L’enjeu de la périodisation
Délimiter la période de basculement d’un régime à l’autre est la première difficulté lorsqu’on cherche à analyser la question des transitions des dictatures aux démocraties ibériques. La révolution des Œillets portugaise du 25 avril 1974, qui met fin au régime de l’Estado Novo et aux dictatures de Salazar (1933-1968) et de son successeur, Marcelo Caetano, est souvent considérée comme le premier acte de la transition démocratique au Portugal. En Espagne, il est d’usage de faire du 20 novembre 1975, jour de la mort de Francisco Franco, et, deux jours plus tard, la restauration monarchique avec le couronnement de Juan Carlos 1er le début de cette transition. Les périodes de transitions sont caractérisées par les crises et les chutes des dictatures militaires, la libération progressive des prisonnier.es politiques, le déroulement d’un processus constituant, jusqu’à l’organisation d’élections libres, qui attestent du caractère démocratique du nouveau régime. La démocratie qui en découle est alors définie, de manière minimale, par la régularité de ses procédures plus que par son contenu. L’année 1982 voit ainsi, pour l’Espagne, l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), après plusieurs étapes importantes : la loi de réforme politique approuvée en décembre 1976 (autodissolution des Cortes franquistes), la légalisation du parti communiste en avril 1977, l’amnistie générale réciproque du 15 octobre 1977, le référendum approuvant la constitution du 6 décembre 1978 et le coup d’État militaire avorté du 23 février 1981. Au Portugal, la constitution est approuvée le 25 avril 1976, puis révisée le 30 septembre 1982, le pouvoir passe des mains des militaires à celles des civils, par la substitution du Conseil de la révolution par le Conseil d’État et le tribunal constitutionnel.
Ces transitions s’inscrivent néanmoins dans un temps plus long, celui des guerres coloniales portugaises, du renouvellement des mobilisations sociales, ouvrières et étudiantes notamment, depuis le début des années 1960, jusqu’à l’entrée dans le bloc atlantique et la Communauté européenne en 1986. Elles sont marquées par la normalisation de la vie politique qui passe par la démocratie parlementaire représentative et le respect des exigences de la CEE en matière économique (avec des mesures de stabilisation de nature libérales) et de maintien de l’ordre (par une politique anti-terroriste commune). Ce processus doit être évalué dans un cadre chronologique large et prendre en compte les différent.es acteurs et actrices, les élites politiques et militaires n’étant pas les seules à participer au mouvement.
Au-delà de la coïncidence chronologique des deux transitions, la comparaison reste utile – malgré les spécificités nationales, portant notamment sur le rôle de l’armée et la question coloniale – car ces transitions, à laquelle on ajoute souvent celle de la Grèce, ont été érigées en exemples pour penser les transitions aux démocraties en Amérique latine. Les principes politiques, les acteurs et actrices, les modèles circulent : la révolution des Œillets suscite beaucoup d’enthousiasme chez les militant.es antifranquistes et certain.es se rendent au Portugal pour observer le processus révolutionnaire et nouer ou renforcer des contacts.
La fin des plus longues dictatures d’Europe : des « sortie[s] de guerre à retardement » (Sophie Baby) ?
Outre leur durée, les dictatures d’inspiration fasciste de Salazar et Franco, les forces qui s’y opposent, marquées par l’influence des luttes de libération nationale et la gauche radicale, tout comme les processus transitionnels, partagent des caractéristiques et des dynamiques communes. Dans les deux pays, ce sont des gouvernements provisoires, d’union nationale et de compromis, qui concèdent le rétablissement des libertés civiques et l’ouverture d’un processus constituant. Toutefois, les transitions se déroule selon des modalités différentes : alors que, le 22 novembre 1975, Juan Carlos 1er succède à Franco en jurant fidélité aux principes du Mouvement national et à la figure du dictateur, conformément à la loi de succession de 1969, au Portugal, ce sont les jeunes « capitaines d’avril » issus du Mouvement des forces armées (MFA), politisés lors des guerres coloniales entreprises depuis 1961, qui précipitent le changement politique. Créé dans la clandestinité, le MFA est composé pour l’essentiel d’officiers subalternes et rassemble l’ensemble des courants de l’opposition antifasciste. Ils rédigent un programme politique fondé sur trois principes : « Démocratisation, Décolonisation et Développement » et organisent, sous la houlette de Otelo Saraiva de Carvalho, l’opération « Viragem historica », un coup d’État militaire qui vise à renverser le régime actuel par la prise simultanée des principales places fortes. Ils recherchent l’appui du haut commandement, comme celui du général Spinola, récemment démis de ses fonctions, membre de l’opposition modérée, anticommuniste figure à la fois rassurante pour les officiers supérieurs et la bourgeoisie portugaise. Le signal de l’opération est donné par la transmission de la chanson « Grândola, Vila Morena » sur la radio « Renaissance ». Les postes de télécommunications et ceux du commandement militaire sont occupées ; Caetano est contraint à la démission et à l’exil et le pouvoir est remis à la Junta de Salvação Nacional, sous la direction de Spinola. Les prisonnier.es politiques sont libéré.es, un processus constituant s’ouvre, alors que les libertés politiques sont rétablies et que le Mozambique, l’Angola, le Cap Vert et la Guinée accèdent à l’indépendance. Sur ce point, la rupture est nette avec le salazarisme qui promeut un impérialisme dont les colonies africaines sont la pierre de touche. Avec l’organisation d’élections libres, la démocratie procédurale se voit consolidée par l’alternance des partis au pouvoir, en 1979 pour le Portugal, en 1982 pour l’Espagne.
