Contexte : un château et son territoire dans le comté de Toulouse à l’époque capétienne
En 1282, le comté de Toulouse appartient au roi de France depuis onze ans. Le roi de France, Philippe III le Hardi (1270-1285), fils de Saint Louis, a hérité des possessions territoriales de son oncle Alphonse de Poitiers, le mari de la comtesse Jeanne de Toulouse. Ses officiers ont pris le contrôle du comté en un temps record au cours d’une procédure connue sous le nom de Saisimentum Comitatus Tholosani (saisie du comté de Toulouse). Cette procédure consiste en une prise de serment de toutes les élites du comté envers le roi, le nouveau seigneur. Les officiers reçoivent personnellement les promesses de fidélité, et les consignent par écrit. Désormais, le comté de Toulouse est administré par des officiers du roi, supervisés par un chevalier portant le titre de sénéchal. Cet officier s’apparente aux baillis du nord du royaume, mais il est plus puissant : dans le sud, le sénéchal est quasiment un vice-roi dans le territoire qu’il gouverne. Il rend la justice, nomme les officiers, perçoit les impôts et, surtout, commande l’armée.
Le procès en question ici se déroule dans la citadelle de Cordes, en Albigeois, dans le nord-ouest du comté de Toulouse (Ill. 2). La terre litigieuse se trouve dans le territoire du castrum de Sainte-Gemme, à proximité de Cordes. Un castrum désigne un bourg fortifié, souvent situé sur une hauteur, à la fois lieu d’habitat et de défense. La terre en question est un mas : il s’agit, dans ce contexte méridional, d’une exploitation rurale habitée par une ou plusieurs familles de paysans. Ces derniers l’exploitent en échange du versement d’un cens (redevance fixe en argent) à leur seigneur. Dans cette affaire, la question est précisément de déterminer quel seigneur en est le bénéficiaire légitime.
Archive : enquête préalable au procès entre deux seigneurs dans le Languedoc (fin XIIIe siècle)
— L'an du Seigneur 1282, le vendredi avant la fête de Saint André Apôtre [27 novembre 1282], moi, Hugues de Ruppe, notaire de Cordes, je me suis rendu en personne dans le mas appelé Las Bordarias, dans lequel habite Étienne de la Crosa, en vertu du mandat que m'a confié oralement Guilhem Syrandi, professeur en droit et juge d'Albigeois, aux dernières assises de Cordes. La possession, la juridiction et la seigneurie de ce mas font l'objet d'un litige entre d'une part Raimond de Castelnau, damoiseau, du chef de sa femme et les consuls de Sainte-Gemme, et Guilhem de Monestiés, chevalier, de l'autre. […]
— Pierre de Gaugaurengas, témoin […] confirme que le mas de Labordarias fait bien partie du territoire du château de Sainte-Gemme. C'est ce qui se dit depuis longtemps. Il déclare également : […] que les consuls de Sainte-Gemme ont soumis à la taille Etienne de la Crosa depuis que ce dernier habite dans le mas, au nom de l'albergue* due chaque année au roi par les hommes de Sainte-Gemme et de son territoire, ainsi que pour les autres tailles, impôts et dépenses communes faites par les consuls. Il a entendu dire qu'Étienne s'acquittait bien de ces impôts sans rechigner même s'il ne l'a pas constaté lui-même ;
— que le dit Étienne a contribué à la taille faite par les consuls pour l'ost de Foix. Il habitait alors déjà dans le mas en question ;
— que le dit Étienne a contribué à la taille faite par les consuls pour l'adoubement du seigneur Vivian de Lescure.
— que les consuls percevaient normalement les sommes dues par le dit Étienne pour l'albergue et les autres impôts jusqu'au jour où le seigneur de Monestiés s'est mis à interdire à Étienne de le faire, deux ou trois ans auparavant. Tout cela est de notoriété commune [...].
* droit de gîte et de couvert exigé par le seigneur : ici, ce droit s'est transformé en taxe en faveur du roi de France.
L’enquête préalable à ce procès se déroule dans une région, le Languedoc, qui est une terre de droit écrit, où sont conservées de très nombreuses archives de la fin du Moyen Âge, sous la forme de rouleaux de parchemins et de registres en papier. Dans cette région, l’habitude est restée de se référer à des textes juridiques écrits, maîtrisés par des savants formés à leur usage. Ainsi tous les acteurs de l’enquête cités dans cette archive parlent l’occitan, mais le notaire écrit en latin, langue du droit écrit et de l’administration. Cet héritage lointain de l’Empire romain est bien plus profond que dans le reste du royaume. La tradition juridique occidentale est en effet, à l’origine, une invention romaine. On doit aux empereurs du Bas-Empire, comme Théodose, de grandes compilations écrites du droit ayant fait référence pendant des siècles. Dans le nord, le droit est basé sur la coutume, la tradition orale.
Une fois déroulé le rouleau de parchemin de l’enquête (Ill. 1), il apparaît que ce procès oppose deux nobles d'Albigeois : d’un côté Guilhem de Monestiés, un chevalier, et de l’autre Raimond de Castelnau, un damoiseau, c’est-à-dire un noble non-chevalier (le damoiseau combat à cheval mais il n’est pas encore chevalier c’est-à-dire qu’il n’a pas été adoubé par son suzerain). L’origine et le parcours de ces deux personnages est difficile à déterminer en raison de la rareté des sources. Ces dernières manquent aussi pour déterminer l’étendue exacte de leurs possessions et les causes de leur intérêt pour cette terre en procès. Ce que l’on peut affirmer avec certitude, c’est que ces deux hommes appartiennent à la petite noblesse du comté de Toulouse, que ce sont des hommes d’armes, combattants à cheval et à ce titre membres de l’élite sociale, mais que leur envergure politique est limitée. Le parchemin qui nous est parvenu nous éclaire seulement sur l’enquête préalable au procès et nous ne permet pas de savoir qui, de Guilhem de Monestiés et Raimond de Castelnau, est sorti vainqueur de cet affrontement juridique.
