La légitimation du pouvoir capétien par la religion sous Louis IX (1226-1270)

Rois très chrétiens (Reges christianissimi), les Capétiens se présentaient comme les champions de l’Église, que ce soit lors de leur sacre, durant lequel ils juraient de la défendre, ou lors des croisades, où ils s’en faisaient le bras séculier. Mais pour asseoir de manière plus forte encore leur légitimité, ils entreprirent également de démontrer qu’ils étaient porteurs d’une sacralité propre, qui faisait d’eux des élus de Dieu et des intercesseurs directs et privilégiés de sa volonté. Cette entreprise séculaire de sacralisation du pouvoir royal français aboutit, au Grand Siècle, au modèle de la monarchie de droit divin, où le roi se pose tout bonnement en lieutenant de Dieu sur terre. Le règne de Louis IX (1226-1270), canonisé en 1297, est un jalon essentiel pour comprendre ce processus au long cours. 

Le cours

La légitimation du pouvoir capétien par la religion sous Louis IX (1226-1270)

Ill. 1 : Sainte-Chapelle de Paris, vitrail, Saint Louis et Robert d’Artois portent les reliques de la passion du Christ, Bernard Acloque - Centre des monuments nationaux
Ill. 1 : Sainte-Chapelle de Paris, vitrail, Saint Louis et Robert d’Artois portent les reliques de la passion du Christ, Bernard Acloque - Centre des monuments nationaux
Ill. 2 : Charte de fondation de la Sainte-Chapelle (Paris, Archives nationales, K 30 n° 17)
Ill. 2 : Charte de fondation de la Sainte-Chapelle (Paris, Archives nationales, K 30 n° 17)
Sommaire

Mise au point : La sacralisation du pouvoir capétien sous Saint Louis 

Au xiiisiècle, les Capétiens peuvent se targuer d’être parvenus à se transmettre la couronne de père en fils depuis Hugues Capet (987 – 996) et d’avoir considérablement accru la taille de leur domaine : leur seigneurie propre couvre désormais dix fois la taille qu’elle avait cinquante ans auparavant. Par la vertu de leur couronnement et de leur onction avec l’huile sainte de Reims – leur sacre – les rois de France se présentent en outre comme les élus de Dieu. Ils prétendent notamment disposer de pouvoirs thaumaturgiques : ils seraient capables de guérir, par simple contact, les écrouelles, maladie d’origine tuberculeuse provoquant des fistules purulentes sur les ganglions du cou.

Sous Louis IX, cette religion royale, c’est-à-dire la construction d’un ensemble de croyances, de rites, d’images et de gestes conférant au roi de France un caractère sacré, atteint un sommet.  Le sacre et la thaumaturgie royale gagnent en effet en force : ce ne sont pas moins de trois ordines de sacre (trois recueils liturgiques « ordonnant » la cérémonie) qui furent rédigés et la pratique du toucher des écrouelles devint quasi quotidienne. Louis IX réorganisa aussi la nécropole royale de Saint-Denis et la réserva aux seuls rois et reines sacrés et couronnés, créant ainsi un véritable sanctuaire dynastique. Leurs gisants, presque identiques, symbolisèrent dès lors la continuité sacrale entre les Mérovingiens, les Carolingiens et les Capétiens.

Les efforts engagés par Louis IX pour sacraliser son pouvoir trouvent une manifestation plus aboutie encore dans la Sainte-Chapelle de Paris. Établi au cœur du Palais royal de l’île de la Cité, ce fleuron de l’art gothique, construit entre 1237 et 1248, est à la fois une chapelle palatine, réservée au service religieux quotidien du roi et de sa cour, et un reliquaire monumental, puisqu’elle sert d’écrin aux reliques les plus précieuses de la chrétienté : celles de la passion du Christ. Leur acquisition inespérée, dont celle de la couronne d’épines sensément ceinte par Jésus sur la croix, constitue un beau coup politique pour la royauté française. 

Conservée depuis le xe siècle par les empereurs byzantins, la couronne d’épines avait été mise en gage en 1238 auprès de riches marchands vénitiens par l’empereur latin de Constantinople Baudouin II (1228-1261). La somme colossale de 135 000 livres, versée par Louis IX pour l’acquérir, est à la hauteur des enjeux symboliques de son transfert. Paris devient à la fois une nouvelle Constantinople et une nouvelle Jérusalem, le roi l’héritier des empereurs byzantins et du Christ, la France une nouvelle Terre sainte et ses habitants un nouveau peuple élu. Les vitraux de la Sainte-Chapelle véhiculent bien ce message en plaçant l’arrivée de la sainte couronne à Paris (1239) et le départ à la croisade de Louis IX (1248) sur le même plan que de grandes scènes bibliques, mettant à l’honneur les rois de l’Ancien Testament et le Christ roi. Quant à son architecture singulière, qui fait se superposer deux chapelles – une basse, destinée au service liturgique de la cour, et une haute, réservée à la famille royale et où sont conservées les reliques – elle est un double rappel : celui de la chapelle impériale des Carolingiens à Aix-la-Chapelle d’une part, celui des chapelles Golgotha de l’église du Saint-Sépulcre de Jérusalem, lieu de la passion du Christ, de l’autre. 

