Le livre : une Italie où tout est mouvement
En croisant histoire politique, économique et artistique de Dante à Giotto, Élisabeth Crouzet-Pavan rend compte des capacités d’adaptation et d’innovation des villes et campagnes italiennes au cours du Moyen-Âge central. L’ouvrage aborde dans un premier temps le renforcement de l’autorité publique des villes par la progressive tutelle sur le contado (campagnes) selon un processus comparé par l’auteure à un nouvel incastellamento, ce mouvement de concentration des habitats autour de châteaux qui s’est produit en Italie entre le xe et le xie siècle.
L’essor des villes italiennes se manifeste par la transformation du paysage urbain grâce à de grands projets d’édifices publiques. La construction d’aqueducs monumentaux à Gênes, à Pérouse ou à Venise traduit à la fois la volonté des élites de mieux gérer le fonctionnement de l’espace urbain, en l’occurrence la question de l’hygiène liée à la gestion de l’eau, et à manifester leur puissance par des ouvrages imposants.
Outre les monuments de pierres, de véritables monuments de papiers s’édifient peu à peu dans les bureaux d’une administration grandissante. Aux xiie et xiiie siècles, la multiplication des écrits comptables et administratifs témoigne d’une véritable révolution documentaire et d’un souci d’appropriation du fonctionnement de la ville par ses élites.
Les groupes qui dirigent les communes italiennes se sont modifiés au gré des affrontements entre le pape, soutenu par les cités guelfes, et Frédéric II (1194-1250) soutenu par les villes qui ont fait allégeance aux Gibelins. On peut distinguer trois âges : le premier âge des « communes consulaires » gouvernées par des aristocrates, le deuxième âge des « communes podestataires » dirigées par un magistrat itinérant (le podestat) et, enfin, l’âge des « communes populaires » dirigées par le popolo (le peuple) qui obtient une représentation politique à partir des années 1250.
Le popolo n’est pas une catégorie sociale strictement définie mais un milieu hétérogène composé de marchands, de bourgeois, mais aussi d’aristocrates, d’associations de voisinage et de sociétés d’armes, assimilables à des milices populaires. La cohésion de ces groupes est assurée par des pratiques communautaires au sein de quartiers communs (fêtes, banquets, jeux équestres). Ainsi, que ce soit du côté du popolo ou des aristocrates, les milites, ces groupes prennent peu à peu conscience de leur appartenance à une catégorie sociale, tout en s’affrontant dans une société de l’honneur guerrier. C’est ainsi qu’à Pérouse, presque chaque dimanche étaient organisées des batailles collectives, les battagliole, qui pouvaient mêler popolo et milites, adolescents et jeunes gens, et où l’on combattait avec des cailloux, des bâtons, mais aussi des couteaux et des massues. Ces traditions sont toujours présentes dans le paysage urbain italien, tel le Palio siennois, course équestre où s’affrontent les quartiers de la ville.
La complexité sociale de la vie politique diminue cependant à la fin du xiiie siècle quand les institutions deviennent plus rigides. Le pouvoir revient finalement à des familles seigneuriales ou à une bourgeoisie artisanale et marchande. C’est le cas, par exemple, à Venise où seules les grandes familles aristocratiques dont les noms sont inscrits dans le Livre d’or (Libro d’Oro), à partir de 1313, sont autorisées à siéger au Grand Conseil et à élire les doges (dirigeant de la République vénitienne élu à vie).
Cette effervescence politique s’inscrit dans un contexte de développement économique du « Beau xiiie siècle », (selon l’expression empruntée au « Beau xvie siècle » de Lucien Febvre) favorisé par le développement agricole (céréales, vignes, oliviers, plantes tinctoriales) et celui des ports italiens comme Venise, Pise ou Gênes qui entrent en compétition pour constituer de véritables empires commerciaux. Cet essor favorise le développement des villes et des aristocraties marchandes. Les familles Peruzzi ou Frescobaldi à Florence en sont un exemple frappant : ces compagnies mobilisent des capitaux considérables, et déploient des réseaux de succursales en Italie, mais aussi dans le royaume de France, en Angleterre ou encore en Orient.
