L’exécution de Manon Roland, un avertissement à l’adresse des femmes républicaines 

La condamnation à mort de Madame Roland est mise en scène dans un article du journal révolutionnaire la Gazette nationale ou Le Moniteur universel, publié le 19 novembre 1793. Érigée en contre-modèle de féminité, comme Marie-Antoinette et Olympe de Gouges, l’exécution de Madame Roland y est présentée comme un avertissement, voire une menace, à l’attention des républicaines qui souhaiteraient accéder à une instruction élaborée et prendre une part active dans la vie politique de la Cité révolutionnaire.

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L’exécution de Manon Roland, un avertissement à l’adresse des femmes républicaines 

Ill.1, « Une » du journal révolutionnaire la Gazette nationale ou Le moniteur universel, 19 novembre 1793
Ill.1, « Une » du journal révolutionnaire la Gazette nationale ou Le moniteur universel, 19 novembre 1793. Source : www.retronews.fr
Ill.2, Madame Roland plaidant sa cause devant le Tribunal révolutionnaire. Paris, BnF, département des estampes, 1799. Cette estampe réalisée dans un contexte postrévolutionnaire, réhabilite la mémoire de Madame Roland (« Ainsi périt une femme qui fut un modèle de philosophie, de fermeté et de vertu »). Au 19e siècle, sa mémoire sera aussi célébrée par des libéraux.
Ill.2, Madame Roland plaidant sa cause devant le Tribunal révolutionnaire. Paris, BnF, département des estampes, 1799. Cette estampe réalisée dans un contexte postrévolutionnaire, réhabilite la mémoire de Madame Roland (« Ainsi périt une femme qui fut un modèle de philosophie, de fermeté et de vertu »). Au 19e siècle, sa mémoire sera aussi célébrée par des libéraux.
Ill.3, Départ des Dames de la Halle et des femmes de Paris pour Versailles, 5 octobre 1789, eau-forte de Jean-François Janinet conservée au Musée national du château de Versailles
Ill.3, Départ des Dames de la Halle et des femmes de Paris pour Versailles, 5 octobre 1789, eau-forte de Jean-François Janinet conservée au Musée national du château de Versailles. Source : histoire-image.org
Sommaire

Contexte : les « citoyennes » et le tournant répressif de l’automne 1793

Parfois nommées « citoyennes » pendant la Révolution française, les femmes ne sont pas des citoyennes à part entière. Citoyennes passives, elles disposent de droits civils mais n’ont accès ni au droit de vote ni au droit d’éligibilité. Des médecins, juristes, philosophes et parlementaires justifient cette inégalité politique par la « Nature ». Conçue comme un ordre à la fois biologique et politique, la « Nature » impliquerait une stricte division sexuelle des rôles sociaux. Selon cette division des rôles, alors largement admise dans la société française, les hommes sont appelés à investir la vie économique, culturelle et politique quand les femmes sont destinées aux tâches domestiques et à la famille.

En 1789, ce sont pourtant des femmes du peuple qui participent activement aux insurrections et aux événements révolutionnaires. C’est le cas durant les journées des 5 et 6 octobre durant lesquelles les Parisiennes jouent un rôle décisif dans le retour du Roi à Paris (Ill.3, Départ des Dames de la Halle et des femmes de Paris pour Versailles, 5 octobre 1789). Certaines femmes s’engagent également en exerçant le droit de pétition, en assistant aux débats dans les tribunes de l’Assemblées nationale ou en participant à des clubs et sociétés populaires mixtes et non-mixtes. Ces militantes populaires se reconnaissent dans une définition sans-culotte de la citoyenneté qui, loin de se restreindre à l’exercice du droit de vote, implique l’exercice direct de la souveraineté du Peuple au sein des clubs ou lors des insurrections. Quelques rares femmes et hommes vont même jusqu’à contester l’injustice vécue par les femmes sur le plan social et politique. C’est le cas d’Olympes de Gouges, auteure de la Déclaration des droits de la femme et de la Citoyenne (1791), Condorcet, Etta Palm d’Aelders ou encore la militante largement oubliée Elisabeth Bonaventure Lafaurie. En affirmant que les différences sociales entre les sexes découlent, non de la « Nature », mais de l’éducation, ces pionnières et pionniers du féminisme ont démontré que l’égalité des sexes pouvait être une revendication politique sous la Révolution française.

De ce point de vue, l’automne 1793 marque un tournant répressif et un temps d’offensive contre la participation des femmes à la vie politique. Le 30 octobre 1793, les députés votent le décret Amar (du nom du député Jean Pierre André Amar) qui interdit les clubs politiques féminins. Quelques jours plus tard, le 17 novembre, Pierre Gaspard Chaumette prononce un discours à la Commune de Paris contre l’engagement politique féminin. Les écrits répressifs se multiplient dans la presse, notamment dans les Révolutions de Paris, journal très hostile à la participation des femmes à la vie politique. Ces écrits proposent une lecture moralisatrice mettant en scène une série d’exécution de femmes célèbres : la mise à mort de Marie-Antoinette (16 octobre 1793), celle de la girondine et pionnière du féminisme Olympe de Gouges (3 novembre 1793) et celle, enfin, de Manon Roland (8 novembre 1793).

