Si ces stratégies d’influence sont aujourd’hui nombreuses et prennent des formes plurielles, certaines d’entre elles, parmi lesquelles le développement des centres linguistiques et culturels, sont héritées de stratégies anciennes. Ainsi la création des Alliances françaises remonte-t-elle à la Troisième République (1883), tout comme celle des instituts français (1907). Mis en place comme des outils de promotion de la France à travers le monde, visant à servir très directement les intérêts de la nation par l’organisation d’une sphère d’influence, ils constituent le modèle sur lequel se sont construits les quatre autres instituts linguistico-culturels nationaux à rayonnement mondial : le British Council pour le Royaume-Uni, l’institut Goethe pour l’Allemagne, l’institut Cervantes pour l’Espagne et l’institut Confucius pour la République populaire de Chine. Parmi l’ensemble de ces initiatives, la plus récente et la plus dynamique est celle initiée par la Chine à travers la création des instituts Confucius depuis 2004. Si cette initiative est récente, elle est également souvent analysée avec méfiance par des observateurs craignant que, derrière les apparences du soft power, ne se cache une volonté de propagande. Cette méfiance mérite d’être interrogée : les instituts Confucius sont-ils vraiment des instituts linguistico-culturels comme les autres ? Pour répondre à cette question il s’agit non seulement de déterminer les raisons de l’initiative chinoise, d’analyser son succès planétaire et de comprendre les enjeux géopolitiques qu’elle implique.
Le Ruan Shili (軟實力), socle philosophique et politique des instituts Confucius et du soft power chinois
Les instituts Confucius sont la manifestation la plus évidente du soft power chinois. Leur création débute à partir de 2004, lorsqu’une division de « diplomatie publique » est établie au sein du ministère des Affaires étrangères et que le ministère de l’Éducation confie au Hanban (le Bureau de la commission pour la diffusion internationale du chinois) la mission de créer les premiers instituts Confucius à Tashkent (Ouzbékistan) puis à Séoul (Corée du Sud). En 2007, le Livre blanc sur la politique étrangère fait explicitement référence au soft power. Enfin lors du 17e congrès du Parti communiste chinois, le président Hu Jintao introduit pour la première fois dans son discours politique le terme de « puissance douce », en mandarin ruan shili (軟實力), et adopte dès lors officiellement le soft power comme principe politique. La notion de ruan shili est alors proche de la théorie confucéenne de l’« harmonie », l’action concrète en plus : dans la philosophie confucéenne, l’harmonie est le fondement de toute société viable. Elle repose sur l’unité et la camaraderie dans les relations au sein de la société et est essentielle entre les individus et entre les pays (c’est aussi la notion selon laquelle un roi s’appuie sur la force morale et non physique). Le terme d’harmonie en mandarin est ainsi corrélé aux concepts de « paix » et de « coordination ». Le régime chinois a fait de cette notion d’harmonie un outil politique, lui subornant sa communication et sa posture de politique interne et internationale. Les instituts Confucius font partie des ambassadeurs de ces grands principes confucéens sur lesquels la République populaire fonde le principe de son soft power. À travers eux, la République populaire souhaite exporter la langue, la culture, l’histoire et la philosophie chinoises par-delà les frontières du pays. Les autorités chinoises misent sur le fait que plus la langue et la culture chinoises seront enseignées et comprises, et moins la place de la Chine sur la scène internationale sera contestée.
Dès lors, le développement quasi exponentiel de ces centres à travers le monde depuis le milieu des années 2000 coïncide avec l’influence grandissante qu’occupe la Chine dans les relations internationales. Entre 2012 et 2017, l’institut Confucius s’est implanté dans 34 nouveaux pays, avec 116 nouveaux instituts. Selon le recensement de juillet 2019 du Hanban (汉办), les instituts Confucius sont présents dans 154 pays à travers le monde, pour un total de 548 instituts Confucius. Les 47 000 enseignants chinois et étrangers, soit professionnels soit à temps partiel, enseignent le mandarin à 2,67 millions d’apprenants dont 810 000 sont inscrits en ligne.
