Le livre : la « question forestière », une histoire longue des inquiétudes climatiques (xve-xixe siècle)
À la fin du mois d’avril 1821, le bureau « sciences et arts » du ministère de l’Intérieur lançait auprès des préfets une enquête sur le changement climatique. C’est la redécouverte de cette enquête dans les archives de Météo France qui est à l’origine de cet ouvrage, lequel fait remonter ses analyses jusqu’au xve siècle. Pour les deux auteurs, le rôle de l’homme dans le changement climatique n’a rien d’un débat scientifique et politique nouveau, c’est, au contraire, une inquiétude clairement formulée par les Européens depuis le xve siècle. Cette question, devenue depuis la fin du xxe siècle un enjeu politique et scientifique majeur, s’inscrit donc dans une histoire de la longue durée.
À l’époque moderne, qui ignore tout du CO2, l’influence des arbres sur le climat est jugée décisive. La « vraie découverte de Christophe Colomb » serait ainsi, selon le témoignage de son fils Fernando, d’avoir remarqué que « les arbres génèrent nuages et pluies ». Par cette théorie, Christophe Colomb tente de convaincre que les territoires qu’il a explorés sont habitables, malgré les pluies tropicales, à condition de les déboiser. La question climatique est donc, d’emblée, liée à l’expansion coloniale européenne. Ce discours est ensuite adapté à la colonisation du Canada et de la Nouvelle Angleterre. La surabondance des forêts y est, cette fois, rendue responsable du froid intense. La thèse de l’amélioration du climat par le défrichement permet à la fois de disqualifier les populations amérindiennes, incapables d’améliorer leur environnement, et d’attirer les colons auxquels on promet un climat tempéré.
D’abord optimiste, l’idée d’une modification anthropique du climat devient angoissante au xviiie siècle. Selon une nouvelle théorie moins favorable aux défrichements, le déclin des civilisations antiques s’explique par l’excès de déboisement qui a trop réchauffé le climat, ainsi que l’avance Jean-Baptiste Dubos en 1719, puis Edward Gibbon, lequel oppose, dans son Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain, Romains décadents et Germains vigoureux habitant les froides forêts. Ainsi, comme le disent les auteurs, les « hommes du xviiie siècle vivent dans un anthropocène », c'est-à-dire dans un monde pensé comme un environnement global où l’impact de l’homme est décisif.
Il serait toutefois anachronique de projeter dans ces discours nos inquiétudes contemporaines. Les auteurs font par exemple un sort à la figure de Pierre Poivre, parfois présenté comme un précurseur de l’écologie moderne. Naturaliste et intendant de l’île Maurice entre 1767 et 1772, celui-ci s’alarme du déboisement de l’île au nom du dessèchement du climat. À la vérité, il cherche surtout à convertir les plantations de sucre et de café en forêts au service de la marine française dans l’océan Indien. Si l’image de la forêt tropicale comme paradis perdu émerge à la même époque chez Bernardin de Saint-Pierre, la hantise du déboisement s’explique surtout par la crise énergétique (le prix du bois quadruple en France dans les années 1770).
Au même moment, la connaissance des climats passés devient une question obsédante : la découverte de fossiles de végétation tropicale sur le sol européen fait naître la thèse du refroidissement multiséculaire de la terre, notamment sous la plume de Buffon. Les savants se concentrent aussi sur des durées plus courtes, c’est ainsi qu’à la fin du xviiie siècle sont jetées les bases de la climatologie historique : utilisation des registres d’observation enregistrant quotidiennement la météorologie, observation des « proxys » (indices indirects des évolutions du climat) comme les glaciers, le niveau des crues, la végétation ou, déjà, la date des vendanges passées.
La Révolution française va contribuer à politiser fortement la question du climat, en l’articulant à la question forestière. Faut-il « réparer le climat » et régénérer la nation en restaurant les forêts, ou bien utiliser l’immense capital forestier pris à l’Église et à la noblesse pour solder les dettes de la France (en 1789, puis en 1816), quitte à faire reculer les forêts ? Que l’on rende le roi, ou, par la suite, la Révolution et les paysans, responsables du recul des forêts, les mêmes arguments circulent d’un camp à l’autre à la faveur des événements, et contribuent à faire de la question des forêts un enjeu central du débat public. La modernité politique ne se construit donc pas en s’abstrayant des questions environnementales, bien au contraire.
