La « révolution néolithique » a-t-elle été un progrès pour l’humanité ?

À propos de James C. Scott, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États

James C. Scott, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, Paris, La Découverte, 2019 (première édition aux États-Unis en 2017 sous le titre « Against the Grain : A Deep History of the Earliest State » ).

Sommaire

Le livre : l’humanité domestiquée par les premiers États

« Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États » est un livre audacieux. Sous les apparences d’une simple synthèse de travaux de spécialistes de la préhistoire et de la naissance des premiers États, il étudie l’histoire des États archaïques entre 65000 et 1600 av. J.-C., et plus précisément ceux de l’espace mésopotamien, selon une grille de lecture dite « anarchiste », c’est-à dire fondée sur une analyse des résistances à l’emprise de l’État.

Expert des questions du contournement de l’autorité de l’État (Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, 2013), l’anthropologue et professeur de science politique américain James Scott décrit la « révolution néolithique » (entre 10 000 et 15 000 ans av. J.-C.) au cours de laquelle l’humanité adopte progressivement l’agriculture sédentaire et après laquelle se forment graduellement les premières structures étatiques - telles Uruk (4000 à 2000 av. J.-C.), Mari (entre 2400 et 2300 av. J.-C.), Ur III (à la fin du iiie millénaire av. J.-C.) - dont l’émergence est liée, selon l’auteur, à la domestication des céréales dans un contexte de forte croissance démographique.

À rebours de l’historiographie traditionnelle, James Scott décrit la « révolution néolithique » non comme un progrès, mais bien comme une « disqualification massive » pour l’humanité, car les tâches agricoles liées à la sédentarisation sont bien plus épuisantes que les courtes journées de production alimentaire des modes de vie nomade ou semi-nomade. De plus, la concentration d’individus, animaux et humains, dans le contexte de la sédentarisation, favorise l’émergence de nombreuses maladies infectieuses facilement transmissibles. Parallèlement, les premiers États qui apparaissent avec l’agriculture céréalière imposent leur fiscalité payable en nature et, pour en faciliter la gestion, contraignent les populations à se consacrer à la culture de céréales domestiquées (riz, orge, blé, maïs, millet) - plus faciles à manipuler et dont la maturation suit des rythmes précis et prévisibles -, réduisant dès lors la diversité alimentaire des populations qui se nourrissaient jusqu’alors de plantes comestibles, de légumineuses, de céréales, et d’animaux sauvages ou domestiqués.

Enfin, pour assurer leur pérennité, les premiers États exercent un contrôle étroit de leurs populations administrées comme une main-d’œuvre agricole. Cette domination des populations se traduit par la construction de murailles érigées, moins pour se protéger d’attaques extérieures, que pour empêcher la fuite des habitants qui aspireraient à retrouver un mode de vie nomade. En outre, la gestion des populations par l’État débouche sur la mise en servitude de groupes humains, sur la régulation de la natalité et, par là même, sur une surveillance particulière des femmes et de leur fécondité.

À terme, ce sont bel et bien la sédentarisation agricole et la construction étatique qui ont domestiqué les êtres humains, leur ôtant la liberté caractéristique du mode de vie des peuples sans État. Il en résulte, selon James Scott, qu’il faut non seulement s’affranchir des discours trompeurs des mythologies des premiers États vantant l’assujettissement de la nature par les êtres humains, mais aussi se libérer de l’historiographie classique qui confond indûment puissance des centres étatiques - ou des civilisations – avec le bien-être des populations humaines.

Le cours : l’humanité dépendante du feu

L’ouvrage de James Scott permet de revisiter les habituels repères chronologiques de l’histoire longue de l’humanité, en se focalisant moins sur le passage à l’agriculture durant la « révolution néolithique » (entre 10 000 et 15 000 ans av. J.-C.), l’étatisation ou l’invention de l’écriture (3300 av. J.-C.), que sur la domestication du feu (400 000 av. J.-C.). En effet, pour l’auteur, le feu constitue « en tant que monopole d’une seule espèce et atout universel […] la clé initiale de l’influence croissante de l’humanité sur le monde naturel ». C’est le feu qui a permis de concentrer le gibier, de faire disparaître certaines plantes et de créer un environnement favorable à l’humanité, et ce bien avant la domestication des plantes et des animaux.

Avec le feu, l’être humain met la nature à son service, alors qu’il n’en était jusqu’à présent qu’un élément. À ce titre, il peut être tout à fait pertinent d’aborder l’histoire de la domestication du feu pour montrer comment sa maîtrise a participé à l’émergence de l’agriculture sédentaire. C’est le cas, par exemple, de l’horticulture, le feu étant alors employé pour éliminer la végétation antérieure et encourager l’expansion de plantes vivrières telles que les noix, les baies et les arbres fruitiers (ces premiers feux d’origine anthropique sont datés d’au moins 400 000 ans av. J.-C.).

Pour James Scott, c’est le feu, qui a domestiqué l’humanité dès lors que les êtres humains en sont devenus entièrement dépendants. C’est grâce au feu et à la cuisson que les hommes ont consommé de plus en plus d’aliment digérables, stimulant la croissance de leur cerveau et réduisant la taille de leurs dents et la consommation calorique de leurs intestins lors de la digestion. De même, le feu a démultiplié l’efficacité de la chasse en enfumant les terriers du petit gibier et en acculant le gros gibier dans les précipices et les tourbières. Cette transformation de la chasse par le feu a réduit le rayon à parcourir pour s’alimenter, conduisant les populations à se regrouper dans des espaces circonscrits où la chasse et la cueillette étaient facilitées, des espaces où les conditions de vie étaient plus avantageuses mais, dans le même temps, tributaires de la maîtrise du feu.

Ce renversement de perspective du feu considéré comme un progrès pour l’humanité au feu considéré comme un asservissement – ouvre une réflexion plus générale sur nos dépendances contemporaines aux ressources énergétiques. Si l’humanité préhistorique s’est trouvée subordonnée à l’utilisation du feu pour se forger un cadre de vie plus commode, nous sommes devenus, pour notre part, dépendants des matières énergétiques pour faire fonctionner des machines qui, depuis la « révolution industrielle » (fin xviiie-xixe siècle), permettent non seulement d’augmenter les rendements agricoles, mais encore de fabriquer industriellement des objets de la vie quotidienne, nous garantissant un mode de vie plus confortable, certes, mais entièrement subordonné à la consommation de ressources énergétiques. S’agit-il d’un progrès ou d’une forme d’asservissement comme le suggère James Scott en écrivant une histoire à contre-courant de la domestication du feu ? Aux lectrices et aux lecteurs d'en juger après avoir refermé ce livre qui bouscule nos certitudes sur la domestication du feu, l’apparition de l’agriculture sédentaire et l’histoire des premiers États.

Citer cet article

Anne-Laure MERIL-BELLINI DELLE STELLE , «La « révolution néolithique » a-t-elle été un progrès pour l’humanité ?», Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 21/09/23 , consulté le 20/09/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22158

Les livres qui changent le cours d'histoire

Voix : Virginie Chaillou-Atrous

Conception et enregistrement : Euradionantes

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