Une implantation stratégique des instituts Confucius
Si l’un des objectifs de Pékin est de mailler la planète et d’avoir au moins un institut Confucius dans chaque pays qui entretient une relation diplomatique avec la Chine, la stratégie géopolitique chinoise se fixe des critères d’installation très précis : le premier est de maximiser sa présence au sein de son premier cercle d’influence. Après l’établissement d’un centre pilote à Tachkent en juin 2004, le premier institut Confucius a ouvert ses portes le 21 novembre 2004 à Séoul. Pour la Chine, accroître son influence sur sa périphérie est un objectif géopolitique majeur. C’est pour cette même raison que la région Pacifique compte plus d’instituts Confucius, proportionnellement, que toutes les autres régions.
Le programme Confucius est également adossé au projet stratégique de la nouvelle route de la soie. 153 instituts Confucius et 149 classes Confucius sont présents dans 54 pays le long de la nouvelle route de la soie (programme OBOR, pour One Belt One Road). En 2016, le nombre d’apprenants inscrits dans ces pays atteignait 460 000 personnes, soit une augmentation de 37,3 % en glissement annuel, alors que 2,7 millions de personnes participaient cette année-là aux différentes activités culturelles, soit une croissance de 14 % par rapport à l’année précédente. En termes de taux de croissance, cette région constitue l’une des plus importantes régions du monde pour les instituts Confucius. Ce lien entre le développement du programme OBOR et le dynamisme des instituts Confucius est particulièrement visible en Asie centrale. L’intensification des échanges commerciaux entre les entreprises chinoises et les entreprises centre-asiatiques et le soutien accordé par la Chine à la construction d’infrastructures en Asie centrale, concourent à une nouvelle dynamique de l’apprentissage du chinois dans ces pays. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Asie centrale, devant la Russie. La présence économique chinoise se caractérise par d’importants investissements dans les infrastructures notamment énergétiques, routières, ferroviaires, électriques et d’extraction des matières premières. Mais au-delà de la stratégie économique, l’objectif est aussi diplomatique et géopolitique : la Chine essaie de reconstituer un réseau d’États redevables et de soutiens. Il s’agit par exemple, au niveau culturel, de développer des projets d’échanges entre Chinois et Centre-Asiatiques (programmes de cooptation des élites, de formation des nouvelles générations, échanges entre militaires et fonctionnaires), et notamment au sein de l’enseignement supérieur. En Asie centrale, la Chine propose un nombre important de bourses d’études. Si ces incitations financières ont été proposées dès les années 1990 lorsque les républiques ont obtenu leur indépendance avec l’expansion de la nouvelle route de la soie, la coopération universitaire s’est grandement renforcée. Les bourses peuvent être délivrées aux étudiants, doctorants et professeurs par le gouvernement à travers les instituts Confucius qui deviennent un outil clé de la mobilité étudiante entre l’Asie centrale et la Chine. Du fait de ces nouvelles coopérations, le chinois est devenu la langue étrangère la plus étudiée dans la région après l’anglais.
L’institut Confucius, un institut linguistique et culturel comme les autres ?
Il faut désormais interroger la portée politique des instituts Confucius. Si l’on ne conteste plus le fait que les centres linguistiques et culturels participent au rayonnement des pays qu’ils représentent et incarnent, le cas chinois diffère-t-il de celui des autres puissances étatiques disposant de ces mêmes types d’instituts ?
