Participer ou être représenté : Benjamin Constant « liberté des Anciens, liberté des Modernes »

Dans un célèbre texte de 1819, Benjamin Constant a opposé la « liberté des Anciens », fondée sur la participation active des citoyens au processus de décision politique, c’est-à-dire la démocratie directe, à la « liberté des Modernes » identifiée à la démocratie représentative et à la protection de la vie privée par l’État de droit. Si cette distinction est devenue un lieu commun, c’est parce qu’elle exprime une tendance historique de fond : le triomphe moderne d’une conception individuelle et privée de la liberté, qui se traduit par un désengagement politique croissant des citoyens réduits au rôle d’électeurs. Remise dans son contexte historique, on comprend toutefois que cette présentation exprime aussi les convictions libérales de l’auteur, désireux de dénigrer les aspirations populaires à la participation politique. En réalité, l’opposition entre les deux formes de liberté politique a traversé le monde antique et continue de travailler le monde contemporain.

Séance du Tribunat. Benjamin Constant occupe la tribune, gravure de Jean-Baptiste Alexis Barban, graveur dans Adolphe Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, Paris, Plon, 1870.
Séance du Tribunat. Benjamin Constant occupe la tribune, gravure de Jean-Baptiste Alexis Barban, graveur dans Adolphe Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, Paris, Plon, 1870. Source : BnF.
Benjamin Constant lorsqu’il était président du Conseil d’État. Portrait de Lina Vallier, d’après Eugène Déveria, 1847. ©
Benjamin Constant lorsqu’il était président du Conseil d’État. Portrait de Lina Vallier, d’après Eugène Déveria, 1847. © Collections du château de Versailles.
Sommaire

La liberté est étroitement liée à la démocratie. Elle suppose un régime politique et social caractérisé par l’égalité des citoyens dans la formation de la volonté collective, par opposition aux formes autocratiques ou oligarchiques de pouvoir. Mais comme il y a plusieurs formes de démocratie, la liberté prend des sens différents. Soit elle signifie que tous les citoyens peuvent participer activement au pouvoir politique : c’est la démocratie directe, fondée sur le modèle de l’assemblée générale où tous les citoyens prennent part aux débats et aux décisions sur les mesures qui les concernent. Soit elle signifie que tous les individus ont le droit d’élire des représentants pour défendre leurs intérêts et l’inviolabilité de leur vie privée : c’est la démocratie représentative qui est au fondement des États de droit modernes. Le penseur libéral et homme politique franco-suisse Benjamin Constant (1767-1830) est l’un des premiers à avoir identifié et popularisé cette distinction dans un discours tenu à Paris en 1819, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ». Comme ce titre l’indique, Constant insiste avant tout sur la dimension historique de cette opposition : la liberté comme participation serait spécifiquement antique (il pense notamment aux cités-États grecques comme Athènes ou plus encore Sparte), tandis que celle fondée sur la représentation serait propre au monde moderne, né avec les révolutions anglaises (1642 et 1688), américaine (1776) et française (1789). Si cette historicisation semble aller de soi, elle n’est pas sans arrière-pensées politiques. On le comprendra en remettant ce discours dans son contexte historique, la Restauration qui fait suite à l’Empire napoléonien et à la Révolution française.

Liberté collective vs liberté individuelle

Né à Lausanne en 1767, Constant s’installe à Paris en 1795 et s’implique activement dans la vie publique de son pays d’adoption. Son parcours politique est sinueux, parsemé de « retournements de veste », notamment sur Napoléon – il s’oppose vivement au retour de l’Empereur en 1815, en le comparant à Attila et Gengis Khan, avant de se rallier à lui. Néanmoins, il se pose constamment en défenseur de la liberté des individus, à la fois contre la droite monarchiste et contre la gauche jacobine. Son rapport à la Révolution est donc nuancé : c’est un ardent défenseur de 1789 (le régime parlementaire et la déclaration des droits) et un critique virulent de 1793 (la Terreur).

