Le livre : Dominique Barthélémy met en cause l’interprétation de la « mutation de l’an mil » proposée par Georges Duby.
Jalon historiographique majeur, L’an mil et la paix de Dieu de Dominique Barthélemy (1999) déconstruit méthodiquement le modèle de la « mutation de l’an mil » élaboré par Georges Duby, à partir du cas Mâconnais et de l’examen des chartes de Cluny (La société au xie et xiie siècles dans la région du Mâconnais, 1953). Selon Georges Duby, les deux décennies qui encadrent l’an mil constituent une rupture avec l’ordre carolingien, caractérisée par une dégradation des institutions publiques et par une crise sociale. Cette dernière se traduit notamment par la prolifération des mottes féodales et la multiplication des récits de voies de fait dans les chartes comme dans les récits de miracles, analysées comme une éruption soudaine de violence. Les seigneurs confisquent ainsi par la force la justice et les châteaux et créent de la sorte une nouvelle forme de pouvoir, la seigneurie banale.
Dominique Barthélemy revient sur ce qu’il considère comme une « fable historienne » par une relecture critique des auteurs de la période, en particulier du moine bourguignon Raoul Glaber († 1047), de Richer de Reims (xe siècle) ou encore du religieux limousin Adémar de Chabannes (c. 898-1034). Il démontre ainsi que, en donnant le primat à une documentation monastique bâtie sur une opposition barbarie féodale / sainteté des moines, infondée dans les faits, Georges Duby et ses successeurs (Pierre Toubert, Jean-Pierre Poly, Pierre Bonnassie) ont été victimes d’un « effet de sources ». Certes les chartes émises en milieu monastique, notamment à Cluny, se font l’écho de relations tendues avec les seigneurs laïcs, mais cette rhétorique des lamentations doit avant tout être analysée comme le signe d’exigences croissantes de la part des religieux, soucieux d’obtenir davantage de garanties et d’allégeances.
Dominique Barthélemy tord le cou au mythe millénariste, qualifié de « dérive de Georges Duby », reposant sur une analyse erronée des sources. Il propose alors une autre lecture des écrits de Raoul Glaber : après avoir rappelé de quelle manière le mythe des terreurs de l’an mil chemine du xvie siècle jusqu’à Michelet au xixe siècle, il établit que le moine bourguignon ne croit pas à l’imminence de la fin des temps. Le projet du chroniqueur est tout autre : rapporter dans une perspective moraliste les événements survenus dans le temps du millénaire de l’Incarnation (1000-1033), une période qui, selon Raoul Galber, aurait été choisi par Dieu pour accentuer sa présence en actes.
Dominique Barthélemy conteste également l’idée d’une libération soudaine d’instincts violents liée à l’essor de la féodalité. Selon lui, la thèse d’un effondrement du système social et politique hérité de la période carolingienne repose sur une mauvaise interprétation de l’apparition de plus en plus fréquente du terme miles (chevalier) dans les chartes à partir de 990. En effet, pour Dominique Barthélémy, ce terme n’atteste pas la naissance d’une classe nouvelle, le triomphe du guerrier ou encore un mode inédit de domination sociale caractérisé par l’essor de la féodalité et la révolution châtelaine. Il se substitue en réalité au terme carolingien vassus et ne doit pas, pour cette raison, être interprété comme la marque d’une transformation sociale et politique.
Par ailleurs, d’après Dominique Barthélemy, la « guerre privée » ou faide chevaleresque (vengeance ou riposte d’un homme en cas d’atteinte à ses biens ou à son honneur), circonscrite à des personnes et à des lieux, n’est en aucun cas fatale à l’équilibre social et contribue à l’inverse à la reproduction de ce dernier. En effet, la faide chevaleresque ne signifie pas l’abolition de tout système judiciaire mais cohabite avec une justice de type compositoire, rendue lors d’assises publiques (plaids), permettant la réparation du préjudice subi. Il s’agit généralement d’un moyen de redéfinir et de raffermir des alliances, de peser sur des négociations en cours afin de faire valoir ses droits et sa position. À une violence débridée, Dominique Barthélemy substitue donc une culture du compromis : sous le nom de guerre et de vengeance, les sources du xie siècle révèlent, selon lui, des querelles définies par des règles implicites.
