Le livre : pourquoi Louis XIV est-il un « roi de guerre » ?
Le « roi de guerre » de Joël Cornette a connu un destin singulier. Au-delà de la qualité de l’ouvrage, son titre est devenu une expression consacrée pour tous ceux qui s’intéressent à l’Ancien Régime. Il est rare de ne pas la retrouver immédiatement associée à des monarques comme Louis XIII ou Louis XIV. La difficulté consiste cependant à ne pas transformer cet intitulé en une formule un peu creuse en oubliant que derrière le titre proposé par Joël Cornette se cache une véritable réflexion historique pour penser la monarchie.
Pourquoi, dès lors, Joël Cornette qualifie-t-il Louis XIV de « roi de guerre » ? Car, la guerre est constitutive, selon lui, de la souveraineté royale et de la construction de l’État au xviie siècle. Cette démonstration s’appuie sur les arguments avancés par les théoriciens et juristes de l’époque moderne qui estiment que le prince en combattant ses ennemis exerce non seulement une violence légitime mais que cette violence exercée dans la guerre est au fondement même de son pouvoir.
Car cette mise en scène de la guerre renforce la légitimité divine du roi. Ainsi, chaque victoire royale est célébrée comme un signe de protection divine dans toutes les paroisses de France par des Te Deum. Cet hymne chrétien unit alors dans un même élan « Action de grâce » à la majesté divine et à celle plus humaine d’un roi désormais glorieux. Joël Cornette considère d’ailleurs que le baptême des armes par le jeune Louis XIV lors du siège de Stenay en 1654 constitue un second sacre, militaire cette fois, après celui de Reims, quelques jours plus tôt. En remportant cette place, qui plus est sur les Frondeurs, Louis XIV fait la démonstration de sa force acquise depuis qu’il se trouve oint du Seigneur.
Louis XIV use et abuse de cette symbolique guerrière à Versailles en transformant son palais en un véritable livre d’images à la gloire de figures martiales comme Alexandre le Grand. Surtout, le château abonde en représentations du souverain lui-même montré en « roi de guerre », en particulier dans la galerie des Glaces, sorte d’apothéose de cette héroïsation guerrière. Achevée en 1684, quelques années après la paix de Nimègue concluant la guerre de Hollande (1672-1678), le souverain y est peint victorieux de tous ses adversaires.
Si l’on quitte l’espace de la représentation, qu’en est-il du comportement réel du roi à la guerre ? Pour le décrire, Joël Cornette parle de « guerre spectacle ». Certes, Louis XIV se rend systématiquement sur le terrain des opérations militaires jusqu’au printemps 1693, la plupart du temps dans les Flandres. Mais il se tient à l’écart des combats, présidant le plus souvent à une guerre de siège depuis une position éminente suffisamment éloignée pour le préserver de toutes menaces, mais suffisamment proche pour attester que c’est bien lui qui commande son armée. Roi de revue, le souverain inspecte, ordonne, tout en laissant faire Vauban quand il s’agit de diriger concrètement le siège. Accompagné d’une partie de sa cour, il se trouve isolé du quotidien des troupes dans un camp séparé.
Est-ce à dire que le « roi de guerre » se révèle un mirage ou, du moins, le pâle reflet de celui loué par la propagande royale ? Disons plutôt que sa présence symbolique parmi ses soldats importe moins désormais que son implication personnelle dans l’administration de ses armées et la prise de décision stratégique. La guerre demeure donc bien l’affaire du roi, mais une affaire politique et même bureaucratique, gérée depuis Versailles. À partir de 1691, à la mort du ministre Louvois, Louis XIV prend en quelque sorte les rênes du ministère de la guerre, ravalant les secrétaires d’Etat responsables de ses armées au rang de simples collaborateurs. En ce sens, l’évolution du « roi de guerre » est symptomatique de l’émergence d’une « monarchie administrative » où le souverain lui-même devient un homme de dossiers.
Le cours : pourquoi Louis XIV se met-il en scène sur le champ de bataille ?
Le 30 juin 1692, les armées de Louis XIV s’emparent de Namur (Pays-Bas espagnols), un épisode de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) largement exploité par la propagande royale, comme le montre cette peinture de Jean-Baptiste Martin (1659-1735). On y voit le monarque sur un cheval cabré et entouré de ses officiers alors que ses troupes investissent la ville assiégée située au fond du tableau.
Oui mais voilà, Louis XIV, au siège de Namur, n’est pas en pleine possession de ses moyens car il est atteint depuis1692 de violentes crises de goutte qui l’empêchent de monter à cheval. Le roi-cavalier dépeint dans ce tableau est donc une invention du peintre dont l’objectif est de glorifier l’image du prince conquérant.
Joël Cornette constate que cette entreprise de glorification par l’image ne se restreint pas aux résidences royales. Elle est aussi dirigée vers les provinces pour atteindre une grande partie de la population au-delà des seules élites. Afin de mieux cibler les destinataires, différents instruments de propagande sont donc mobilisés : érection de statues du roi cavalier sur les places royales des grandes villes à partir de 1685, récits des campagnes dans la Gazette ou le Mercure galant, Te Deum, etc.
Les almanachs illustrés constituent à cet égard un exemple éclairant. Ces calendriers, présentés sous forme de feuilles volantes et destinés à être épinglés sur un mur et surmontés d’une estampe, font l’objet d’un tirage conséquent (jusqu’à 2 000 exemplaires) et peuvent être acquis pour une somme modique (6 sols). Ils peuvent donc diffuser l’image du « roi de guerre » jusque dans les foyers modestes. En prenant appui sur l’almanach rapportant « La Prise de la ville et du château de Namur par Louis Le Grand… », on peut remarquer, comme dans les compositions picturales soumises au regard des courtisans à Versailles, que le monarque ne s’y confronte pas directement au danger.
Abandonnant la vision idéalisée du roi cavalier, la mise en scène est ici plus proche de la « guerre spectacle » décrite par Joël Cornette. En effet, Louis XIV assiste aux assauts assis sur un fauteuil, depuis une colline située à bonne distance des combats. Cette mise en scène du monarque à la tête de ses troupes permet de conserver l’héroïsation nécessaire à la valorisation du « roi de guerre ». Mais elle indique également au spectateur que la personne du souverain, figure vivante de l’État, est désormais bien trop importante pour être exposée aux dangers du champ de bataille.
Autrement dit, ce qui est représentée ici, c’est la puissance presque surnaturelle du souverain qui, d’un simple geste, terrasse ses adversaires : Louis XIV de son doigt désigne à son armée, sorte de prolongement de lui-même, la place forte à attaquer et le titre de l’œuvre ne laisse aucun doute sur l’accomplissement immédiat de ce désir de victoire. Souverain absolu, sa volonté suffit à produire la défaite des ennemis.