C’est dans ce contexte qu’est lancée l’enquête de 1821 sur le changement climatique, alors que « l’année sans été » de 1816 a particulièrement marqué les esprits en raison des fortes perturbations atmosphériques (température basses provoquées par plusieurs éruptions volcaniques) qui ont entraîné la destruction des récoltes en Europe. Construite sur des questionnaires envoyés aux préfets et aux propriétaires agricoles, l’enquête vise à trouver de nouveaux responsables au changement climatique. La contradiction entre l’appétit pour les ressources forestières et la crainte de dégrader le climat est résolue en séparant deux types de forêts : les forêts de montagne, qui se voient attribuer un rôle central dans la régulation des précipitations (et donc doivent être préservées), et les forêts de plaine, qui, elles, peuvent être exploitées commercialement. Cette solution ouvre la voie au retour en force de l’administration forestière, qui se lance dans une croisade contre les populations agropastorales des montagnes.
La seconde moitié du xixe siècle est marquée par une « lente éclipse de la question forestière ». L’argument climato-forestier est en effet usé à force d’avoir été instrumentalisé dans des luttes politiques partisanes et l’industrialisation rend le besoin de bois moins pressant avec la construction navale en acier. Enfin, les progrès agricoles effacent les crises de subsistance et réduisent la dépendance des sociétés aux aléas climatiques. Jusqu’à la fin du xxe siècle, l’inquiétude concernant les activités humaines en lien avec le climat n’est plus une question prioritaire dans le débat public.
Le cours : le film-catastrophe hollywoodien n’a pas inventé l’inquiétude climatique
Les prophéties de l’effondrement climatique sont devenues un refrain récurrent dans le cinéma hollywoodien (Le Jour d’après ou 2012 de Roland Emmerich par exemple). Mais ces prophéties ne sont pas une invention du xxie siècle. L’inquiétude climatique est courante à la fin du xviiie siècle comme le montrent les publications François-Antoine Rauch.
Ingénieur des ponts faisant carrière sous la Révolution, François-Antoine Rauch veut œuvrer à la régénération climatique de la France. Il compte donc reboiser la France pour restaurer le climat, puisque les arbres jouent selon lui un rôle de régulation dans le cycle de l’eau. Il cherche pour cela l’appui du pouvoir politique et expose son projet dans son Harmonie hydrovégétale et météorologique (1802). La gravure du frontispice (la page de titre) en résume la teneur (Ill. 1).
Sur cette gravure, Napoléon est prié de suivre le modèle proposé par Rauch pour l’appliquer au territoire français dans son ensemble. L’harmonie entre la forêt et le climat est ici illustrée par les représentations bucoliques des troupeaux et de la cueillette ainsi que par la variété des arbres, le rapport entre végétation et climat est subtilement évoqué en suivant le cycle de l’eau, les arbres attirant les nuages en hauteur pour orienter les précipitations, ou régulant les excès d’humidité le long des cours d’eau (comme le montrent les saules et peupliers en bas de l’image), le ciel enfin, ni trop nuageux ni trop clair, manifeste la restauration du climat.
Rauch passe plus de trente ans de sa vie à mobiliser l’opinion dans sa croisade pour la restauration climatique et forestière. À partir de 1824, il fonde plusieurs sociétés successives associant des noms prestigieux et des capitaux importants pour louer des terres à reboiser. Il a donc tout intérêt, pour faire valoir ses conceptions forestières, à présenter de manière spectaculaire les risques d’un dérèglement climatique comme le montre la gravure « Les derniers restes de Babylone », tirée de ses Annales européennes qui illustre l’imaginaire d’un Orient rendu aux marécages et aux forêts rachitiques du fait de la mauvaise gestion de la nature et du climat (Ill. 2). La lutte contre l’avancée des déserts permettra ainsi de justifier la nouvelle vague de colonisation.
Comparer l’affiche du film Le jour d’après avec la gravure des derniers restes de Babylone permet de déceler une rhétorique similaire : contraste entre la monumentalité des constructions humaines et le désastre climatique, condamnation plus ou moins explicite de l’orgueil humain (Babylone fait écho à Babel, alors que le flambeau de la statue de la liberté est gelé ou noyé sur les affiches du film de Roland Emmerich), critique d’une exploitation prédatrice et irréfléchie de la nature (le nomadisme guerrier des Orientaux de la gravure et, éventuellement, le capitalisme financier à l’arrière-plan de l’affiche du Jour d’après).