Sa distinction entre la liberté des Anciens et celle des Modernes est le reflet de ce positionnement libéral. Pour s’opposer à celles et ceux qui, comme Rousseau, n’accordaient de valeur qu’à la liberté comme participation, il pointe du doigt ses aspects anachroniques. Dans les démocraties antiques, la liberté avait d’abord une signification collective : on était libre en tant que membre d’une communauté de citoyens gérant elle-même ses affaires, et non en tant que « particulier » – ce qui se traduisait par la possibilité, pour le corps politique, d’intervenir dans la vie privée de chacun (dans les mœurs, les croyances, etc.). C’est précisément ce qui n’est plus admissible pour les Modernes. À leurs yeux, la liberté a pris une dimension individuelle : on est libre en tant qu’être humain et cette liberté consiste à jouir en toute sécurité de ses droits et de ses biens, ce qui suppose un nouvel ordre politique, l’État de droit libéral fondé sur le respect des droits humains. Désormais, les droits individuels priment sur les décisions collectives ou du moins posent des bornes strictes aux interventions du pouvoir, et il n’est pour Constant ni possible, ni souhaitable de revenir en arrière. En opposant la liberté des Modernes à celle des Anciens, Constant part donc de l’idée que les deux « genres de liberté » sont liés à deux époques de l’histoire, l’Antiquité et les Temps modernes, ou plus précisément aux types d’êtres humains qu’elles ont engendrés. Autrement dit, il esquisse une histoire de la liberté fondée sur une anthropologie historique, dans le double but de dénoncer la volonté que certains révolutionnaires avaient d’imiter l’Antiquité et de montrer la nécessité moderne du gouvernement représentatif. En quelque sorte, il transpose la « querelle des Anciens et des Modernes » du champ littéraire au domaine politique. De même que cette querelle avait opposé, à la fin du xviie siècle, les admirateurs des poètes et des auteurs antiques à celles et ceux qui voulaient écrire autrement qu’en les imitant, il se demande si, en matière d’organisation collective, le retour aux Anciens est possible et nécessaire. Ne vaudrait-il pas mieux se dégager de la fascination qu’ils exercent et assumer nos institutions ?

Bien qu’il comprenne la nostalgie que l’Antiquité suscite en ce début de xixe siècle, et donc la tentation de l’imiter, Constant invite à ne pas y céder. Les Modernes n’étant pas de même facture que les Anciens, ils n’ont pas la même idée de la liberté. Le travail de l’histoire fait que les dispositions et les besoins humains évoluent, et avec eux les idées et les institutions politiques, qui doivent leur être adaptées (leur « convenir », dit Constant en référence à une autre figure du libéralisme, Montesquieu). Constant invite donc à prendre conscience de ces évolutions pour assumer les innovations politiques que sont le gouvernement représentatif et les droits individuels. Contrairement aux Anciens, les Modernes associent en effet la liberté à une série de droits individuels. D’abord, il y a le droit de ne pas être soumis à la violence arbitraire d’autrui. Ensuite, il y a les libertés d’expression, d’industrie, de mouvement, etc. Puis, le droit d’association économique, religieuse, etc. Enfin, le droit politique d’« influer sur l’administration du gouvernement », par des élections, des pétitions, des requêtes... De son côté, la liberté des Anciens consistait à « exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté » (Écrits politiques, p. 594) : délibérer de la guerre et de la paix, voter les lois, prononcer les jugements, contrôler les magistrats, etc. Plus loin, Constant oppose la « liberté politique » des Anciens à la « liberté civile » des Modernes et parlera de « droits politiques » à propos de ces compétences collectives à exercer la souveraineté. S’il n’emploie pas cette expression d’emblée, c’est sans doute pour éviter un contresens. Car, parmi les droits individuels des Modernes, il y a bien des droits politiques. Ce n’est donc pas l’opposition droits individuels vs droits politiques qui constitue la différence primordiale entre les deux genres de liberté. Où se situe-t-elle ? Dans l’absence chez les Anciens, nous dit Constant, de la plupart des « jouissances » constitutives de la liberté des Modernes, c’est-à-dire des droits individuels annoncés par les Lumières et inscrits dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

De cette première approche, il semble résulter que la liberté des Modernes est une « liberté individuelle » alors que la liberté des Anciens était une « liberté collective ». Ce qui distinguerait les deux genres de liberté serait le sujet auquel ils sont attribués : l’individu ou le collectif – ainsi que le risque corrélatif, dans le cas des Anciens, d’un « assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble », c’est-à-dire à la Cité. Constant souscrit en partie à ce lieu commun libéral, mais est conscient des problèmes qu’il pose : référer la liberté à l’individu dans un cas et au peuple dans l’autre peut suggérer l’idée que la liberté collective ne serait qu’une abstraction attribuée à une entité fantasmée. En outre, cette première approche fait la part belle à la liberté des Modernes, sans pointer ses éventuels défauts au regard des mérites de la liberté des Anciens. L’histoire de la liberté s’apparente alors à un plaidoyer pro domo.