Tous deux doivent tirer leurs revenus de seigneuries modestes. La possession de la terre est pour eux un enjeu économique et symbolique crucial. Faute de source permettant de le savoir, on ignore les raisons pour lesquelles Guilhem de Monestiés revendique ce mas. Il est probable qu’il appuie sa revendication sur l’affirmation d’un droit ancien. En revanche, on sait que Raimond de Castelnau revendique ce mas au nom des droit de sa femme, qui en est l’héritière. Les femmes nobles du Moyen Âge héritent autant que les hommes, ce qui explique nombre de stratégies matrimoniales pour capter les héritages.
Pendant ce procès, les revendications du seigneur de Castelnau sont appuyées par les bourgeois de Sainte-Gemme, qui gèrent les affaires courantes du village ; ces élites communales prennent, comme ailleurs dans le sud du royaume, le titre de consuls. Les consuls sont des bourgeois (marchands, artisans, juristes). Dans la plupart des villes du Languedoc, ils ont acquis un pouvoir politique et judiciaire auprès des seigneurs. Ils gèrent la perception ou la répartition de l’impôt, l’entretien et la rénovation de la ville et rendent la justice pour les délits mineurs. Les consuls siègent généralement pour un an, et ils prennent leurs décisions de façon collégiale. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, les intérêts des seigneurs et des consuls sont loin d’être toujours antagonistes.
L’enquête mentionne un certain Étienne de la Crosa : il s’agit du paysan qui habite le mas. Le procès est supervisé à Cordes par un juge, grand officier du roi de France, assisté par un notaire, qui est chargé de mener l’enquête sur place. Le juge est l’officier le plus important dans la sénéchaussée après le sénéchal. La terre exploitée par Étienne de la Crosa se trouve à la limite entre deux seigneuries, et les détenteurs de ces dernières la réclament donc tous les deux. La dernière phrase montre le moment clef de l’affaire. Le seigneur de Monestiés se rend sur la terre cultivée par le dit Étienne de la Crosa, et lui intime d’arrêter de payer quoi que soit à d’autres que lui. Lorsqu’on est paysan, en 1282, on ne désobéit pas à un chevalier. La seule issue à ce dilemme ne peut être que judiciaire, car comme le dit plus tard aux enquêteurs Étienne, il ne voulait pas « servir deux seigneurs ». Il est probable que toute la procédure provienne de cette initiative assez brutale du chevalier Guilhem de Monestiés.
Le notaire se rend sur place. Les litiges de territoires, à cette échelle, ne peuvent se comprendre que sur le terrain, même si en l’occurrence, ce n’est pas la délimitation du mas en soi qui pose problème, mais la mainmise dont il est l’objet. Le notaire traduit cette idée par trois mots différents afin d’en souligner l’importance : il s’agit de la possession, de la juridiction et de la seigneurie. Ces trois mots révèlent qu’il s’agit d’une seigneurie à la fois foncière et banale : son détenteur possède à la fois des droits sur le sol et sur les hommes qui y vivent, notamment le droit de ban qui lui permet de juger et punir.
Le témoin, Pierre, est un modeste officier seigneurial. Comme il est chargé de prélever les taxes, c’est un témoin privilégié. Il incarne le lien entre le monde des seigneurs et celui de leurs dépendants : son témoignage révèle le fonctionnement de la seigneurie qui est fondé sur le prélèvement de taxes et d’impôts au profit des seigneurs. Ce prélèvement ne prend pas nécessairement la forme d’un accaparement, mais participe aussi à l’organisation de la vie commune. Cet argent sert en effet à la réfection des murailles, à l’équipement des troupes envoyées par la communauté à l’armée royale, à la réparation des moulins et des rues.
Cette enquête montre bien que l’argent des contribuables non nobles comme Étienne, sert autant à alimenter le trésor du roi, auquel le comté de Toulouse appartient, qu’à contribuer aux dépenses du château dont ils dépendent. C’est en effet en partie avec l’argent d’Étienne de la Crosa que le jeune noble Vivian, cité dans le l’enquête, est devenu chevalier. Cette mention est une manifestation évidente de la supériorité sociale de la noblesse, autant qu’une preuve que celle-ci ne s’exerce pas arbitrairement : l’adoubement est un des quatre seuls cas, qui permettent aux seigneurs de prélever un impôt exceptionnel sur leurs hommes, avec le mariage de la fille aînée, le paiement de la rançon en cas d’emprisonnement et la croisade.
Les hommes du Moyen Âge sont procéduriers. Les conflits comme celui présenté dans cette enquête abondent dans les archives communales, princières et royales. Un procès, en plus de régler un litige, donne l’occasion de fixer et de clarifier le droit. Pour l’historien, ils sont une porte d’entrée vers des réalités sociales, sans cela muettes, comme la seigneurie rurale. Tous ces éléments donnent ainsi de précieux renseignements sur le fonctionnement économique et social d’une seigneurie. C’est le cadre d’expression des relations entre dominants et dominés, reflet d’un monde où la maîtrise de la terre est le support essentiel de la richesse et de la puissance.