Le livre : au cœur du système fisco-financier sous Louis XIV
En 1984 paraît un ouvrage volumineux au titre intrigant : Argent, pouvoir et société au Grand siècle. Son auteur, Daniel Dessert, s’y livre à une véritable révolution historiographique en réduisant à néant nombre d’idées reçues sur la monarchie louisquatorzienne et sa capacité réelle à dominer l’aristocratie. Daniel Dessert choisit en effet d’emprunter une voie peu fréquentée par la plupart des historiens : il décide de suivre l’argent, ce fluide indispensable au fonctionnement de l’État qui permet au roi d’aligner des centaines de milliers de soldats lors de confrontations militaires le mettant aux prises avec quasiment toute l’Europe. Et, ô surprise, les actes notariés patiemment étudiés par l’auteur révèlent l’existence d’un double système de financement de la monarchie.
L’État tient ses ressources du domaine royal, de la fiscalité directe ou indirecte, mais aussi d’une dette à long terme construite sur la vente d’offices (charges publiques faisant l’objet d’un commerce), des manipulations monétaires ou des constitutions de rentes (prêts à long terme dont le capital n’est souvent pas remboursé, mais qui permet au prêteur de percevoir un revenu fixe versé au titre du taux d’intérêt). Or, ce système se révèle incapable de subvenir aux besoins en liquidités d’un royaume presque continuellement en guerre.
C’est ici qu’intervient le deuxième système de financement de la monarchie : la dette à court terme. Le gouvernement doit contracter des emprunts de plus en plus conséquents auprès de financiers, les fermiers généraux qui avancent d’importantes sommes d’argent à l’État. En échange, le roi leur confie la responsabilité de collecter les impôts indirects (par exemple, la « gabelle » sur la consommation de sel ou les « traites » sur la circulation des marchandises) pour qu’ils se remboursent tout en réalisant un bénéfice conséquent. Ces « traitants » ou « partisans », recouvrent également des sommes d’origine non fiscales tirées de ce que les contemporains nomment les « affaires extraordinaires » (vente d’offices, rentes, droits à prélever, etc.). En contrepartie, ils perçoivent des rémunérations considérables, comprises entre 20 et 26 % de l’argent déboursé pour signer le traité (contrat signé avec le roi).
Un des apports essentiels du livre consiste justement à montrer que ces manieurs d’argent, loin d’être des acteurs privés extérieurs à l’État, sont pour 90 % d’entre eux des officiers du roi, dont 57 % des officiers dits comptables, car responsables d’une caisse ou d’une trésorerie royale. Dans ce livre, se dessine peu à peu les contours de la base sociale du régime structurée par des liens d’intérêt et d’argent.
L’interpénétration entre ces deux univers ne s’arrête pas là. À partir du procès du surintendant Fouquet en 1661, l’auteur montre que se déroule dans les coulisses une autre histoire que celle narrée par les sources officielles qui insistent sur la démesure de Fouquet et sa disgrâce pour avoir voulu concurrencer symboliquement le roi lors de la fastueuse fête dans son château de Vaux le 16 août 1661.
En réalité, depuis la mort de Mazarin, en mars de la même année, ses deux successeurs possibles, d’une part Nicolas Fouquet (1615-1680) et d’autre part Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), intendant de Mazarin, se livrent une sourde rivalité. L’enjeu est d’autant plus pressant que l’un comme l’autre sont complices des immenses détournements de Mazarin qui a accumulé l’une des premières fortunes d’Europe, et qu’ils peuvent réciproquement se nuire. Colbert a été le plus rapide et a surtout compris que le jeune Louis XIV souhaitait avoir l’exclusivité de la représentation symbolique de la souveraineté.
Après l’arrestation de Fouquet à Nantes (5 septembre 1661), la famille et les amis de Colbert (Daniel Dessert parle même de « « lobby ») remplacent le réseau de Fouquet. Nommé contrôleur général par le roi en 1665, Jean-Baptiste Colbert est entouré de manieurs d’argent. Daniel Dessert dresse le portrait de Colbert en véritable chef de clan, ne reculant devant aucun moyen pour imposer ses fidèles et nuire à Fouquet. À suivre l’auteur, loin de constituer un cas particulier, c’est tout le corps politique de la monarchie qui serait noyauté par ce clientélisme. De ce récit, la réputation de Colbert sort irrémédiablement entachée : lui que les manuels scolaires de la Troisième République avaient présenté à des générations d’écoliers comme le modèle de l’honnête travailleur élevé aux plus hautes fonctions par son seul mérite apparaît sous la plume de Daniel Dessert comme un intrigant sans foi et sans scrupules, au service de son clan, avide de pouvoir et d’argent.
