Contexte : reprise en main des capitaines
L’année 1441 marque une date importante dans la pacification du royaume, déchiré par des troubles depuis presque un siècle. Dans ces dernières années de la guerre dite de Cent Ans, la paix civile est précaire. Le roi Charles VII a réussi à mater en 1440 la Praguerie menée par les grands barons du Royaume (dauphin Louis, duc de Bourbon, duc de Bretagne, duc d’Alençon). Ces derniers voyaient d’un mauvais œil l’ordonnance d’Orléans de 1439 dont l’objectif est d’imposer l’autorité du roi sur l’ensemble du royaume et à limiter leur rôle de chef de guerre. Charles VII s’applique, à l’aide de son connétable Arthur de Richemont, à déployer une justice expéditive à l’encontre de tous les capitaines indisciplinés et violents. En 1440, Arthur de Richemont, le connétable (chef de l’armée royale), lance une vaste campagne en vue de pacifier l’Île-de-France et la Champagne où pullulent toujours les Écorcheurs, des hommes de guerre qui exercent une violence armée sur les populations civiles, en particulier au lendemain du traité d’Arras (1435), qui met fin à la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons.
Le roi Charles VII, qui sait que son pouvoir dépend de sa capacité à assurer la sécurité et l’ordre dans son royaume, compte imposer son autorité sans état d’âme sur l’ensemble des gens d’armes. Pour cette raison, il choisit de faire un exemple en faisant éliminer Alexandre de Bourbon, bâtard d’un des grands du royaume, Jean Ier de Bourbon. Ses exactions ont été dénoncées par les populations et son engagement dans la Praguerie fournit le prétexte. Le prévôt des maréchaux, bras armé du connétable en charge de juger les délits des gens de guerre, le fait enfermer dans un sac, avant de le jeter dans l’Aube. Le chroniqueur lorrain, Philippe de Vigneulles rappelle les détails de cette exécution :
« Aussi, en ce temps, le roi de France alla en Champagne pour extirper et faire cesser les maux et pilleries que les gens d’armes y faisaient ; desquelles il fit faire justice. Et entre les autres, fit noyer le bâtard de Bourbon à Bar-sur-Aube ; et plusieurs autres capitaines en furent déposés. Et fut à cette heure ordre mise en leur paiement, afin qu’il ne pillasse le pauvre peuple. »
C’est dans ce contexte, que Robert de Sarrebrück, seigneur de Commercy (en Lorraine), comte de Roucy et de Braine (en Champagne), lié à Alexandre de Bourbon, est également sommé de faire cesser toute forme de rébellion et de guerre privée (ill. 2). Il faut dire que Robert de Sarrebrück, redoutable capitaine, a le malheur d’avoir pour ennemi le beau-frère du roi, René d’Anjou, duc de Bar et de Lorraine, qui refuse de s’acquitter d’une lourde dette à son égard. Comme le bâtard de Bourbon, il a été accusé d’avoir commis de nombreuses exactions contre les populations civiles. Ancien frère d’armes de la Hire, le bras droit de Jeanne d’Arc, le seigneur de Commercy apparait aux yeux du roi comme l’un des éléments perturbateurs contestant son autorité. Après avoir demandé en vain, la grâce du Bâtard de Bourbon, le seigneur de Commercy est bientôt amené à faire soumission au roi.
La soumission de Robert de Sarrebrück se déroule à quelques kilomètres du territoire de ce dernier, dans le château de Vaucouleurs en présence du roi lui-même et de Robert de Baudricourt, un de ses anciens compagnons d’armes. Deux grands officiers accompagnaient le roi : l’amiral de France, Prigent de Coëtivy, et le trésorier du roi, Jean Bureau. Deux hommes d’armes complètent cette audience solennelle. Étrangement, celui qui se cache derrière cette mise en scène, le connétable Arthur de Richemont, est absent. Robert de Sarrebrück n’a pas revu le roi depuis le sacre de 1429, lorsqu’il accompagne la délégation des Lorrains jusqu’à Reims.
Charles VII a apparemment réservé un entretien privé à Robert de Sarrebrück, son « feal cousin », afin de régler les derniers termes de l’accord, qui comprend à la fois l’amende honorable et « profitable », son allégeance et l’abolition de ses crimes ou ceux de ses lieutenants. Autrement dit, Robert doit demander publiquement la mansuétude du roi, payer une amende et reconnaître Charles VII comme son suzerain, en échange de son pardon. Le paradoxe réside précisément dans l’obtention du pardon d’un roi dont il n’est jusque-là ni le vassal, ni tout à fait son sujet.
