Contexte : surveiller les indigènes en métropole dans l’entre-deux-guerres
Pendant la Première Guerre mondiale, environ 600 000 tirailleurs et 200 000 travailleurs coloniaux sont recrutés, de gré ou de force, pour participer à l’effort de guerre en métropole. La venue d’indigènes sur le territoire métropolitain suscite l’inquiétude des autorités françaises qui décident de créer des institutions chargées de surveiller l’« état d’esprit » des populations colonisées venues en métropole. C’est ainsi que le ministère de la Guerre se dote d’un Service d’organisation des travailleurs coloniaux dès la fin de l’année 1915. Progressivement, l’une de ses composantes prend plus d’importance : le Contrôle général des troupes indochinoises. En 1917, ce service est transféré au ministère des Colonies et se dote, en 1919, d’un service de renseignement.
En 1923, le ministère des Colonies dirigé par Albert Sarraut annonce la création d’un Service de contrôle et d’assistance des indigènes des colonies (CAI) qui centralise tous les services de renseignement préexistants. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ce service est chargé d’assurer la surveillance des indigènes – ou présumés tels – en métropole. Albert Sarraut s’est inspiré de son expérience en tant que gouverneur général de l’Indochine (1911-1914 et 1917-1919) où il a créé en 1919 un service de renseignement politique pour épier les militants nationalistes indochinois. Parmi eux, Phan Văn Trương et Phan Châu Trinh, intellectuels patriotes, sont étroitement surveillés à Paris dès les années 1910, le premier est incarcéré en 1914 pour complot contre la sûreté de l’État.
Dans l’empire français, les revendications d’indépendance des populations colonisées connaissent en un véritable regain dans les années 1920 sous l’effet, entre autres, du principe de l’auto-détermination des peuples porté par le président américain Woodrow Wilson (1913 - 1921). En 1919, à l’occasion de la conférence de la paix de Paris, Les Revendications du peuple annamite sont ainsi remises au président des États-Unis par Nguyễn Ái Quốc, dit « le patriote », pseudonyme du futur Hồ Chí Minh. Ce regain de contestation anticoloniale s’explique également par la création de l’Internationale communiste en 1919 auquel participent des militants indochinois comme Nguyễn Ái Quốc (Ill.1). Dans les années 1920, le regroupement des partis communistes sous la direction de Moscou porte haut l’étendard de l’anti-impérialisme et encourage la formation de cadres politiques dans les colonies européennes.
Face aux contestations de l’ordre colonial, les autorités françaises organisent une contre-offensive caractérisée par la propagande, la répression et une surveillance politique accrue dans les colonies. Cette contre-offensive est particulièrement marquée en Indochine lors du mouvement de révoltes paysannes en 1930 (soviets du Nghệ Tĩnh) et de la mutinerie nationaliste dans la caserne de Yên Bái. Le 17 juin 1930, treize des mutinés nationalistes sont ainsi décapités sans autre jugement que la décision des administrateurs coloniaux appuyée sur le Code de l’indigénat.
En métropole, les autorités françaises redoutent que les indigènes originaires des quatre coins de l’empire ne tissent des liens entre eux. Cependant, la panoplie répressive de l’État y est plus réduite qu’outre-mer. La censure de la presse n’est pas aussi forte que dans les colonies et les responsables du renseignement ne peuvent rendre justice eux-mêmes, ce qui autorise la publication de journaux subversifs à l’instar du Paria : tribune des populations des colonies qui dénonce ouvertement la politique coloniale de la France. De plus, la rétention administrative est sans commune mesure avec ce que permet le Code de l’indigénat dans les territoires colonisés. Ainsi, malgré la surveillance politique, la lutte anticoloniale est animée par un nombre croissant de militants issus des populations colonisées venues en métropole, donnant une ampleur nouvelle aux contestations anti-impérialistes dans l’entre-deux-guerres.