Après leur acquisition, le culte de ces précieuses reliques fut soigneusement orchestré par le roi de France. La venue de la précieuse couronne en août 1239 fut le prétexte à une mise en scène spectaculaire du rex christianissimus (du roi très chrétien), reprise sur un vitrail de la Sainte-Chapelle : pieds nus, en chemise, lui et son frère Robert portèrent à deux reprises publiquement la châsse contenant la relique, suivis d’hommes d’Église et de chevaliers, devant une foule immense, galvanisée par les prédicateurs (Ill. 1). 

La Sainte-Chapelle fut inaugurée solennellement le 26 avril 1248, au moment où le roi de France s’apprêtait à quitter son royaume pour la Terre sainte. Chose exceptionnelle, Louis IX obtint la création d’une fête liturgique pour célébrer, chaque année le 11 août, l’acquisition de la couronne d’épines. Il s’en fit le principal officiant, puisque c’était lui qui élevait seul la sainte couronne devant l’assemblée. Ce faisant, le roi revendiquait dans sa chapelle un rôle sacerdotal (d’ordinaire dévolu aux prêtres), et proclamait qu’il était l’intercesseur privilégié du Christ, et donc de Dieu. À la Sainte-Chapelle, la sacralisation de la royauté capétienne fut achevée lorsque Philippe le Bel (1285 - 1314), soucieux de tirer le maximum de prestige de la canonisation de Louis IX en 1297, obtint des moines de Saint-Denis le transfert de la tête de son aïeul et la fit enchâsser, puis placer parmi les instruments de la passion du Christ. 

Document : la charte de fondation de la Sainte-Chapelle (1246) 

« Au nom de la sainte et indivisible Trinité, Amen. Louis par la grâce de Dieu roi de France, savoir faisons à tous, tant présents qu’à venir qui verront la présente lettre que nous, pour le salut de notre âme et le remède des âmes de noble mémoire du roi Louis notre père, et de notre très chère dame et mère la reine Blanche*, et de tous nos ancêtres, en l’honneur de Dieu tout puissant et de la sacro-sainte couronne d’épines de notre Seigneur Jésus Christ, nous avons fondé et édifié en dedans de l’enceinte de notre demeure parisienne, le Seigneur y consentant, une chapelle dans laquelle la même sacro-sainte couronne du Seigneur, la sainte Croix, et plusieurs autres précieuses reliques déposées sont contenues, pour qu’elles y soient honorées continument par l’hommage d’une louange divine, et qu’elles soient perpétuellement entourées, en ce même lieu, par le culte et le service divin dévots qui leur sont dus. 

Nous statuons et nous ordonnons donc qu’il y ait dans cette même chapelle, cinq prêtres principaux ou cinq maîtres de chapelle, en comptant ceux qui avaient un bénéfice dans l’ancienne chapelle, et deux marguilliers, issus du diaconat* ou du sous-diaconat*. Au bénéfice de ces derniers et pour subvenir à leurs besoins, nous donnons et concédons à ces cinq chapelains un revenu annuel de 100 livres parisis, soit 20 livres chacun […]. Aux marguilliers, nous donnons en bénéfice 30 livres annuels de rente, soit 15 livres chacun […]. En plus de ces rentes, nous voulons et statuons que les principaux chapelains et sous-chapelains, les marguilliers et les clercs des chapelains perçoivent une série de distributions dont nous faisons ici la liste. Lors des fêtes et des jours ordinaires, chacun des chapelains touchera 12 deniers […] et, le dimanche et les grandes fêtes, 16 deniers (le montant des distributions accordées aux autres membres de la chapelle est ensuite soigneusement précisé). Pour illuminer nuit et jour la chapelle de trois cierges qui bruleront devant la grande châsse et l’autel, nous ajoutons un revenu de 60 sous […]. Nous voulons que les chapelains conservent en bon état et qu’ils réparent si nécessaire les verrières […] et que chacun d’entre eux dorme toutes les nuits, et à tour de rôle avec leurs marguilliers, dans la chapelle, devant la grande châsse pour la garder. […] Ils jureront à nous et à nos héritiers de garder chacune des saintes reliques, tout le trésor de la chapelle susdite, tant en or, qu’en argent, en pierres précieuses, en ornements et en livres ou en toute autres choses. 

