Le livre : pouvoir, gloire et déboires posthumes de Périclès
Les études sur la démocratie athénienne ramènent souvent au nom de Périclès (vers 495 av. J.-C. – 429 av. J.-C.) comme s’il symbolisait, à lui seul, Athènes à l’apogée de sa gloire et la naissance du principe démocratique dont nous serions les héritiers.
Dans cette biographie qui ne répond pas au schéma narratif classique (formation, maturité, postérité), Vincent Azoulay se demande comment une démocratie aussi sourcilleuse qu’Athènes a pu accepter le gouvernement d’un seul homme. Il revient pour cela sur la magistrature de la stratégie qui, même collégiale, a été exercée durant quinze années sans discontinuer par Périclès, durée d’autant plus exceptionnelle que les élections avaient lieu tous les ans. Autre atout, son talent d’orateur qui lui permet d’imposer son point de vue à l’assemblée, d’en rassurer les membres en temps de crise et de faire entendre la voix de la raison, le logos péricléen rapporté par l’historien Thucydide (vers 460 av. J.-C – entre 400 et 395 av. J.-C.).
Son pouvoir, Périclès le doit également à ses amitiés nombreuses à Athènes parmi lesquels des philosophes, des artistes ou des auteurs de tragédies (Anaxagore, Phidias ou Sophocle), qui ne forment pas pour autant un cercle fermé comme l’ont souvent prétendu ses ennemis politiques. Enfin, Périclès s’est appuyé sur la religion jusqu’à passer pour le porte-parole de la religion civique : les fêtes religieuses nombreuses et brillantes, les grands travaux de l’acropole au service des dieux, la splendeur du Parthénon (on pense à l’Athéna d’or et d’ivoire de Phidias) ont beaucoup fait pour la popularité de Périclès parmi les Athéniens. Pour financer ces travaux et enrichir la cité d’Athènes, Périclès a utilisé l’alliance créée autour d’Athènes après les guerres médiques contre les Perses, la Ligue de Délos, dont les cités-membres versaient un tribut annuel à la cité hégémonique. Grâce à cette manne financière, les citoyens qui exerçaient des charges au service de la cité (jurés, soldats…) ont reçu un salaire qui leur a permis de vivre bien mieux que les générations qui ont précédé et qui ont suivi.
Avec la peste de 429 et l’interminable Guerre du Péloponnèse (431-403) - achevée sur une défaite -, le temps de Périclès (470-429) apparaîtra a posteriori comme un Âge d’or pour Athènes. Ce sentiment est renforcé par la mauvaise presse réservée aux successeurs de Périclès dans les écrits de Thucydide et les comédies d’Aristophane : des hommes comme Cléon et Hyperbolos sont considérés comme des « hommes nouveaux » par l’historien Thucydide, c’est-à-dire des personnages qui n’appartiennent pas à l’aristocratie terrienne.
Mais l’idée selon laquelle le « grand homme » athénien a connu une popularité et un prestige sans failles est une idée fausse comme le montre Vincent Azoulay : si Périclès semble avoir été épargné par des critiques virulentes venues de la comédie, c’est que la plus ancienne comédie qui nous est parvenue, Les Acharniens d’Aristophane, date de 425, quatre années après la mort du « grand homme ». Certains fragments de poètes comiques contemporains de Périclès comme Cratinos ou Eupolis montrent d’ailleurs que les mêmes accusations de débauche et d’incompétence formulées par Aristophane à l’encontre de Cléon existaient également à l’encontre de Périclès.
Vincent Azoulay analyse la postérité de Périclès depuis la Renaissance pour montrer que cette image tutélaire de la démocratie et de la splendeur d’Athènes n’a pas toujours fait l’unanimité. En effet, quand Montesquieu loue la démocratie athénienne, il ne pense pas au temps de Périclès mais à l’Athènes plus aristocratique de Solon (vie siècle av. J.-C.). De même Rousseau et les Révolutionnaires admirent la Sparte de Lycurgue (ixe – viiie siècle av. J.-C.) et rejettent la figure de Périclès considéré comme un tyran sanguinaire et le représentant d’une Athènes décadente, avachie dans un luxe corrupteur des âmes.
