuses reprises, les chevaux s’élancèrent sans parvenir à rompre les membres du condamné. Les bourreaux durent se résoudre à lui couper les tendons pour que la sentence pût être accomplie., mais en 1757, contrairement aux idées reçues, aucun philosophe des Lumières ne condamna la brutalité de l’exécution alors même que l’usage de la violence par le pouvoir judiciaire était considéré comme une régression dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (article « Torture » ou « Question » publié en 1751). Damiens étant considéré comme un fanatique, et donc un ennemi des Lumières, il suscita une profonde indifférence des philosophes. Peut-être cette indifférence était-elle aussi le signe d’une défiance à l’égard du petit peuple qui investissait la place publique et commençait à s’imposer depuis la fin de la décennie 1740 comme un acteur politique, comme une nouvelle frange jusqu’alors négligée de l’opinion publique.
Deux siècles plus tard, c’est un autre philosophe, Michel Foucault, qui ouvre son ouvrage Surveiller et punir (1975) par le récit détaillé du supplice de Damiens. Pour Foucault, l’écartèlement de Damiens – dernier condamné à subir ce châtiment en France – est un moment charnière dans l’histoire des pratiques punitives marquée par la disparition des châtiments corporels et sanglants, bientôt remplacés par une série de contrôles disciplinaires beaucoup plus subtils, efficaces et indolores dans les prisons, les asiles et les casernes au xixe siècle.