À la mort de Franco, la question de la réconciliation nationale, après les crimes de guerre et la répression de la dictature, devient l’enjeu majeur de la transition à la démocratie. Le Congrès des députés vote une amnistie réciproque en 1977, amnistiant à la fois les opposant.es et les responsables du régime. C’est le socle sur lequel sont fondées la jeune démocratie et la Constitution, rédigée par un collectif réunissant opposants et soutiens à la dictature et approuvée par une majorité de la population. Il permet le retour d’une partie des exilé.es tout comme la continuité des structures de l’État. L’approbation de la constitution soulève toutefois des luttes, qui se voient étouffées et écartées du seul espace politique considéré comme légitime : l’espace parlementaire.
L’exemplarité des transitions
Malgré leurs différences, les transitions d’Europe du Sud sont érigées en modèle et en symbole à l’heure où tombent les dictatures latino-américaines. La constitution portugaise est notamment une source d’inspiration pour la constitution brésilienne de 1988 et pour celles des anciennes colonies portugaises dans les années 1990.
Pourtant, l’exemplarité des transitions ibériques est aujourd’hui discutée et mis en cause par les mouvements sociaux et l’historiographie, que ce soit pour nuancer l’absence de tensions et de violences politiques durant le processus ou questionner les « miracles économiques » postérieurs, contestés depuis la crise économique, financière et immobilière de 2008.
Les facteurs qui ont rendu possibles ces transitions sont multiples. L’approche classique des « transitologues » présente les transitions comme des pactes menés par les élites des régimes dictatoriaux négociant leurs sorties et préparant, en vue notamment de l’entrée dans la CEE – offrant de nombreux débouchés économiques pour les classes dirigeantes –, un régime démocratique fondé sur le respect des droits humains et des libertés politiques formelles. Dans le cas espagnol, ces accords sont garantis par la signature des « pactes de la Moncloa » le 25 octobre 1977, fruit de négociations entre le parti socialiste, le parti communiste et le parti centriste au pouvoir et portant sur l’instauration des libertés civiques et de mesures économiques libérales.
Cette approche traditionnelle privilégie le rôle des élites politiques et militaires, mais les études récentes insistent également sur l’importance du rapport de force entre les classes dirigeantes et les mobilisations sociales, notamment ouvrières. La modernisation capitaliste de l’économie ibérique donne en effet naissance à une classe ouvrière urbaine qui se structure autour d’une action syndicale à la fois légale et clandestine. Au Portugal, si la lassitude des guerres coloniales, coûteuses en hommes et en ressources financières a été décisive pour comprendre la politisation et l’opposition des officiers du MFA, les très forts déséquilibres économiques et fonciers en métropole, les vives tensions sociales, les nombreux conflits sociaux sévèrement réprimés par la police politique (PIDE puis DGS) ont permis la convergence des luttes d’opposition. En effet, si le 25 avril ne peut être réduit à un coup d’État militaire, c’est parce que l’action menée par les « capitaines d’avril » est largement soutenue et relayée par le peuple portugais qui descend dans la rue, bravant les injonctions des militaires à rester chez soi. À Lisbonne, la pression exercée par les rassemblements autour de la caserne de la Garde nationale républicaine où s’est réfugié Caetano, de la prison Caxias pour obtenir la libération des prisonniers, des locaux du parti unique, contribue à accélérer la chute du régime et à transformer le putsch en processus révolutionnaire. La rapide libération des prisonnier.es politiques (les 26-27 avril) s’explique ainsi par cette forte mobilisation populaire, de même que les mobilisations pour l’amnistie en Espagne sont à l’origine des mesures de grâce puis de la conquête de la loi d’amnistie. Par ailleurs, l’historien Brice Chamouleau, dans son travail sur les mouvements de libération gay catalans et les sujet.tes queer, montre que l’espace politique délimité par la constitution intègre tout en excluant et triant identités, corps et pratiques légitimes.