Enfin, l’originalité de l’ouvrage tient à ce que l’histoire de l’art du xiiie siècle jusqu’à la Renaissance est directement reliée à l’histoire politique et économique des communes italiennes. Figure incontournable de la Renaissance italienne, Dante Alighieri, à la fois poète, penseur est aussi engagé au côté des Guelfes de Florence au tournant des xiiie et xive siècles. Dans l’œuvre de Dante, la notion de Fortune, renvoyant à la chance et au hasard, est mobilisée pour décrire les renversements politiques et les affrontements violents entre Guelfes et Gibelins, entre factions populaires et aristocratiques. Les cercles de l’Enfer de Dante dans la Divine Comédie sont autant de représentations des péchés des villes, de l’orgueil des familles dirigeantes ou de la ruse déployée par les grandes compagnies commerciales.
Le cours : l’Italie au cœur de la vitalité du Moyen Âge.
Le premier mérite de cet ouvrage est de rompre avec un lieu commun trop répandu, celui d’un « sombre » Moyen-Âge figé dans un millénaire monolithique et que l’adjectif « moyenâgeux » vient trop souvent réactualiser dans certains discours politiques et médiatiques, au grand dam des historiens médiévistes. Non, le Moyen Âge n’est pas cette longue période d’inertie et l’exemple italien permet de montrer l’inventivité des formes de gouvernements afin de créer du consensus, l’intensité de la réflexion politique afin de lutter contre la désunion civique qui sont le socle d’une philosophie politique très riche dans les siècles suivants. L’intensité des échanges commerciaux montrent par ailleurs la grande richesse technique de cette période avec la perfection de la navigation, la cartographie et des techniques financière.
L’ouvrage d’Elizabeth Crouzet-Pavan permet de revenir avec les élèves sur la violence politique au Moyen Âge, une violence parfois résumée à de simples affrontements armés dans la production culturelle contemporaine, que l’on pense au cinéma (The Northman, 2022) ou à certains jeux vidéos comme Crusader Kings ou Assassin’s Creed Valhalla. L’exemple de la Renaissance italienne permet de montrer que cette violence n’est pas seulement guerrière et qu’elle s’inscrit dans des conflits politiques d’une grande complexité dont rendent compte les productions artistiques. Prenons, par exemple, le cas d’Ezzolino, le gendre de l’empereur Fréderic II. Ezzolino appartient au parti des Gibelins à Florence, opposé à celui des Guelfes auquel appartient Dante, ce qui vaut au personnage un portrait peu flatteur dans la Divine Comédie où il est décrit comme un homme cruel, gouvernant par la terreur dans la marche de Vérone. La légende noire d’Ezzolino et son frère Alberico dans les œuvres littéraires (telle la tragédie du padouan Albertino Mussato, Ecerinis) et les chroniques du temps est à la mesure de leurs nombreux ennemis : factions rivales à Vérone, partisans du pape qui s’opposent à ce soutien de l’empereur et le dénoncent, dans le contexte des croisades, comme un hérétique.
Enfin, ces conflits politiques sont à l’origine de la grande vitalité artistique et intellectuelle dans l’Italie médiévale, à l’image de la cour de l’empereur Fréderic II Hohenstauffen (1194-1250) en Sicile. Pour construire un État fort et centralisé, face aux factions guelfes rivales, l’empereur germanique rassemble autour de lui des intellectuels, juristes, traducteurs, mathématiciens. Lui-même polyglotte (latin, grec, sicilien, arabe, normand et allemand), il encourage la traduction de l’arabe au latin des Commentaires d’Averroès sur l’œuvre d’Aristote contribuant à réintroduire la philosophie grecque dans la pensée médiévale. Il accueille également à sa cour le mathématicien Fibonacci, à l’origine de l’introduction en Occident du système numérique indo-arabe.