Bien que portant le nom de Confucius, les instituts éponymes n’ont pas pour mission de faire connaître la pensée du philosophe. Leur vocation est avant tout de valoriser et de transmettre la langue chinoise et la culture qui sont les plus facilement exportables. Ainsi, à côté des cours de langue, retrouve-t-on des ateliers de cuisine, de tai-chi, de kung-fu, de calligraphie ou d’initiation à la cérémonie du thé. Le contenu politique des cours et des ateliers est presque totalement inexistant. Pourtant certaines périodes historiques de l’histoire de la Chine sont mises en avant, elles permettent d’insister sur la place de Pékin dans l’actualité internationale. Et plus que la tradition post-impériale, la période socialiste ou post-coloniale, on privilégie l’image d’une Chine millénaire, mythique. Dans cette perspective, c’est non seulement la culture traditionnelle chinoise qui est valorisée, mais aussi la dimension holiste de la société : la République populaire est décrite comme un pays stable, pacifique et civilisateur. Les points de crispation géopolitiques entre la Chine et ses voisins ne sont jamais abordés et Taiwan est présenté dans les cartes des manuels d’apprentissage du chinois comme partie intégrante de la Chine sans qu’aucune définition historique ou juridique ne soit apportée.
Cette manière de faire de la politique sans contenu politique est-il pour autant inédit ? La Chine s’est en bonne partie inspirée du modèle des Alliances françaises pour créer celui de l’institut Confucius. Or cette institution prône deux critères majeurs : le principe d’universalité, d’une part, et la dépolitisation de la dimension culturelle, d’autre part. C’est à travers ces deux caractéristiques que la France est parvenue à diffuser sa culture dans les pays où elle cherchait à s’implanter. La Chine use de la même stratégie en choisissant de taire les événements historiques non consensuels et de dépolitiser de manière manifeste ses enseignements. Cette démarche est suivie par l’ensemble des centres linguistico-culturels ayant des antennes à travers le monde. Notons que c’est précisément cette dépolitisation des contenus qui constitue des outils du soft power, plus que des outils de propagande. Pour autant, comme on le voit pour le cas chinois, cette dépolitisation est une posture : si la politique n’est jamais mise en avant, son absence est en elle-même très politique. Ces institutions linguistiques et culturelles sont intégrées à des structures publiques, l’Institut Cervantes dépend par exemple du ministère des Affaires étrangères espagnol, l’Institut Goethe est directement financé par le gouvernement fédéral de l’Allemagne.
On doit néanmoins considérer deux particularités qui distinguent les instituts Confucius des autres instituts culturels et linguistiques. La première est que, s’ils peuvent relever d’un statut d’association, ils sont la plupart du temps implantés au sein d’une université étrangère et rattachés à une université chinoise. Du fait du soutien financier du Hanban à ces instituts et par extension aux universités étrangères qui les accueillent, se pose la question de la liberté académique des programmes dispensés. C’est d’ailleurs cette question ‑ la suspicion de l’influence du Parti communiste chinois sur les programmes des universités partenaires – qui a décidé la fermeture de plusieurs instituts Confucius aux États-Unis depuis 2014. La seconde particularité des instituts Confucius vient du fait que la Chine est le seul pays non européen et non démocratique à disposer d’une structure de cette envergure.
La langue comme outil d’une vision stratégique globale
Finalement, si la politique linguistique et culturelle de la Chine diffère de celle des autres puissances, c’est peut-être avant tout du fait de son intégration dans une stratégie globale. Celle-ci montre son efficacité lorsqu’elle permet de lier les grands projets culturels (instituts Confucius) à de grands projets commerciaux, économiques ou financiers (programmes des nouvelles routes de la soie et de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures par exemple). En ciblant en priorité sa périphérie, Pékin parvient à s’assurer une aire d’influence malgré le poids historique de la Russie en Asie centrale et des États-Unis dans le Pacifique. La langue chinoise, ainsi intégrée à une stratégie géopolitique globale, devient une source importante du soft power de la Chine, indissociable de la promotion de la culture chinoise, et, plus étonnant, indissociable de l’influence économique et commerciale du pays. La langue chinoise devient dès lors le maillon entre l’influence et l’incitation, le lien entre soft et hard power, deux notions que la Chine tend à rendre poreuses.