Archive : l’exécution de Manon Roland, un avertissement à l’adresse des femmes républicaines

« En peu de temps le tribunal révolutionnaire vient de donner aux femmes un grand exemple, qui ne sera pas sans doute perdu pour elles ; car la justice, toujours impartiale, place sans cesse la leçon à côté de la sévérité.

Marie-Antoinette, élevée dans une cour perfide et ambitieuse, apporta en France les vices de sa famille ; elle sacrifia son époux, ses enfants, et le pays qui l’avait adoptée, aux vues ambitieuses de la maison d’Autriche, dont elle servait les projets en disposant du sang, de l’argent du peuple, et des secrets du gouvernement : elle fut mauvaise mère, épouse débauchée, et elle est morte chargée des imprécations de ceux dont elle avait voulu consommer la ruine. Son nom sera à jamais en horreur à la postérité.

Olympe de Gouges, née avec une imagination exaltée, prit son délire pour une inspiration de la nature. Elle commença par déraisonner, et finit par adopter le projet des perfides qui voulaient diviser la France : elle voulut être homme d’État, et il semble que la loi ait puni cette conspiratrice d’avoir oublié les vertus qui conviennent à son sexe.

La femme Roland, bel esprit à grands projets, philosophe à petits billets, reine d’un moment, entourée d’écrivains mercenaires, à qui elle donnait des soupers, distribuait des faveurs, des places et de l’argent, fut un ministre sous tous rapports. Sa contenance dédaigneuse envers le peuple et les juges choisis par lui ; l’opiniâtreté orgueilleuse de ses réponses, sa gaité ironique, et cette fermeté dont elle faisait parade dans son trajet du palais de justice à la place de la Révolution, prouvent qu’aucun souvenir douloureux ne l’occupait. Cependant elle était mère, mais elle avait sacrifié la nature, en voulant s’élever au-dessus d’elle ; le désir d’être savante la conduisit à l’oubli des vertus de son sexe, et cet oubli toujours dangereux, finit par la faire périr sur un échafaud.

Femmes ! voulez-vous être républicaines ? aimez, suivez et enseignez les lois qui rappellent vos époux, vos enfants à l’exercice de leurs droits ; soyez glorieuses des actions éclatantes qu’ils pourront compter en faveur de la patrie, parce qu’elles témoignent en votre faveur ; soyez simples dans votre mise, laborieuses dans votre ménage ; ne suivez jamais les assemblées populaires avec le désir d’y parler, mais que votre présence y encourage quelquefois vos enfants : alors la patrie vous bénira, parce que vous aurez réellement pour elle ce qu’elle doit attendre de vous. »

Extrait de l’article [non signé] « Aux républicaines » paru dans la Gazette nationale ou Le Moniteur universel du 29 brumaire an II (19 novembre 1793)

Cet article, non signé, est initialement paru dans la Feuille du salut public, journal créé en juillet 1793 et financé par le Comité du salut public, organe du gouvernement révolutionnaire instauré par l’Assemblée nationale pour lutter contre les dangers intérieurs et extérieurs qui menacent alors la République. Il est reproduit le 19 novembre 1793 dans la Gazette nationale ou le Moniteur universel. Fondé par Charles-Joseph Panckoucke en 1789, ce périodique, qui retranscrit les débats parlementaires, touche un très large public pendant la période révolutionnaire.

L’auteur de l’article souligne la valeur exemplaire de ces trois exécutions : « En peu de temps le tribunal révolutionnaire vient de donner aux femmes un grand exemple qui ne sera sans doute pas perdu pour elles ; car la justice, toujours impartiale, place sans cesse la leçon à côté de la sévérité ». Après avoir réitéré contre Marie-Antoinette les accusations, très diffusées à l’époque, d’être une mauvaise épouse et mauvaise mère, et reproché à Olympe de Gouges d’avoir « oublié les vertus qui conviennent à son sexe » pour avoir voulu « être homme d’état », l’auteur s’en prend à Manon Roland. Les chefs d’accusation émis contre Manon Roland à son procès, liés à son engagement girondin et fédéraliste, ne sont pas repris dans la liste des griefs énoncée dans l’article. L’auteur attire plutôt l’attention de ces lectrices et lecteurs sur les mœurs de Madame Roland qui incarne une féminité « déviante », dangereuse pour la République.