Enfin, dans ce contexte, les conciles de paix de Dieu (Charroux, 989 ; Limoges, 994 ; Puy-en-Velay, 993-994 ; Poitiers, 1010 ; Verdun-sur-le-Doubs, 1019-1021...) ne constituent pas une réponse uniforme et populaire à une crise sociale. Initiés par des évêques accompagnés de grands laïcs, à l’occasion de rassemblements qui drainent les reliques et les foules, ils proposent de régler les litiges en cours afin de renforcer la sécurité des églises et de leurs biens face aux exactions des milites. Néanmoins, il n’existe pas de modèle unique qui se diffuserait dans les Gaules comme une onde de choc. Dominique Barthélemy insiste au contraire sur la nécessité de replacer ces rassemblements dans leurs réalités régionales (Aquitaine, Auvergne, Bourgogne, nord de la Francie). De fait, ces conciles ne contredisent en rien l’ordre seigneurial mais à l’inverse, reconnaissent la prépondérance sociale des aristocrates, tant laïcs qu’ecclésiastiques, et conduisent à renforcer la position des princes et des évêques. Il s’agit bel et bien d’une institution caractéristique du temps des principautés, mécanisme de régulation du système féodal.
La trêve de Dieu, qui consiste à soustraire un temps (du mercredi soir au lundi matin) aux violences ordinaires, n’est pas davantage disruptive. Venu du sud des Gaules (Elne, 1027) puis touchant la Bourgogne et le reste de la Francie (Normandie, Flandre) à compter des années 1060, ce mouvement prend la suite de la paix de Dieu. Il vient compléter le dispositif et permet de limiter les dérogations, favorisées par d’éventuels arrangements entre les parties en présence, aux anathèmes prévus par les canons des conciles de paix de Dieu en cas d’atteinte aux espaces sacrés ou aux inermes (clercs, paysans…). Par conséquent, l’Église cathédrale accroît son rôle dans le règlement des conflits.
Ainsi, tout au long de son ouvrage, Dominique Barthélemy insiste sur les permanences de la société de l’an mil, qu’il qualifie de « postcarolingienne ».
Le cours : les relations féodo-vassaliques ne sont pas un long fleuve tranquille.
L’an mil et la paix de Dieu contient de nombreuses sources primaires traduites et commentées qui permettent de comprendre comment fonctionnent les rapports féodo-vassaliques. C’est le cas du Récit des pactes ou Convention d’Hugues (chap. V), notice narrative de 342 lignes composée dans l’abbaye Saint-Cybard d’Angoulême au milieu du xie siècle. Ce texte évoque les efforts d’Hugues IV de Lusignan dit le Chiliarque (1012-1030/32) pour faire valoir ses droits face aux vicomtes de Thouars et aux seigneurs de Rancon qui menacent ses possessions aux lisières de sa seigneurie (1012-1025). Dans ce texte, Hugues en appelle, souvent en vain, à l’arbitrage du duc Guillaume V d’Aquitaine (994-1030), par ailleurs comte de Poitiers, dont il est le vassal. Portrait à charge de ce dernier, le Récit des pactes récapitule les torts que le seigneur de Lusignan impute à Guillaume, qui n’a pas, selon lui, suffisamment récompensé sa fidélité.
Dans l’extrait proposé, la querelle porte sur la forteresse de Gençay, initialement cédée par Guillaume à Hugues puis reprise avant d’être remise à Aimeri de Rancon, en dépit d’une promesse faite auparavant. C’est dans ce contexte qu’Hugues s’estime délié de son serment de fidélité à l’égard de son seigneur et choisit de le défier.
Alors qu’il s’oppose au seigneur Aimeri II de Rancon au sujet de la forteresse de Gençay, Hugues en appelle à son seigneur, le comte Guillaume de Poitiers, qui promet de lui rendre raison en justice ou de lui accorder une compensation.
« Le délai fixé pour cela s’écoula, sans qu’il n’ait rien fait. Au contraire, il lui fit dire : « N’attends plus rien de moi (…). » Quand Hugues entendit cela, il se rendit à la cour du comte et le mit en procès en demandant son droit. Cela ne lui servit de rien. Hugues s’en attrista et annonça au comte (...) qu’il sortait de fidélité -sauf toutefois s’il s’agissait de sa cité et de sa personne même. Alors, sans qu’Hugues ou ses hommes aient fait aucun mal, les hommes du comte saisirent un fief des hommes d’Hugues, sous prétexte de guerre. Hugues vit cela, et il marcha sur le château de Chizé. (...) Hugues fit cela parce qu’il savait en avoir le droit : Chizé avait appartenu à son oncle ou à d’autres parents, et ils l’avaient perdu. »
À la nouvelle de prise de Chizé, Guillaume fait dire à Hugues de lui rendre la tour. Hugues en profite pour renouveler ses différentes revendications.