Les rôles des individus dans les sphères publiques et privées : une distinction fondamentale entre Anciens et Modernes

Constant tempère cette présentation biaisée en introduisant une nouvelle série de distinctions : celle entre les deux sphères, publique et privée, entre lesquelles se distribue l’espace social, et celle entre les deux rôles de citoyen et de particulier que les individus y jouent. Chez les Anciens, le citoyen était souverain dans les affaires publiques, mais le particulier esclave dans ses rapports privés ; chez les Modernes, le particulier est indépendant dans sa vie privée, mais le citoyen n’est souverain qu’en apparence dans la vie publique (car la représentation électorale revient à abdiquer la souveraineté, ce que Constant concède à Rousseau). Ce que l’on gagne dans une sphère, on le perd dans l’autre. L’évolution du sens de la liberté apparaît alors comme un glissement au sein de l’espace social : la liberté qui se jouait chez les Anciens dans l’espace public se déplace vers le théâtre de la vie privée. Et ce changement de centre de gravité se présente comme un jeu à somme nulle : si les Anciens étaient libres comme citoyens et assujettis comme particuliers, les Modernes sont libres comme particuliers et asservis comme citoyens.

Cette présentation en « sphères » et en « rôles » a le défaut d’être un peu abstraite. Il faut caractériser plus précisément les activités du citoyen dans la sphère publique et celles du particulier dans sa sphère privée pour mettre en évidence ce qui se vit derrière ces deux genres de liberté. Or, cela implique d’entrer plus en détail dans les spécificités des sociétés qui les ont élaborés. C’est ce que fait Constant en remontant « à la source de cette différence essentielle entre les Anciens et nous », c’est-à-dire en analysant les facteurs socio-historiques permettant de comprendre pourquoi les sociétés antiques ont développé tel genre de liberté et les sociétés modernes tel autre.

Constant expose alors trois facteurs essentiels pour expliquer le passage de l’un à l’autre, auxquels s’ajoute implicitement un quatrième :

1) la taille des sociétés : plus les États sont grands, comme c’est le cas dans le monde moderne, moins les citoyens ont le sentiment que leur voix compte dans les décisions collectives – mais plus les individus jouissent en revanche d’un anonymat qui favorise leur liberté privée. Autrement dit, l’échelle des sociétés détermine l’influence relative de chacun dans la sphère publique, ainsi que sa plus ou moins grande visibilité sociale.

2) le mode prédominant d’acquisition des richesses : dans les cités-États grecques, le meilleur moyen d’acquérir des richesses était la guerre, qui suppose la valorisation de la discipline appelant à la soumission de l’individu au collectif ; dans le monde moderne en revanche, on s’enrichit grâce au commerce qui invite plutôt à l’individualisme.

3) le type d’organisation du travail : dans les cités grecques, l’esclavage permettait aux citoyens de se concentrer sur les affaires publiques, ce qui n’est pas le cas dans les États modernes où leurs impératifs professionnels font que les citoyens sont moins disponibles.

4) le degré atteint dans le progrès de la civilisation et le raffinement des plaisirs, dans la mesure où il détermine la richesse des expériences possibles en dehors de la sphère politique : les Modernes peuvent trouver bien plus de plaisirs dans la sphère privée (les arts, la mode, etc.) que les Anciens, ce qui les détourne de la chose publique.

Une fois replacé chaque genre de liberté dans le contexte sociohistorique dont il provient, Constant est en mesure de mettre en évidence concrètement ce qui les oppose. Sur le plan de l’expérience vécue, la liberté des Anciens « se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté, à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée ». Dans un cas, la vie est centrée sur les activités du citoyen dans l’espace public, et être libre, c’est pouvoir y prendre part. Dans l’autre, la vie est centrée sur la sphère privée des activités personnelles, et sur les « jouissances » et le « repos » qui s’y goûtent ; être libre, c’est ici être « indépendant », ne pas être soumis à la volonté d’autrui. Constant indique alors le sens existentiel différent que prenait la liberté :

« Le but des Anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des Modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances » (Écrits politiques, p. 603).

La liberté, à quelle fin ?

Pour les Anciens, la liberté était un but en soi : ils voulaient participer à la sphère publique parce qu’ils y voyaient le lieu du « bien vivre », de l’accomplissement humain. Alors que pour les Modernes, la liberté n’est qu’un moyen en vue d’une fin, la « sécurité dans les jouissances privées » en tant qu’elle conditionne ce qui constitue pour eux le bien suprême : le bonheur qui se cherche avant tout dans la sphère privée et que l’autorité ne doit en aucun cas prétendre assurer. La seule chose que la collectivité puisse faire en la matière, c’est d’assurer une condition nécessaire (mais non suffisante) du bonheur qui, quelle que soit la manière dont on l’envisage, suppose d’être protégé de toute ingérence extérieure dans sa poursuite, c’est-à-dire d’être assuré contre l’arbitraire du pouvoir et les violences d’autrui.