Manon Roland est comparée à une « reine d’un moment », accusée de s’être comportée comme « un ministre sous tous rapport », une accusation qui exploite le phantasme d’un « empire des femmes » sur la vie politique, alors perçu comme un symptôme de dégénérescence incompatible avec la bonne santé du régime républicain. La plupart des révolutionnaires estiment alors que les femmes ont une influence décisive sur les mœurs, influence qu’il aspirent à contrôler en la limitant à la sphère familiale. En voulant agir sur les affaires de l’État, Roland aurait fait preuve d’hybris, un orgueil démesuré qui l’aurait fait dévier des normes sexuées. 

Madame Roland est également coupable de son « désir d’être savante » et de jouer à la « philosophe à petits billets ». La figure de la « femme savante » vient régulièrement stigmatiser pendant la Révolution française les femmes instruites qui cultivent des savoirs jugés « impropres » à la féminité comme la science, la philosophie, la rhétorique ou le latin. À l’automne 1793, quelques semaines avant la mort de Manon Roland, les révolutionnaires votent les premiers décrets sur l’instruction publique qui ouvrent des écoles publiques républicaines pour garçons et pour filles. Mais les législateurs n’envisagent que le degré primaire pour les filles qu’il s’agit d’éduquer avant tout dans les principes républicains. En plus des savoirs élémentaires (lecture et écriture), il est ainsi prévu de leur enseigner la couture, censée encourager la vertu féminine, et la morale républicaine.  L’instruction plus élaborée est censée être l’apanage des hommes et semble alors inappropriée à la nature des femmes et à leurs capacités. De même, selon la majorité des pédagogues et des législateurs, les talents artistiques des femmes ne doivent pas être encouragés de manière excessive car le statut d’artiste ou d’auteur favoriserait leur immodestie et les détourneraient des tâches domestiques. Le goût du savoir de Manon Roland, qui possédait de fait une solide instruction littéraire et philosophique, l’aurait ainsi conduit « à l’oubli des vertus de son sexe, et cet oubli toujours dangereux, finit par la faire périr sur un échafaud ».

Enfin, comme Marie-Antoinette, Manon Roland incarne le contre-modèle de la bonne mère ». À partir de la proclamation de la République en septembre 1792, les législateurs affirment en effet la nécessité de perfectionner les femmes pour les transformer en « mères républicaines » capables, non seulement de vouer leur vie aux soins de leur enfants, mais aussi de diffuser d’auprès d’eux les mœurs et les principes républicains. Cet idéal de féminité implique un rôle politique dans le sens où les mères sont censées, depuis leur foyer, participer à la fabrique des citoyens. Mais cette fonction politique restreinte ne doit en aucun cas s’assimiler à l’exercice du pouvoir.

Manon Roland est accusée de s’être détournée de sa nature de mère en délaissant sa fille, Eudora, née en 1781. Cette républicaine convaincue est ici comparée aux femmes aristocrates de l’Ancien Régime, régulièrement attaquées pour avoir renoncé à leur maternité en confiant leurs enfants à des nourrices. L’auteur en veut pour preuve que Manon Roland n’aurait pas témoigné suffisamment de « souvenir douloureux » envers sa fille lors de son procès et de son trajet jusqu’à la guillotine. Son sang-froid et son détachement face à ses juges puis face à la mort aurait sans doute été admirée chez un homme. Mais cette attitude devient ici la preuve supplémentaire d’une volonté orgueilleuse imitant les vertus viriles et d’une absence complète de sensibilité maternelle.

Dans ses Mémoires rédigés en prison et notamment dans son texte intitulé « Mes dernières pensées », Manon Roland exprime, à l’inverse, son attachement maternel à Eudora. Alors qu’elle se voit érigée en contre-modèle par ses adversaires politiques, il est frappant de lire sa volonté d’incarner un modèle pour sa fille : « Pardonne-moi, cher enfant, jeune et tendre fille dont la douce image pénètre mon cœur maternel, étonne mes résolutions. Ah ! sans doute je ne t’aurais jamais enlevé ton guide, s’ils avaient pu te le laisser ! les cruels ! ont-ils pitié de l’innocence ? Ils ont beau faire, mon exemple te restera ; et je sens, je puis me dire, aux portes mêmes du tombeau, que c’est un riche héritage. » (Mémoires particuliers de Mme Rolland : suivis des notices historiques sur la Révolution... et des derniers écrits et dernières pensées, Paris, Firmin-Didot frères, 1847, p. 437.)

Citer cet article

Caroline Fayolle , « L’exécution de Manon Roland, un avertissement à l’adresse des femmes républicaines  », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 08/07/22 , consulté le 25/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21907

Bibliographie

Fayolle, Caroline, La Femme nouvelle. Genre, éducation, Révolution (1789-1830), Paris, Éditions du CTHS, 2017.

Godineau, Dominique, Les citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988.

Martin, Jean-Clément, La Révolte brisée. Femmes dans la Révolution française et l’Empire, Armand Colin, Paris, 2008.

Viennot, Éliane, Et la modernité fut masculine. La France, les femmes et le pouvoir 1789-1804, Paris, Perrin, 2016.

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