Peut-on écrire l’histoire de l’immigration à l’échelle d’une cité ouvrière de la Plaine-Saint-Denis ?

À propos de Fabrice Langrognet, Voisins de passage. Une microhistoire des migrations

Fabrice Langrognet, Voisins de passage. Une microhistoire des migrations, Paris, La Découverte, 2023.

Sommaire

Le livre : ouvriers italiens, padrone espagnol et « chaînes migratoires » dans une cité ouvrière de la Plaine-Saint-Denis. 

96-102, rue de Paris, La Plaine-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) : c’est l’adresse de la cité d’habitation étudiée par Fabrice Langrognet dans Voisins de passage, un ouvrage qui propose une histoire au microscope des migrations en France à la fin du 19e siècle. Le choix de cette cité ouvrière s’explique par la présence de nombreux résidents immigrés, originaires pour la plupart des pays frontaliers de la France et venus travailler dans les emplois industriels dans le Nord de Paris (métallurgie, verreries, usines gazières).

L’ouvrage reconstitue les trajectoires de 4 845 habitants ayant vécu dans ces immeubles au cours des cinq décennies qui séparent 1882 et 1932. Fabrice Langrognet restitue le flux des habitants, les liens matrimoniaux et amicaux, travaille sur les activités professionnelles, étudie les liens avec le pays d’origine, l’accès à la naturalisation ou encore le racisme que doivent subir les habitants de la cité.

Parmi eux, l’ouvrage fait un sort à Luigi Pirolli dont la trajectoire éclaire l’histoire de l’immigration italienne en France à la fin du 19e siècle. Les informations le concernant proviennent en grande partie des entretiens menés auprès de ses descendants ainsi que des archives municipales de Saint-Denis, des fonds d’archives de police et d’autres archives locales principalement italiennes. Originaire des Apennins méridionaux, entre Rome et Naples, il immigre à La Plaine-Saint-Denis à l’âge de 15 ans, en 1901, pour trouver en emploi, comme avant lui ses oncles et son père qui avaient quitté les campagnes italiennes où le travail agricole était peu rentable.

Luigi Pirolli obtient un poste d’ouvrier verrier à l’usine Legras. Son travail, d’abord difficile, s’améliore au début des années 1910 lorsqu’il devient contremaître, ce qui lui vaut davantage de respect de la part des travailleurs français. Considérant la France comme sa « vraie patrie », il décide de se faire appeler « Louis » et dépose une demande de naturalisation en 1927, acceptée en 1928

À travers ces parcours observés au microscope, Fabrice Langrognet étudie le rôle des « chaînes migratoires » entre les flux d’arrivée et de départ selon les liens communautaires. Parmi les intermédiaires chargés d’organiser les flux migratoires, on trouve le padrone (« maître » en italien) qui emploie les enfants d’immigrés, payés souvent le quart d’un salaire d’ouvrier adulte pour travailler dans les usines et les ateliers.

Joaquin de Garate, d’origine basque, est certainement le padrone le plus influent dans la communauté espagnole de la Plaine-Saint-Denis. Dans les années 1900, il est à la fois un notable et un médiateur, fondateur d’un club cycliste, vice-président d’honneur d’une fanfare des anciens combattants et premier contact des migrants espagnols qu’il assiste dans leurs démarches administratives et dont il loue la force de travail des enfants aux industriels. Garate fait particulièrement affaire avec l’usine Mouton, le principal employeur des résidents des n° 96-102 après la guerre (14 % des employés de l’immeuble). 

Le livre ne s’arrête pas aux formes d’intégration professionnelle et d’organisation communautaire mais aborde également la coexistence, parfois difficile, entre les différentes nationalités et la xénophobie dont sont victimes les Italiens et les Espagnols en France à la fin du 19e siècle. En effet, les Français ne sont pas tendres avec leurs collègues immigrés, qualifiant souvent les Italiens de « macaronis ». L’auteur note cependant que ces identités nationales apparaissent secondaires dans la vie quotidienne du quartier. Évoquant ainsi la bagarre du 19 août 1900 qui oppose ouvriers français et italiens devant le bistrot du n° 92, l’auteur montre que le conflit s’explique davantage par des animosités personnelles. Si ce fait divers a été interprété par certains journaux comme un conflit entre Français et Italiens, il s’agit surtout, comme le révèle le Journal de Saint-Denis (26 août 1900), d’un affrontement entre deux familles les Deroziers et les Taris, pris d’une « animosité tenace née de la rivalité de deux des jeunes gens épris de la même femme ».