Pour lui donner une force et une valeur perpétuelle, nous avons apposé sur la présente lettre notre sceau et notre monogramme royaux. Fait à Paris, en l’an du Seigneur 1246 au mois de janvier, en la vingtième année de notre règne ». 

Cité dans Morand, Sauveur-Jérôme, Histoire de la Sainte-Chapelle royale du Palais enrichie de planches, Paris, Clousier-Prault, 1790. Traduit du latin par M. Dejoux.

*Blanche de Castille (1188-1252), reine de France, mère de Louis IX.

*Diaconat et sous diaconat : premiers des ordres sacrés dans l’Église. Le diacre et le sous-diacre aident le prêtre pendant la messe.

Éclairage : Couronne du Christ, couronne du roi 

La charte de fondation rappelle qu’existait déjà, au sein du palais royal de la Cité, une chapelle fondée par Louis VII en 1154, la chapelle Saint-Nicolas (Ill. 2). L’institution est néanmoins ici d’une envergure incomparable, puisqu’à l’ancien chapelain sont adjoints quatre nouveaux « maîtres de chapelle », accompagnés de leurs aides, « sous-chapelains » et autres « marguilliers » (laïcs chargés de l’entretien de l’église). Tous confortablement rétribués, ils constituent une collégiale, c’est-à-dire une nouvelle communauté ecclésiastique composée de membres du clergé séculier. Cette dernière doit continuer d’assurer le service liturgique de la cour. Mais elle s’acquitte aussi d’une mission nouvelle : entretenir le majestueux bâtiment, notamment l’immense verrière à laquelle on s’affairait en 1246, et conserver les reliques qui avaient été acquises auprès de Baudouin II entre 1238 et 1241.

La « sacro-sainte couronne d’épines de notre Seigneur Jésus Christ » n’est en effet que la première des 22 reliques récupérées par la dynastie des Capétiens. Profitant des difficultés des empereurs latins de Constantinople, régnant sur un territoire réduit à Constantinople et à sa périphérie du fait des attaques répétées des Grecs, Louis IX et sa mère achevèrent le transfert à leur profit des reliques les plus précieuses de l’empire byzantin. On trouve parmi celles-ci d’autres reliques christiques, telles que des instruments de la Passion (fragment de la croix, lance, éponge), des langes, du sang, le linceul et le mandylion (projection sur un tissu du visage de Jésus), mais également du lait de la Vierge, l’occiput de saint Jean-Baptiste et la verge (bâton de commandement) de Moïse. Ces reliques de premier plan sont toutes, sauf la croix, éclipsées dans la charte de fondation par la couronne, citée en tête et à deux reprises. En effet, si la couronne du Christ est une couronne d’humilité, voire d’humiliation du « roi des juifs », elle n’en demeure pas moins le symbole par excellence du pouvoir royal. 

Avant Louis IX, les rois et les empereurs souhaitèrent ardemment posséder, sinon la couronne elle-même, du moins quelques épines de celle-ci. Selon la tradition, Charles II le Chauve (roi des Francs de 843 à 877, empereur carolingien entre 875 et 877) en aurait donné quelques-unes à l’abbaye de Saint-Denis, avec un saint clou. Le choix du roi de conserver les précieuses reliques byzantines « en dedans de l’enceinte de sa demeure parisienne » plutôt qu’à Saint-Denis est un geste politique fort, qui entend reproduire celui des empereurs byzantins, lesquels gardaient la couronne au cœur du Boucoléon, leur palais impérial, et d’affirmer ainsi une véritable translatio imperii qui s’opérait de Constantinople à Paris. Conserver la couronne et les autres reliques dans sa chapelle privée, inaugurée au moment où Louis IX partait pour la septième croisade (1248-1254), qu’il dirigeait seul, c’était aussi affirmer la suprématie personnelle du roi de France, dans et hors de son royaume. Dans un contexte de lutte séculaire entre la papauté et les empereurs du Saint-Empire romain germanique, qui avait culminé en 1244 avec la déposition de Frédéric II par Innocent IV, Louis IX se présentait en chef de file de la chrétienté, car c’était sa capitale, son royaume et lui-même que le Christ avait symboliquement élus et couronnés.

Citer cet article

Marie Dejoux , « La légitimation du pouvoir capétien par la religion sous Louis IX (1226-1270) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 04/03/24 , consulté le 12/11/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22269

Bibliographie

Hediger Christine (éd.), La Sainte-Chapelle de Paris. Royaume de France ou Jérusalem céleste ?, Turnhout, Brepols, 2007.

Le Goff Jacques, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996.

Mercuri Chiara, Saint Louis et la couronne d’épines. Histoire d’une relique à la Sainte-Chapelle, Paris, Riveneuve, 2011.

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