Le livre : une histoire de l’impérialisme écologique en Afrique
« De toutes les politiques qui signalent la continuité avec le temps des colonies, celles de la nature sont au premier rang », écrit Guillaume Blanc dans son livre L’invention du colonialisme vert, paru en 2020 et en partie tiré de sa thèse, soutenue en 2013. L’historien montre que la protection de la nature africaine par les instances internationales se fonde sur des représentations coloniales : l'Afrique apparaît comme un espace que les hommes n'ont pas su s'approprier, un Éden fait de savanes, de déserts et de forêts, dont le souverain serait le lion régnant sur la faune sauvage. Dans les textes officiels de ces instances internationales, les populations africaines, rarement évoquées, le sont surtout à travers des pratiques prétendument nuisibles pour leur milieu, comme la chasse excessive, la déforestation, les épizooties ou l’agropastoralisme. Par ailleurs, leur démographie jugée exubérante serait la cause essentielle de l'érosion des sols, des ressources et donc de la misère dans laquelle ces populations se trouvent.
Cette vision de l’Afrique et de ses habitants est un héritage de la colonisation. Dès la fin du xixe siècle, des naturalistes et des forestiers occidentaux affirment que les populations locales mettent la nature en danger. En réalité, c'est la colonisation qui engendre un « choc écologique » : entre 1888 et 1892, l’importation de bovins européens touchés par la peste provoque des épizooties et des épidémies ; pendant des décennies, des Occidentaux chassent sans se soucier de la préservation des espèces (Ill.1) et convertissent des millions d’hectares de forêt en terres de culture. Malgré tout, pour les élites européennes « préservationnistes », qui se réunissent notamment au sein de la SPWFE britannique (Society for the Preservation of the Wild Fauna of the Empire, créée en 1903), la nature doit avant tout être protégée des populations locales.
Des parcs nationaux sont donc créés pour protéger l’environnement naturel en Afrique. Le premier parc, le « parc Albert » (aujourd’hui le parc Virunga) est inauguré en 1925 au Congo. Trois ans plus tard, la fondation de l’Office international de documentation et de corrélation pour la protection de la nature marque une nouvelle étape, car cette institution étend le paradigme de la préservation à toute l’Afrique. Dans ce cadre, en 1932, les puissances coloniales adoptent officiellement un « régime spécial pour la conservation » : « la chasse, l’abattage ou la capture de la faune, et la récolte ou la destruction de la flore seront limités ou interdits ». Les habitants sont sommés de quitter leurs territoires, mais les safaris restent autorisés.
« La décolonisation n'entraîne aucun changement de paradigme », soutient Guillaume Blanc. Dès les années 1960, les administrateurs coloniaux se reconvertissent en experts internationaux, puis intègrent des institutions reconnues comme légitimes, mais dont les racines sont impériales. Par exemple, l'Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN), fondée en 1948, n’est que le nouveau nom de l’Office international de documentation et de corrélation pour la protection de la nature ; de même, la SPWFE se renomme la Fauna Preservation Society en 1950 (aujourd’hui, elle s’appelle Fauna & Flora International). Quant au « régime spécial » élaboré en 1932, il devient le « Projet Spécial pour l’Afrique » (Africa Special Project). Les termes ont changé mais l’objectif est le même : il s’agit toujours de bannir les habitants des espaces « naturels » qu’ils mettraient en danger. Et pour défendre ce projet, les experts de l’environnement relayent des mythes coloniaux qu’ils présentent comme scientifiques.
À partir du terrain éthiopien qui lui est familier, Guillaume Blanc retrace notamment l'histoire du « mythe de la forêt perdue ». Au début des années 1960, l’Organisation des Nations Unies, par le biais de la FAO (Food and Agriculture Organisation) estime que les forêts ne couvrent plus que 4 % de la surface de l’Éthiopie, contre 40 % en 1900. Or, ces chiffres s’appuient sur des observations visuelles indirectes et partielles. Ils ont même été volontairement exagérés : le chiffre de 4 % vient d’une observation partielle faite en 1946 à Addis-Abeba par un forestier canadien, William Logan (il donnait plutôt le chiffre de 5 %) et le chiffre de 40 % est l’extrapolation d’une estimation réalisée par le forestier Friedrich von Breitenbach en 1961, estimation qui ne concerne que le sud des hauts plateaux éthiopiens, après la saison des pluie…
Qu’importe pour les experts, ils prennent ces données pour argent comptant et les citent inlassablement dans leurs rapports. Ceux-ci fonctionnent comme des « textes-réseaux », selon la formule empruntée au sociologue Michel Callon : « sans cesse plus nombreux, ils circulent toujours davantage, et plus ils sont partagés, plus ils sont acceptés. » Le consensus devient, à tort, synonyme de vérité.