Dernier enseignement de ce livre fondateur, le plus détonnant, l’historien montre comment loin d’être de véritables puissances de l’argent, ces financiers ne sont souvent que des intermédiaires et même des prête-noms aux véritables créanciers du régime, soit la haute noblesse. Ainsi, derrière le manieur d’argent, se dresse la figure de l’aristocrate exerçant un véritable pouvoir économique et politique en contrôlant les finances du roi. L’ouvrage rompt dès lors avec l’image d’une noblesse domestiquée par Louis XIV à Versailles. Ces nobles qui semblent dominés par le roi à la cour de Versailles sont en réalité les bailleurs de fonds du monarque, les actionnaires consentants de cette entreprise jugée suffisamment rentable qu’est la monarchie louisquatorzienne.
Le cours : « Haro sur le baudet » ou le procès du surintendant Fouquet
Daniel Dessert place au cœur de sa démonstration le procès Fouquet. Rappelons les faits : le 5 septembre 1661, le surintendant est arrêté, soupçonné de falsifier les comptes et de comploter contre le roi (crime de lèse-majesté). Une chambre de Justice, tribunal d’exception, se réunit à partir de 1661 pour le poursuivre, lui, et tout un monde d’affairistes. Le procès est donc l’occasion de faire rendre gorge à ces financiers détestés par la population et que La Bruyère n’hésitait pas à présenter comme des « âmes sales pétries de boue et d’ordure ».
L’auteur montre pourtant que ce procès n’est pas guidé par l’irrépressible soif de justice de la monarchie mais qu’il est un procès à charge, un procès politique où Colbert et le roi ne cessent d’intervenir pour obtenir une condamnation exemplaire du surintendant. Tous les moyens sont bons, y compris illégaux pour confondre l’accusé : pressions sur les financiers qui pourraient témoigner, choix de juges a priori dociles, refus de donner les moyens à Fouquet de s’expliquer en réalisant l’inventaire de ses biens de peur de décrédibiliser l’accusation d’enrichissement personnel, etc.
L’affaire Fouquet décortiquée par Daniel Dessert peut donc s’apparenter à une véritable enquête policière. Mener avec les élèves cette investigation dans les sombres recoins de la monarchie louisquatorzienne revient d’abord à s’interroger sur les motifs de l’accusation : pour quelle raison Louis XIV s’est-il acharné sur le surintendant ? Une fable de La Fontaine, protégé de Fouquet et l’un des rares à lui rester fidèle après sa chute, pourrait nous éclairer. En 1678, dans les animaux malades de la peste, il met en scène le lion, roi des animaux, qui, conseillé par un renard complaisant (Colbert ?), sacrifie un âne innocent pour mieux faire oublier ses propres fautes et celles de son entourage.
Certains y lisent une allusion à la disgrâce de Fouquet, dont les crimes supposés masquent les opérations frauduleuses de très proches du roi. L’affaire Fouquet permet, en effet, de solder l’immense fortune de Mazarin, la plus importante sous l’Ancien Régime pour un particulier avec un actif de 35 millions de livres ; or, 60 % de cet actif est constitué d’un portefeuille de créances, dont beaucoup liées aux finances royales. Autrement dit, le cardinal est l’un des principaux bailleurs de fonds de Louis XIV. Il a donc profité des difficultés de l’État qu’il dirige comme Premier ministre pour faire des bénéfices sur son dos, sans s’empêcher d’ailleurs de spéculer. Avec cette circonstance aggravante qu’à sa mort en 1661, il est richissime alors que le Trésor royal est vide. Dévoiler cette réalité est impossible sauf à mettre en cause Mazarin, parrain et mentor politique de Louis XIV. En ce début de règne personnel, une telle révélation reviendrait de surcroît à compromettre le nouvel âge d’or que Louis XIV et Colbert prétendent fonder. Fouquet apparaît dès lors comme le bouc émissaire idéal pour innocenter le défunt cardinal et celui qui depuis 1651 se trouve chargé de gérer sa fortune : un certain Jean-Baptiste Colbert. « Selon que vous soyez puissant ou misérable, les jugements de cour vous feront blanc ou noir » : un ministre des Finances véreux vaut mieux que deux proches du roi.
Sans nier les opérations douteuses de Fouquet, l’ouvrage de Daniel Dessert jette une lumière crue sur le règne personnel du Roi Soleil. Celui-ci l’inaugure en se comportant comme un roi absolu (délié des lois), considérant que sa volonté de punir Fouquet doit s’imposer sur le droit. Pourtant, au-delà de cet épisode mémorable, une autre réalité se fait jour, celle d’un pouvoir qui malgré ses prétentions à l’absolutisme, ne dispose pas d’une réelle liberté financière car dépendant des prêts de l’aristocratie.