C’est en Allemagne, à la fin du xviiie siècle qu’est né le « mythe » péricléen avec l’historien de l’Art Johann Winckelmann (1717-1768), ébloui par l’art athénien et c’est en Angleterre au xixe siècle, sous la plume de l’historien et parlementaire libéral George Grote (1794-1871) que Périclès apparaît sous les traits d’un grand bourgeois libéral. En France, sous la plume de l’historien Gustave Glotz (1862-1935) Périclès devient le symbole des démocraties parlementaires face au militarisme prussien. Cette image idéalisée, encore vivace en France avec Jacqueline de Romilly (1913-2010), ne survivra pas à la remise en cause historiographique du « miracle grec » du « Siècle de Périclès » sous la plume d’historiens anglophones puis francophones avec la jeune génération d’historiens à laquelle appartient Vincent Azoulay. Périclès est désormais étudié par les historiens sans admiration et sans référence à un prétendu « siècle de Périclès ».
Le cours : le « grand homme » est-il compatible avec la démocratie ?
Le livre de Vincent Azoulay évoque l’inexistence politique des femmes à Athènes, la présence de dizaines (ou de centaines) de milliers d’esclaves qui permettent au citoyen de pratiquer une démocratie directe sans se préoccuper pour beaucoup d’entre eux (prioritairement les urbains) de gagner leur vie par leur travail, enfin la présence de très nombreux étrangers, les métèques qui, droit du sang oblige, n’ont aucune chance d’accéder un jour à la condition de citoyen. Ce monde dans lequel les droits sont reconnus en fonction du statut politique, social ou sexuel, et où la notion de « droits de l’Homme » est inconnue, est difficilement comparable au nôtre : si les mots sont les mêmes (démocratie, démagogie, oligarchie…), les concepts sont tout autres. Et cependant, des questions identiques se posent, à deux millénaires et demi de distance.
Parmi elles, comment résoudre la contradiction entre une égalité de droit reconnue entre les citoyens et l’existence, dans les systèmes démocratiques, hier comme aujourd’hui, d’une « élite » politique incarnée par un grand personnage ou un « grand homme » (ou une « grande femme » comme Angela Merkel) qui domine de sa stature le système politique ? Comment, dans une démocratie athénienne si méfiante vis-à-vis de ses élites (on pense à l’ostracisme, qui a frappé des personnalités prestigieuses comme Thémistocle) a pu émerger une telle personnalité, au point que les historiens modernes ont désigné cette période sous l’expression « siècle de Périclès » ? En quoi cette question est-elle au centre des préoccupations de toutes les démocraties, antiques comme contemporaines ?
Pour Vincent Azoulay le succès politique de Périclès s’explique par ses origines sociales et familiales (son père, Xanthippos, a été stratège au moment des guerres médiques, son grand-oncle Clisthène est l’instigateur des réformes qui ont créé les institutions démocratiques) ainsi que par ses mérites personnels. Stratège, c’est-à-dire chef militaire durant quinze années successives (les élections étaient annuelles), il marque ses contemporains par son éloquence, sa capacité à faire accepter les réformes qu’il propose, ce que Vincent Azoulay désigne sous le nom de charisme (du grec charis, « la grâce »). Le foisonnement intellectuel d’Athènes, la richesse de la cité – qui s’appuie sur l’exploitation des alliés de la Ligue de Délos par le biais du phoros, c’est-à-dire du tribut – sont les atouts de sa politique : cette manne financière permet la construction de bâtiments prestigieux (le Parthénon, inauguré en 438) mais aussi le versement de salaires pour le fonctionnement démocratique (le misthos, pour la participation aux tribunaux du peuple).
Mais on ne saurait pour autant parler d’un « pouvoir personnel » de Périclès associé à l’image d’un pouvoir tyrannique. Si celui-ci a été constamment réélu, c’est qu’il possédait la confiance de la majorité de ses concitoyens. De même, la charge de stratège est collégiale : tous les ans, les citoyens athéniens élisent dix stratèges et il n’y a pas dans la démocratie athénienne « péricléenne » de poste détenu par une seule personne. Enfin, Périclès, loin d’être intouchable, a été en son temps la cible d’attaques de la part des poètes comiques athéniens, comme Cratinos.
Le poète Cratinos s’en prend à Périclès….
Dans cet extrait d’un poème de Cratinos, Périclès accusé d’être le fils de Cronos, Dieu tyrannique qui dévore ses enfants, est affublé du surnom de Tête d’oignon qui lui était donnée en raison du port du casque de stratège.
« La Discorde et le vieux Cronos
Se sont unis pour donner le jour
À l’énorme tyran
Que les dieux ont appelé ‘Tête d’oignon’ »
Sur Aspasie, maîtresse de Périclès :
« La Débauche* alors met au monde
Cette Aspasie-Héra,
Cette putain aux yeux de chienne »