L’archive : le traité de Vaucouleurs (28 février 1441, nouveau style, texte revu et modernisé)
« Le roi veut et demande que le seigneur de Commercy pour réparer ce qu’il a fait au déplaisir du roi fasse les choses qui s’ensuivent : Il paiera au roi la somme de 25 000 florins vieux du Rhin (…) s’obligera lui et tous ses biens, où qu’ils soient et pareillement s’obligera sa femme autorisée de lui et tous ses biens où qu’ils soient.
Item, sera obéissant de Commercy au roi et y enverra le roi le bailli de Chaumont pour prendre ladite obéissance et en signe d’icelle baillera les clefs de la ville et du châtel dudit Commercy audit bailli, lesquelles icelui bailli lui rendra en lui faisant, par icelui seigneur de Commercy, serment que de ladite place ne de lui ne sera faite guerre ne porté dommage au temps avenir, au roi ne à nul de ses sujets en son royaume, en quelque manière que ce soit.
(…)
Item au regard dudit seigneur de Commercy, il s’obligera et jurera que s’il est trouvé que lui ou ses prédécesseurs aient fait ou soient tenus de faire par raison au roi ou à ses prédécesseurs foi et hommage de ladite place de Commercy, il le fera.
(…)
Item et si ainsi qu’il fut trouvé qu’il ne fut trouvé de faire hommage au roi, à cause de ladite ville de Commercy, et par raison se soit trouvé qu’il doit être du ressort et souveraineté du royaume, il ressortira là où il appartenait.
Item et pour les excès et outrages qu’il a faits au roi et à ses sujets, criera merci au roi et lui suppliera qu’il lui veuille pardonner et pareillement le fera à mondit seigneur le connétable.
(…)
Item, outre plus le roi veut et ordonne qu’il quitte au roi de Sicile la somme de 300 florins de rente qu’il prend sur certains villages du duché de Bar dont il est son homme et ledit roi de Sicile lui rendra les lettres d’hommage qu’il lui a fait et pareillement ledit de Commercy rendra les lettres qu’il a desdits 300 florins de rente.
(…)
Item, en faisant les choses dessus dites, le roi lui donnera abolition pour lui et ceux qui l’ont suivi en sa querelle et en soi bien gouvernant dorénavant, le roi l’aura en sa bonne grâce.
Item, jurera et promettra ledit seigneur de Commercy de tenir et accomplir de point en point toutes les choses dessus dites, sur l’obligation de tous ses biens quelconques et sur peine de confiscation, sans jamais venir à l’encontre. Et le roi sera chargé de contenter monseigneur le connétable et les autres.
Fait et passé en la présence du roi à Vaucouleurs, le dernier jour de février l’an 1440 » (28 février 1441, nouveau style).
Ce texte est particulièrement éclairant sur les relations de domination et de soumission que le roi s’efforce d’imposer à sa noblesse, pour affirmer une autorité transcendante susceptible de placer le roi, non plus au sommet de la pyramide féodale, mais au-dessus de tous ses sujets, fussent-ils nobles ou non.
En l’occurrence, le roi impose un rituel humiliant (« l’amende honorable », à genoux en « criant merci ») à l’un des plus puissants seigneurs de Lorraine, en échange de son pardon (« abolition générale »). Il lui impose également des sanctions financières (une « amende profitable » de 25 000 florins) ou des dispositions à portée économique (la renonciation des rançons encore en cours et le moratoire de la dette de René d’Anjou en tant que duc de Bar et de Lorraine). L’amende représente une somme non-négligeable équivalent au quart du revenu des domaines de Robert de Sarrebrück. L’abandon des rançons sur les gens que ce dernier a capturés constitue aussi une perte sèche pour un seigneur de guerre, dont elles constituent une compensation des frais engagés dans les expéditions militaires. Quant à la dette de René d’Anjou, dont il a hérité avec le duché de Bar, elle se trouve annulée par la seule volonté du roi. Parallèlement, le roi accorde son pardon à ceux qui auraient usé de la force contre Robert de Sarrebrück (ill. 1).
Le seigneur de Commercy doit également remettre les clefs de la ville de Commercy et de sa forteresse entre les mains du bailli (officier royal en charge des affaires administratives, militaires et judiciaires) de Chaumont, Baudricourt, devenu depuis peu chambellan (officier et conseiller) du roi. Tenus en alleu (terre libre de droits et de devoirs) depuis des siècles, la ville et le château de la famille de Sarrebrück entrent ainsi dans l’obéissance royale, en devenant un fief. Le roi, à Commercy, comme sur d’autres zones frontalières, s’empare des forteresses de ses vassaux, pour consolider son emprise territoriale.
Les formes impératives adoptées dans la rédaction de l’acte témoignent ainsi de la vigueur nouvelle que Charles VII entend impulser à l’autorité royale. Cependant, l’acte révèle les limites de la souveraineté du roi, qui s’appuie encore sur des liens personnels (notamment sur l’hommage vassalique auquel il est fait référence), et donc sur les ressorts de la suzeraineté propres au système féodal.