Mise au point : la mise en œuvre de la loi de séparation des Églises et de l’État (1905)
Issu des élections législatives de juin 1902, le gouvernement du Bloc des gauches du radical Émile Combes s’attache aux questions religieuses et à la lutte anticléricale dès son installation. Il s’inscrit dans la continuité de la politique républicaine de laïcisation menée depuis les années 1880 sur l’école (loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement laïc) et sur les congrégations religieuses (loi du 1er juillet 1901 qui soumet leur existence légale à l’autorisation des députés). Fondé en 1901, le parti radical, alors situé à l’extrême-gauche des formations politiques, l’a emporté aux élections de 1902 en défendant les libertés publiques, mises à mal par l’affaire Dreyfus, et en revendiquant un anticléricalisme traditionnel chez ses élus, renforcé par l’antidreyfusisme d’une partie des catholiques. Une fois au pouvoir, Émile Combes considère, comme de nombreux républicains, que le système concordataire (en vigueur depuis 1802) permet à l’État français de contrôler la nomination des évêques, et donc de peser indirectement sur l’Église en France. Mais les relations de plus en plus tendues avec le Saint-Siège et les attentes d’une partie du Bloc des gauches en faveur de la séparation font évoluer sa position. Après que le pape a manifesté son opposition à la visite officielle du président de la République, Émile Loubet, la France rappelle son ambassadeur auprès du Vatican en juillet 1904 : les relations diplomatiques sont rompues, rendant la séparation inévitable.
À la Chambre des députés, une commission élabore une proposition de loi de séparation, présentée par Aristide Briand en mars 1904. Cette proposition paraît trop modérée à Émile Combes qui dépose en novembre suivant un projet visant à contrôler davantage les Églises. Mais son gouvernement est renversé en janvier 1905, à la suite du scandale né de la révélation de l’affaire des fiches (le fichage des officiers selon leurs opinions religieuses et politiques). Maurice Rouvier, chef du nouveau gouvernement, veut en finir avec les querelles religieuses. Il dépose un autre projet de séparation, débattu à la Chambre à partir du 21 mars 1905, voté par les députés le 3 juillet puis discuté au Sénat à partir du 6 novembre. Adoptée le 7 décembre dans les mêmes termes qu’à la Chambre, la loi est promulguée le 9 décembre 1905.
Le mot « laïcité » n’est pas cité dans la loi, qui contribue cependant à en esquisser les contours. Quant au terme de « séparation », il apparaît seulement dans le titre. La séparation a d’abord été conçue par ses premiers promoteurs contre l’Église catholique. Mais la loi qui résulte du projet discuté au parlement, et défendu par Briand, concerne tous les cultes sans les nommer, et ne constitue pas un texte de combat. Elle a néanmoins été adoptée de manière unilatérale, sans négociation préalable avec les Églises. Longue de 44 articles, la loi articule liberté, neutralité de l’État et ordre public : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes, sous les seules restrictions édictées […] dans l’intérêt de l’ordre public » (article 1). Par ailleurs, elle « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte […] », même si « des services d’aumônerie » peuvent être financés par et dans certains « établissements publics » (article 2). Il s’agit dans ce cas de lieux fermés, comme les prisons ou les hôpitaux, d’où l’on ne peut sortir librement pour exercer sa religion. Le budget des cultes qui assurait un traitement aux prêtres et aux pasteurs depuis 1802, puis aux rabbins à partir de 1831, est donc supprimé. Le reste de la loi est consacré aux questions des biens religieux et de police du culte.
Les biens ecclésiastiques (bâtiments divers, terres, voire édifices du culte) doivent être transférés, après inventaires, à des associations cultuelles chargées de les gérer en vue de l’exercice du culte. À cette fin, ces biens doivent faire l’objet d’un « inventaire descriptif et estimatif », une mesure conservatoire qui n’avait pas soulevé de débats au moment du vote de la loi. Commencées en janvier 1906, les opérations donnent parfois lieu à des protestations du clergé et des fidèles, qui craignent une spoliation de l’Église et une profanation des lieux de culte. Cette crainte est alimentée par une circulaire de la direction de l’Enregistrement précisant que « les agents chargés de l’inventaire demanderont l’ouverture des tabernacles » pour vérifier la présence d’objets liturgiques. La médiatisation des incidents intervenus durant les inventaires dans deux paroisses parisiennes et la condamnation de la loi de séparation par le pape Pie X (encyclique Vehementer Nos du 11 février) attisent la résistance dans certaines régions catholiques (Ill.2 carte des oppositions aux inventaires en 1906). La mort d’un manifestant lors de l’inventaire de Boeschèpe (Nord), le 6 mars 1906, entraîne le renversement du cabinet Rouvier. Ministre de l’Intérieur du nouveau gouvernement, Georges Clémenceau suspend les dernières opérations jusqu’à l’automne. La loi entre pleinement en vigueur un an après sa promulgation.
Document : Mgr Dizien, évêque d’Amiens, et la Séparation des Église et de l’État (Réunion synodale, Amiens, 19 décembre 1905)
Deux courants se dessinent dans le clergé, qui tous deux ont leurs raisons, leurs préférences et naturellement une égale soumission dans l’autorité suprême qui décidera. L’un est tout prêt au rejet absolu de la loi ; l’autre est disposé à chercher, en l’acceptant, le moyen de sauvegarder au mieux les intérêts de la religion.
Les partisans de la résistance croient qu’il n’y a rien de bon à tirer d’une loi pleine de pièges et de surprises, que le mieux est d’en finir tout de suite et de soulever les populations en se réfugiant dans la répudiation de tous les avantages concédés.