Le cours : cartographier les routes migratoires des habitants du 96-102 de la rue de Paris

Pour comprendre le fonctionnement des « chaînes migratoires » et relier le profil des migrants à leur provenance géographique, François Langrognet a fait l’inventaire des origines géographiques et construit une base de données en accès libre, cartographiée sur le site  www.paris-tenement.eu, qui permet à tous les internautes de suivre les routes migratoires des habitants du 96, 98, 100 et 102 de la rue de Paris (aujourd’hui avenue du Président Wilson à Saint-Denis).

Entre 1882 et 1932, les cinq immeubles du 96-102 de la rue de Paris voient passer des habitants originaires de plus de 1016 localités réparties sur 172 provinces, départements ou districts de 21 pays différents. Une telle diversité rend bien compte de l’ouverture du quartier de la Plaine-Saint-Denis. Grâce aux recensements effectués dès 1911 (les seuls à faire état de la commune de naissance) et aux données géographiques qu’il a rassemblées pour compléter les recensements quinquennaux effectués depuis 1886, Fabrice Langrognet montre que seulement 10 % des habitants sont natifs de Saint-Denis et seulement 25 % natifs du département de la Seine.

Dans un premier temps, entre 1882 et 1898, les Français d’Alsace-Moselle, en exil, représentent plus de 60 % des habitants qui ne sont pas nés à Saint-Denis. Entre 1898 et 1908, ils sont rattrapés en proportion par les Italiens du Mezzogiorno, qui représentent jusqu’à 40 % des non-natifs. Enfin, jusqu’en 1914, les Espagnols constituent le groupe qui connaît la plus forte croissance.

Pendant la Première Guerre mondiale, ce sont les réfugiés du Nord et de l’Est de la France qui supplantent les Italiens et les Espagnols avant d’être à leur tour dépassés, entre 1918 et 1932, par les Polonais et les Tchécoslovaques. Cette dernière immigration est attirée par la demande française de main-d’œuvre dans le cadre des conventions d’émigration avec les pays d’Europe de l’Est durant l’entre-deux-guerres. Entre temps, la proportion d’immigrés italiens et espagnols devient moins importante en raison du rattrapage industriel dans ces deux pays qui retiennent leur main d’œuvre national.

Ill. 1. De Cassino à la région parisienne, les Italiens du recensement de 1901 suivent une des chaînes migratoires principales identifiées parmi les centaines d’individus étudiés. 

La base de données restitue le trajet parcouru selon la région de provenance des individus. Des lieux d’origine plutôt rares en bleu, comme la région normande en 1901 sur la carte de gauche, aux régions de provenance de plus de cent immigrants de La Plaine-Saint-Denis en rouge, les deux cartes permettent de sonder, à différentes échelles, les tendances observées par Fabrice Langrognet.

Les deux cartes montrent que les Italiens recensés au 96-102 de la rue de Paris en 1901 ne sont pas seulement « Italiens » mais que la majeure partie provient de la région de Cassino au Sud de Rome. Cette même origine illustre le fonctionnement des réseaux locaux et des solidarités familiales dans les parcours migratoires selon un modèle déjà observé dans les campagnes françaises à la fin du 19e siècle. En effet, si certains émigrés italiens émigrent seuls, la plupart vient s’installer chez un frère ou une sœur aux 96-102.

Ainsi le premier italien du Mezzogiorno à s’installer dans l’immeuble (Rosario Verrecchia) est rejoint par certains de ses cousins comme Luigi Pirolli, cité plus haut. Cet entre-soi régional et familial s’accompagne d’une forte endogamie : un quart des mariages s’effectue entre des locataires issus du Mezzogiorno. Ces locataires issus du Sud de Rome ne ressentent pas nécessairement d’affinités culturelles ou linguistiques avec leurs compatriotes originaires du Piémont (12 individus en 1905) ou de Parme qui partagent pourtant la même adresse. 

Citer cet article

Aurélien DAVID , «Peut-on écrire l’histoire de l’immigration à l’échelle d’une cité ouvrière de la Plaine-Saint-Denis ?», Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 26/11/24 , consulté le 14/01/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22493

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