Archive : dossier de surveillance de Nguyễn Ái Quốc, le futur Hồ Chí Minh (1919)
Cette chemise en carton comporte le dossier de surveillance de Nguyễn Sinh Cung, plus connu alors sous son surnom politique de Nguyễn Ái Quốc (« Nguyễn le patriote »), premier président du Vietnam indépendant sous le nom de Hồ Chí Minh (1945 – 1969). Ce dossier de surveillance, dont une partie est consultable en ligne sur le site des Archives nationales d’Outre-Mer (ANOM), est le premier dossier de surveillance ouvert par le Service de renseignement du Contrôle général des travailleurs indochinois en 1919. Institué pendant la Première Guerre mondiale pour contrôler les ouvriers asiatiques en métropole, ce service se dote en 1919 d’une unité de renseignement. Dans son collimateur, quelques contestataires indochinois qui ont rédigé sous le nom de Nguyễn Ái Quốc les « revendications du peuple annamite » en 1919, un texte qui plaide en faveur de libertés politiques pour les Indochinois.
La page de gauche est une fiche signalétique du futur Hồ Chí Minh qui est alors identifié par le service parisien sous le nom de Nguyễn Tất Thành, un pseudonyme choisi par le militant anticolonial à son arrivée en France. La fiche signalétique reprend les catégories d’identification classiques des services de renseignements coloniaux en Indochine, au premier rang desquelles la « race », ici renseignée comme « annamite ». Ces termes permettent de catégoriser l’individu à la fois comme non-blanc, et comme un indigène du protectorat de l’Annam. Viennent ensuite plusieurs catégories descriptives en cours dans d’autres services de renseignement métropolitains, censées permettre l’identification de l’homme : la forme des yeux, du front, des sourcils, du nez ou des oreilles. Cette description physique apparaît déjà dans les archives policières au début du xixe siècle. Mais la présence de la photographie comme moyen d’identification est plus récente dans les archives policières en France. Elle remonte aux innovations d’Alphonse Bertillon à la Préfecture de police de Paris qui, dès les années 1880, propose d’utiliser la photographie anthropométrique pour identifier les individus surveillés. La fiche de surveillance de Nguyễn Tất Thành reprend ses différentes caractéristiques en y ajoutant une note très subjective sur l’« allure générale » du militant : « allure gauche […] bouche entr’ouverte constamment par un sourire un peu niais ».
À droite, se trouvent quelques notes liées à la surveillance de Nguyễn Ái Quốc. Un courrier signé « P. Arnoux » le 19 novembre 1919 indique : « Cette lettre a été remise par Nguyễn Ái Quốc lui-même à notre agent Edouard ». L’auteur de ce courrier, Paul Arnoux, est un spécialiste du renseignement politique indochinois. Il travaille à plusieurs reprises pour le compte de la Sûreté indochinoise. L’agent Edouard s’appelle en réalité Lâm, et est adjudant à l’hôpital du Val-de-Grace. Sur les ordres de Paul Arnoux, il se rapproche d’un certain Ho-Ba et parvient après plusieurs rendez-vous, en octobre 1919, à l’identifier : il s’agit du véritable Nguyễn Ái Quốc. Dès lors, Lâm entre dans son entourage et fournit au service nombre de renseignements sur le militant et les conspirations qui se mènent au 6, Villa des Gobelins dans le 13e arrondissement de Paris, où le leader indépendantiste vit avec des camarades.
Mais Nguyễn Ái Quốc est habile à déjouer la surveillance du service de renseignement comme le montre ce dossier de surveillance qui peine à l’identifier sous ses faux noms (Nguyễn Tất Thành, Ho-Ba). L’utilisation de pseudonymes, le changement de domicile, le mensonge ou la dissimulation d’information sont des précautions élémentaires pour les militants révolutionnaires. Le 25 juillet 1922, dans une lettre ouverte à Albert Sarraut publiée dans le Journal du peuple, le futur Hồ Chí Minh se moque des agents du service de renseignement, ces « aides de camps […] très primaires dans l’art de Sherlock Holmes » dont le ministre des Colonies usa pour contrôler les Indochinois de Paris.