« Ils convinrent d’un plaid (1) entre eux. Il dit à Hugues : « Je ne te rendrai pas les honneurs que tu me demandes, mais seulement celui qui fut à ton oncle [Chizé]. Le château, le donjon et tout l’honneur, je te donnerai tout cela, mais à la condition que dorénavant tu ne me réclames pas celui-là qui appartient à ton père et à ta parenté. Et ne me renouvelle pas non plus tes autres revendications de droits. »
Entendant cela, Hugues se tint sur ses gardes. (...) Il dit donc : « Si j’accepte, ne dois-je pas craindre que tu te joues de moi, comme tu l’as fait si souvent ? » Et le comte de répartir : « Je te donnerai de fortes garanties, tu n’auras plus lieu de te méfier. - Lesquelles ? - Je te présenterai un serf ; devant toi, il portera le fer du jugement en t’assurant que l’accord entre nous doit être ferme et bon. Et tu n’auras plus à subir de tort sur toutes les vieilles affaires. Tout est réglé, sans arrière-pensées. »
Hugues entendit le comte dire cela. Et il reprit : « Tu es mon seigneur. Je n’ai pas à te demander de garantie. Je m’en remets seulement à la miséricorde de Dieu et à la tienne. » Alors le comte : « Renonce à toutes tes réclamations, jure moi fidélité, ainsi qu’à mon fils. Je te donnerai alors le fief de ton oncle, ou, à la place, quelque chose de même valeur. - Seigneur, répondit Hugues, par Dieu et par ce saint crucifix, qui représente le Christ, je t’en prie, ne me demande pas cela si, dans l’avenir, toi ou ton fils, vous avez l’intention d’agir mal. - Pas de ruse, je t’en donne ma parole et celle de mon fils. - Et si tu me demandes de te remettre le château de Chizé, une fois que je t’aurai juré fidélité ? Ou bien je ne t’y reçois pas, et tu dis que je n’ai pas le droit de t’interdire l’accès à ce que je tiens de toi. Ou bien je t’y reçois, et, toi et ton fils, vous me le prenez, et vous direz que vous ne m’avez pas donné d’autre garantie que Dieu et votre miséricorde. »
(…) L’accord se fit ; le comte et son fils donneraient leur parole sans ruse et ils reçurent l’hommage d’Hugues, en foi et confiance. Il leur jura fidélité, ils lui donnèrent le fief de son oncle Joscelin, tel qu’il le détenait l’année d’avant sa mort. »
G. Beech, Y. Chauvin, G. Pon (éd.), Le Conventum (vers 1030), Genève, Droz, 1995, p. 135-138 ; cité par D. Barthélemy, L’an mil et la paix de Dieu. La France chrétienne et féodale 980-1060, Paris, Fayard, 1999, p. 346-347.
(1) Assises publiques.
Georges Duby, en son temps, a vu dans ce récit l’émancipation d’un vassal mécontent au détriment de l’autorité comtale, ce qui démontrait selon lui une « transition vers le féodalisme ». D’après Dominique Barthélemy, cette interprétation est un contresens puisque, selon lui, ce récit renseigne au contraire sur la « reproduction du féodalisme ». À travers ces conflits de pouvoir, ces guerres, ces tractations et ces manœuvres féodales, le Récit des Pactes donne à voir des personnages bien réels, insérés dans les multiples réseaux d’une société complexe. L’extrait proposé montre de quelle manière des phases de guerre privée alternent avec des phases de négociations au cours desquelles les parties en présence finissent invariablement, au moyen de rituels performatifs, par réitérer leur alliance et par redéfinir leurs obligations réciproques. In fine, le Récit des pactes retrace l’histoire d’une allégeance certes « plusieurs fois mise en cause mais toujours renouvelée ».
Ce faisant, il est possible de réévaluer l’autorité comtale sur des châtelains soi-disant rebelles, de mettre en lumière le rôle d’arbitre de Guillaume et de montrer que le pouvoir de ce dernier se renforce lorsque les tensions entre seigneurs s’accroissent. Quant à la violence, certes bien présente, elle n’en demeure pas moins légitime, en particulier lorsqu’il est question d’honneur ou d’héritage, et ne cesse d’alterner avec des rapports de droits. Faides et plaids s’avèrent donc complémentaires : les différents protagonistes ne viennent au conflit armé qu’après tractations puis traitent de nouveau après une action violente. En pointant ainsi les limites de la guerre féodale, l’ouvrage de Dominique Barthélemy permet de dépasser un « stéréotype savant » encore solidement ancré dans l’enseignement secondaire.