En ce sens, la liberté des Modernes est la « sûreté » telle que la définit l’auteur de l’Esprit des lois (1748), Montesquieu : la sécurité des biens et des personnes, le règne du droit qui pose des bornes aux violences d’autrui et à l’arbitraire du pouvoir. Mais pour Constant, il y a plus dans la liberté des Modernes : la sûreté, cette forme nouvelle de « liberté politique » qui suppose moins la participation que la protection, n’en est que le versant institutionnel, important parce qu’il garantit son versant personnel, la « liberté civile » qui consiste dans les « jouissances privées ». C’est cette « liberté civile » qui constitue le cœur de la liberté des Modernes – une liberté qui se joue dans la société civile et non dans la sphère politique de l’État. Car c’est bien, en définitive, la distinction qui passe entre la sphère publique de l’État et la sphère privée des intérêts particuliers et des jouissances personnelles, et l’exigence de non-empiétement de l’une sur l’autre, qui constitue l’axe central de la conception de Constant. Comme il le dit au tout début de ses Principes de politique (1815) : « Il y a une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale. […] Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote » (Écrits politiques, p. 312-313). En fait, l’existence humaine se partage pour Constant en deux sphères et la « liberté est le nom donné à la frontière séparant les deux sphères, à la barrière au-delà de laquelle toute intervention de la société est illégitime, où l’individu décide de tout par lui-même » (Tzvetan Todorov). La distinction du public et du privé n’est certes pas une innovation des Modernes : les Anciens la connaissaient, mais ils ne considéraient pas la sphère privée comme le refuge « inviolable » de la liberté. Le cœur de la « liberté des Modernes », c’est au contraire cette exigence d’inviolabilité de la sphère privée, et la sûreté n’en est que la garantie : la reconnaissance des droits individuels, le règne de la loi et la séparation des pouvoirs constituant autant de remparts contre l’arbitraire. Si Constant est un partisan déclaré de la liberté des Modernes, il n’en faisait pas pour autant un éloge unilatéral. S’il la défend, c’est parce que l’histoire ne laisse à ses yeux pas le choix. « Puisque nous vivons dans les temps modernes, je veux la liberté convenable aux temps modernes » (Écrits politiques, p. 612), et elle aura pour premier fondement l’indépendance privée. Il n’est donc pas envisageable de revenir à la liberté antique, comme le préconisait certains révolutionnaires fascinés par le monde antique et les idées de Rousseau.

Mais la liberté que Constant défend dans son discours ne se réduit pas à ce premier fondement. Car si la Terreur a montré, pendant la Révolution, le danger que représentait l’imitation du modèle antique, l’Empire napoléonien a ensuite mis en lumière celui que constituait le repli pur et simple dans la sphère privée. Bref, la tyrannie peut résulter autant d’un excès (dans le premier cas) que d’un défaut de participation politique (dans le second). En 1819, Constant cherche donc un juste milieu : contre un modernisme politique satisfait qui ne voit pas le « danger » de la liberté des Modernes (se laisser absorber par les jouissances privées au point de délaisser la sphère publique), il invite à « combiner » les deux genres de liberté et exhorte ses contemporains à l’engagement politique. Car la réduction de la liberté moderne à son versant privé comporte une double menace : sur le plan politique, faire le lit du despotisme, et, sur le plan moral, rabougrir une humanité dont la vocation n’est pas tant le bonheur que le perfectionnement de soi. Or, si « l’exercice régulier de la liberté politique » est le meilleur moyen pour l’être humain d’achever son éducation morale, il est aussi l’unique garantie de la liberté civile. La liberté civile qui se joue à l’écart de la politique doit être complétée par la liberté politique – et même le devoir – d’y prendre part, condition sine qua non pour éviter le despotisme.

Malgré cette exhortation, les Modernes ont continué, depuis Constant, à s’éloigner des Anciens, c’est-à-dire de la participation politique.

Cette dérive était en germe dans les incohérences de Constant. Son appel final à ne pas se laisser aller à une pure liberté des Modernes contredit le principe même de toute son argumentation selon lequel, pour le dire simplement, il faut « être de son temps ». On ne peut pas invoquer la « nécessité historique » pour dénoncer l’anachronisme des révolutionnaires défendant une large participation populaire, puis en appeler au volontarisme pour endiguer la tendance au repli sur la sphère privée. Or Constant était favorable, en bon libéral, aux évolutions liées à l’expansion de la société marchande en dépit du fait qu'elles détournent les citoyens de l’engagement politique. Ses incohérences illustrent une tension constitutive du libéralisme, dont les partis pris économiques ont fini par menacer les prétentions politiques initiales.