Les partisans de l’acceptation conditionnelle pensent que le culte peut encore s’exercer dans des conditions possibles, qu’il faut ménager aux fidèles les moyens de pratiquer leur religion et qu’il sera toujours temps, si la pratique en est rendue impossible, de rejeter églises, presbytères, pensions, tout ce que concède la loi actuelle.
Le Pape [se] prononcera, et, par conséquent, nous n’avons pas à prendre parti : notre devoir est d’attendre, en toute obéissance et docilité, la décision pontificale […].
Je ne vois aucune difficulté à vous dire que je me range parmi les seconds, et en voici les motifs :
Si nous étions au temps des grandes croyances et des fermes convictions, je laisserais à nos ennemis leurs dangereux présents ; et j’aimerais de préférence la lutte franche, ouverte, avec tous ses périls et aussi avec tous ses avantages.
Mais en sommes-nous là ? Nous ne sommes pas classés parmi les diocèses où la religion a le plus baissé, et nous comptons encore parmi ceux où elle rencontre le moins d’hostilité. Croyez-vous que nos populations nous suivraient sur ce terrain, qu’elles seraient avec nous dans l’abandon des églises, qu’elles auraient le courage de soutenir cette lutte, au prix […] de la moindre amende et du moindre sacrifice, que les convictions s’en accroîtraient et que nous serions, en notre pauvre France affaiblie dans ses sentiments, assez chrétiens pour l’héroïsme ?
Autre chose. Supposez, si vous voulez – car, immédiatement et du fait même de la non-acceptation, tout est supprimé –, supposez que nous trouvions immédiatement lieux de culte, mobilier nécessaire, maisons et traitement pour tous les prêtres, songez-vous à ce patrimoine sacré, considérable en ce diocèse, en fondations, qui, du même coup, passe à l’Assistance publique ? Car on ne dévoluera qu’à l’Association cultuelle ; et si, dans le délai d’un an, elle n’est pas constituée, tout rentre dans les mains de l’État […].
Le dernier mot de la question est à notre bien-aimé Pape, le Pasteur suprême : une fois qu’il se sera prononcé, je le suivrai jusqu’au bout.
Cité par : Abbé Ch[arles] Calippe, Monseigneur Dizien évêque d’Amiens, 5 Avril 1846 - 27 Mars 1915, Amiens, A. Grau, 1915, p. 95-97.
Éclairages : les catholiques face à la Séparation
Ce discours de Mgr Dizien, évêque d’Amiens, à une partie du clergé de son diocèse réuni en synode (assemblée) dix jours après la promulgation de la loi, témoigne des débats des catholiques au sujet des associations cultuelles, c’est-à-dire de l’organisation religieuse prévue dans le cadre de la séparation. Les tenants du refus craignent que ces associations cultuelles ne soient un moyen pour l’État de mettre la main sur l’ensemble des biens ecclésiastiques. Les partisans de la conciliation mesurent les graves conséquences matérielles pour l’Église qu’entraînerait le rejet de ce système. La loi prévoit en effet (article 9) qu’« à défaut de toute association pour recueillir les biens [ecclésiastiques] », ces derniers seront « attribués à des établissements communaux d’assistance ou de bienfaisance » des communes, des départements ou de l’État – d’où l’allusion de Mgr Dizien aux « associations de bienfaisance ». Quant aux lieux de culte, ils seraient désaffectés. Cela rappellerait la situation de la Révolution, avec la « dévolution » des biens du clergé en novembre 1789 – c’est-à-dire leur nationalisation, puis leur mise en vente – destinée à procurer des ressources à l’État : le verbe « dévoluera » employé par l’auteur suggère cette référence.
Le 26 mars, Le Figaro publie une « supplique » d’académiciens catholiques (surnommés les « cardinaux verts »), en faveur de l’application de la loi, même si celle-ci reste condamnée dans son principe. Lors de leur assemblée qui se tient du 30 mai au 1er juin 1906, une majorité d’évêques recommandent également l’acceptation des cultuelles.
Mais le 10 août 1906, par l’encyclique Gravissimo officii, le pape interdit leur mise en œuvre, craignant qu’elles puissent échapper à l’autorité de l’Église. Les catholiques obéissent, d’autant que l’ultramontanisme, un courant qui soutient la centralisation romaine, s’est développé en France au xixe siècle. Les évêques, comme Mgr Dizien, appellent aussi à la soumission au pape, malgré leur souhait initial de conciliation.
L’Église en France perd donc tous ses biens, puisque aucune association cultuelle n’est créée. Quelques très rares tentatives de fondations, jugées « schismatiques » car échappant à l’autorité ecclésiastique, ont aussitôt été suspendues par les évêques. Une loi de janvier 1907 attribue les biens aux collectivités locales, mais les édifices cultuels restent « à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de la religion ». La loi du 13 avril 1908 fait de ces lieux de culte (églises) des propriétés communales : il revient donc aux communes de prendre en charge leur entretien. Ruinée, l’Église est cependant complètement libre à l’égard de l’État. Paradoxalement, l’intransigeance de Pie X contraint Aristide Briand, ministre de l’Instruction publique et des cultes à partir de mars 1906, à une politique libérale et de compromis en prenant en compte les difficultés matérielles du clergé. En 1924, la reconnaissance d’associations cultuelles diocésaines permettra finalement de régler la gestion des biens acquis après la séparation.
En revanche, les juifs et les protestants se plient, parfois avec réticences, aux modalités de la loi. En conséquence, les synagogues et les temples ne deviennent pas propriétés communales mais restent à la charge de leurs associations cultuelles qui doivent toujours les entretenir.