Des transitions pacifiques ?
Le caractère pacifique des transitions est souvent avancé pour les porter en exemple. Toutefois, l’historiographie récente remet en question cette analyse d’une transition sans heurts, pilotée par le haut – Guy Hermet parle en 1977, pour l’Espagne, d’une « démocratie octroyée » –, en démontrant la très forte violence politique de cette période. À bien des égards, parler de « transition pacifique » est une simplification qui exclut du récit historique une partie de leurs protagonistes et qui, de même, tait la peur des citoyen.nes de revivre un coup d’État, une nouvelle guerre civile.
Insister sur le caractère pacifique des transitions a permis de passer sous silence ses victimes : les cinq personnes tuées par la police politique portugaise le 25 avril, ainsi que les blessé.es, tout comme les plus nombreuses victimes de la transition espagnole. Les deux démocraties naissantes défendent une conception de l’ordre qui repose sur le contrôle de la combativité populaire. Au Portugal, des mouvements populaires de plus en plus puissants, organisés en syndicats, en commissions de travailleurs, de soldats et d’habitants, ainsi que le recours à la grève générale poussent Spinola à l’exil et mettent à mal sa tentative de coup d’État le 11 mars 1975. Ces mobilisations entraînent le virage à gauche du Conseil de la Révolution et par conséquent une politique sociale ambitieuse (nationalisations, réforme agraire), avant la reprise en main par le Parti socialiste, plus modéré. La révolution ouvre en effet une période de grande instabilité qui voit s’affronter les partisans d’un retour à l’ancien régime et les partisans d’une démocratie économique et sociale, avant que le coup d’État du 25 novembre 1975 ne vienne porter un coup d’arrêt au processus révolutionnaire portugais.
Le cas de l’Espagne est très bien documenté par les travaux de l’historienne Sophie Baby qui analysent de manière systématique les violences émanant de différents types d’acteurs. Il faut mentionner la répression policière, comme lors des « événements de Vitoria » du 5 mars 1976, les exactions commises par les groupes paramilitaires d’extrême droite (Triple A, Guerrilleros del Cristo Rey, Batallón Vasco-Español) comme la tuerie du cabinet des avocat.es d’Atocha (le 24 janvier 1977), ou encore les actions commises par les collectifs, nationalistes et/ou révolutionnaires, faisant usage de la lutte armée, tels l’organisation basque Euskadi ta Askatasuna (ETA), l’organisation catalaniste Terra Lliure ou les Groupes révolutionnaires antifascistes du 1er octobre (GRAPO). Les tensions se cristallisent principalement autour de l’organisation territoriale et les nationalités, la question sociale et économique, et la liquidation de la dictature.
Ainsi, si les armées portugaise et espagnole ont été des piliers des dictatures, dans le cas du Portugal, elle constitue une actrice du changement, et cela malgré la diversité idéologique au sein du MFA. Dans le cas espagnol, même si s’organise une Union des militaires démocrates, l’armée est principalement conservatrice et hostile à la réforme des institutions. La tentative de coup d’État militaire orchestrée par le lieutenant-colonel Tejero le 23 février 1981 (le « 23-F »), lors du vote d’investiture de Leopoldo Calvo Sotelo (UCD), destinée à perpétuer l’héritage franquiste, le démontre. Le congrès des députés est assailli par des militaires et gardes civils, sous la caméra de la télévision espagnole, alors que le général Milans del Bosch tente de prendre d’assaut les rues de Valence à l’aide de chars. Ils échouent néanmoins à rassembler les forces nécessaires au contrôle des points stratégiques, notamment madrilènes, et le roi, refusant dans la nuit de soutenir les putschistes, relève de leurs fonctions les généraux rebelles. Crise institutionnelle d’ampleur, elle est également considérée comme l’épreuve qui confirme la solidité de la constitution. La violence politique ne prend toutefois pas fin avec l’échec du coup d’État et l’arrivée au pouvoir du PSOE. Le conflit basque persiste, les luttes d’ETA s’alimentant de la répression policière et des attentats commis par les Groupes antiterroristes de libération (1983-1987), au moins jusqu’au cessez-le-feu permanent de 2011 puis l’autodissolution en 2018, initiant un processus de paix dont les négociations sont toujours actuellement en cours.