Ces incohérences nous invitent à réexaminer, pour conclure, le statut de ce discours, afin de mieux en saisir les limites : il ne s’agissait pas de l’analyse d’un historien ou d’un philosophe se situant au-dessus de la mêlée des opinions de son temps, mais du discours d’un homme politique qui faisait campagne. Constant est élu député quelques semaines plus tard et siège dans l’opposition libérale à la Restauration. Sa visée était double : bien sûr, combattre les ultras sur sa droite (les partisans d’un retour à l’Ancien Régime), mais aussi discréditer les jacobins sur sa gauche, en ringardisant leur excessive volonté de participation populaire. En fait, Constant a projeté sur l’histoire une lutte qui se jouait au présent pour s’attribuer le mérite d’être « en phase avec son temps ».

Car l’opposition entre la liberté conçue comme participation politique et la liberté conçue comme représentation traversait son époque – et la première conception était loin d’être l’apanage de jacobins férus de lettres classiques : elle était aussi celle d’une partie du petit peuple. Cette opposition était même un lieu commun au sein du « groupe de Coppet », ce cercle informel d’intellectuels qui se réunissait autour de Mme de Staël, dans son château de Coppet au bord du lac Léman, dont Constant faisait partie avec l’économiste Sismondi (1773-1842). Or, quand ce dernier distingue en 1818 la « liberté des Modernes » comme « protection du repos, du bonheur et de l’indépendance domestiques », de la « liberté des Anciens » comme « participation à la souveraineté de son pays », la seule différence avec Constant est que les Anciens désignent pour lui « nos ancêtres, jusqu’au siècle dernier » : non seulement les Grecs et les Romains, mais aussi les Italiens, les Allemands et les Suisses [Sismondi pense aux institutions républicaines que certaines « villes libres » ou « franches » ont hérité du Moyen Âge], alors que la liberté des Modernes vient des Anglais (Histoire des républiques italiennes au Moyen Âge , vol. 16, p. 357-358 et 369-372).

Repousser comme le fait Constant la participation aux calendes grecques relève donc de la rhétorique politique. L’histoire montre au contraire que la distinction de Constant correspond aussi à celle qui apparaît entre l’eleutheria grecque, la liberté comme participation démocratique, fondée sur la procédure du tirage au sort, et la libertas romaine comme protection de l’individu contre les abus de pouvoir, laquelle faisait beaucoup plus recours à la procédure de l’élection, qui a plus d’affinité avec les formes aristocratiques de pouvoir. En fait, Constant a cherché à créer un gouffre historique entre deux aspirations politiques qui, en vérité, se sont presque toujours côtoyées et opposées.

Si Constant a bien mis en évidence un aspect central de « l’esprit » des temps modernes, à savoir l’importance inédite qu’y prend une conception purement privée de la liberté, il ne faut donc pas surestimer la portée historique de sa distinction : si la liberté comme participation est à bon droit associée à la période démocratique de l’Antiquité grecque, alors que la liberté comme protection et représentation domine le monde moderne, elles sont toutes deux présentes dans l’un et l’autre, car elles constituent deux options fondamentalement différentes quant à la nature de la liberté, entre lesquelles le débat n’est pas prêt de s’arrêter. C’est du moins ce que suggèrent autant le mouvement des gilets jaunes, qui a manifesté un puissant désir de participation populaire et un net refus de la représentation politique, que les efforts théoriques pour penser des formes de « démocratie participative ».

Citer cet article

Aurélien Berlan , « Participer ou être représenté : Benjamin Constant « liberté des Anciens, liberté des Modernes » », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 11/04/22 , consulté le 15/03/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21810

Bibliographie

Berlan, Aurélien, Terre et liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, Saint-Michel de Vax, La Lenteur, 2021, chap. 1.

Constant, Benjamin, Écrits politiques, Paris, Gallimard, 1997, p. 591-619.

Holmes, Stephen, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, Paris, PUF, 1993.

Sismonde de Sismondi, Jean-Charles-Léonard, Histoire des républiques italiennes au Moyen Âge, Paris, Treuttel et Würtz, 1818, vol. 16, p. 357-358 et 369-372.

Todorov, Tzvetan, Benjamin Constant, la passion démocratique, Paris, Hachette, 1997.

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Participer ou être représenté : Benjamin Constant « liberté des Anciens, liberté des Modernes »

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