Cette politique n’est pas seulement la conséquence du « colonialisme vert » occidental. Elle est aussi appliquée par les chefs d’État africains car les parcs nationaux sont une source de pouvoir, de prestige et de revenus. En Éthiopie, le parc du Simien en offre une illustration : créé en 1969 et intégré au patrimoine mondial de l’Unesco en 1978, il permet à la fois de contrôler les populations locales, de valoriser l’image du pays à l’étranger et d’attirer des touristes du monde entier.
Les habitants des espaces protégés sont les grandes victimes de cette politique héritée de la période coloniale. La chasse, l’agriculture et le pastoralisme y sont punis d’amendes, voire de peines de prison. Malgré une empreinte écologique limitée, au moins un million de personnes ont été expulsées des parcs nationaux au xxe siècle. Ces expulsions aggravent la pauvreté, « car aucune compensation ne peut remplacer ce qui a été perdu » selon Guillaume Blanc : le lieu de vie, mais aussi les biens collectifs, les réseaux d’entraide et toute une manière d’être au monde.
Le cours : comparer la protection des forêts en Afrique et en Europe
Les liens entre protection de l’environnement, (post)colonialisme et violation des droits humains sont méconnus en dehors des cercles de spécialistes. Ils peuvent toutefois être abordés en classe pour mettre en lumière ce qu’on pourrait appeler un double standard de l’environnementalisme : dans les pays développés, la présence humaine n’est pas forcément vue comme une menace pour l’environnement alors qu’en Afrique, les hommes et les femmes doivent être exclus d’une nature idéalisée.
La comparaison avec la situation française est éclairante. Depuis Colbert, plusieurs lois ont été établies pour éviter la pénurie de bois et rendre son exploitation pérenne. L’approche adoptée est « conservationniste » : l’environnement doit être protégé au nom des intérêts humains. Ainsi, la dernière version du code forestier, stipule que « la politique forestière a pour objet d'assurer la gestion durable et la vocation multifonctionnelle, à la fois écologique, sociale et économique, des bois et forêts. » En Afrique, il en va tout autrement : l’environnement est protégé au nom de sa valeur intrinsèque, et non pour les ressources qu’il procure directement aux habitants. C’est l’approche « préservationniste », beaucoup plus stricte, qui prédomine.
De cette différence découlent deux regards contradictoires sur les rapports entre l’humain et la nature dans les espaces protégés. Dans les Causses et les Cévennes, l’Unesco soutient l’agro-pastoralisme jugé « nécessaire pour traiter les menaces provenant des systèmes sociaux, économiques et environnementaux auxquels de tels paysages sont confrontés dans le monde entier.” Mais dans le Simien, l’agro-pastoralisme est accusé de détruire la forêt, les sols et la vie : l’existence de cette pratique a même justifié l’inscription du parc sur la liste du patrimoine mondial en péril entre 1996 et 2017.
Pour Guillaume Blanc, ce double standard est hérité des représentations coloniales : « Il y aurait le génie de la culture chez les uns, et la beauté de la nature chez les autres. » C’est pourquoi, sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, la moitié des sites culturels se trouve en Europe, et le quart des sites naturels en Afrique.
Le parallèle entre les deux situations peut conduire à élaborer une réflexion sur les notions de justice et d’inégalités environnementales : les habitants des parcs nationaux africains sont criminalisés alors que leur façon de vivre est écologiquement soutenable ; en d’autres termes, ils payent pour un crime qu’ils n’ont pas commis, contrairement aux anciennes puissances coloniales dont la responsabilité est avérée dans la catastrophe écologique.