Transitions incomplètes, révolutions confisquées ? Les démocraties ibériques à l’épreuve du « continuisme »
La genèse des démocraties actuelles est pourtant l’objet d’interprétations divergentes et concurrentes et se place au cœur d’un « conflit de mémoires ». En ce sens, critiquer les modalités de la transition espagnole implique la critique de la constitution et des instituts du « régime de 1978 » (selon les termes du juriste Bartolomé Clavero). Elle est qualifiée de « transaction » par des groupes d’extrême gauche, notamment libertaires, qui dénoncent son incomplétude et sa confiscation par ceux qui soutenaient la continuité de la dictature. « Les œillets sont coupés », titre, dans le même sens, le militant libertaire portugais Jorge Valadas (Charles Reeves) afin de critiquer l’alignement de la démocratie portugaise sur les exigences de Bruxelles et la trahison des espoirs révolutionnaires d’avril hostiles à l’économie de marché européenne. Les révisions constitutionnelles successives, qui épurent le texte de son contenu défendant une démocratie non seulement politique, mais également économique et sociale – la révision de 1982 remet par exemple en cause la réforme agraire de 1975 – sont également considérées comme une confiscation de la révolution par la classe dirigeante. Cette confiscation se traduit par le coup d’État du 25 novembre et la répression qui lui fait suite, puis par l’arrivée au pouvoir en 1979 d’un acteur de la continuité, Sa Carneiro, ancien député du parti unique.
Les critiques mettant en avant le « continuisme » de la dictature espagnole avec la démocratie actuelle pour expliquer son déficit, s’appuient sur l’absence de justice transitionnelle menant à l’impunité des responsables de la dictature et de la répression, et sur l’absence d’épuration de la police, de l’armée et de la justice, c’est-à-dire l’absence de révision en profondeur des structures politiques, sociales et économiques, comme de leur personnel. La trajectoire d’Antonio González Pacheco, « Billy el niño », tortionnaire de la Direction générale de la sécurité madrilène, devenu membre de la Brigade centrale d’information (agissant contre les GRAPO) puis de la brigade antiterroriste jusqu’en 1982, décoré par la médaille du mérite en 1977, en témoigne. Malgré les tentatives de la juge María Servini de le juger pour des faits de tortures commis entre 1971 et 1977, l’Espagne s’est jusqu’à aujourd’hui opposée à son extradition en invoquant la loi d’amnistie votée le 15 octobre 1977. Toute la nébuleuse associative et citoyenne des « mouvements de récupération de la mémoire historique » achoppe sur cette loi. Selon Santos Julia, cette loi permettait d’éviter que le passé de la guerre et de la dictature soit instrumentalisé dans les débats politiques. Si elle a permis la libération – parfois sous contrainte du bannissement – des prisonnier.es politiques, elle bloque également tout dépôt de plainte contre les responsables et tortionnaires de la dictature et impose le silence sur le maintien de certaines pratiques, aujourd’hui documentées, comme la torture ou encore le vol de bébés. Considérée par certains comme un « pacte d’oubli » (selon le terme de S. Julia), elle est aujourd’hui dénoncée par de nombreux acteurs et actrices du champ politique et judiciaire, notamment celles et ceux impliquées dans la « querella argentina contra los crímenes del franquismo ». Au Portugal, si réparations matérielles et symboliques ont été mises en place pour les victimes de la dictature dès la période de la transition, il est maintenant question de renégocier une mémoire historique considérée comme héritière de l’imaginaire national impérialiste construit par l’Estado Novo. Victimes de la guerre et de la transition exigent, devant la justice, indemnités, exhumation des fosses communes et réparation, contre le récit historique qui a prévalu pendant la transition, celui de la guerre comme un conflit fratricide dont les responsabilités sont partagées et contre l’invisibilité dans laquelle les cantonne le « mythe de la transition pacifique », selon le titre de l’ouvrage de Sophie Baby.