Le conspirationnisme peut être défini comme la tendance à attribuer abusivement l’origine d’un événement historique ou d’un fait social à un inavouable complot dont les auteurs présumés – ou ceux à qui il est réputé profiter – conspireraient, dans leur intérêt, à tenir cachée la vérité. Une « théorie du complot » peut dès lors être envisagée comme un récit « alternatif » qui prétend bouleverser de manière significative la connaissance que nous avons d’un événement et donc concurrencer la « version » qui en est communément acceptée, généralement stigmatisée comme « officielle ».
Le conspirationnisme est un phénomène ambivalent, qui traduit à bien des égards une survivance de la pensée magique tout en s’inscrivant pleinement dans la modernité. L’historien des idées Pierre-André Taguieff suggère qu’il répond à un besoin de « réenchantement du monde », selon l’expression forgée par Peter L. Berger. Karl Popper y voyait quant à lui une « sécularisation des superstitions religieuses » où « les dieux d’Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, sont remplacés par les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes ». De fait, le mythe du complot mondial tient d’un providentialisme laïcisé qui substitue à la main de Dieu celles de marionnettistes en chair et en os s’ingéniant à tirer les ficelles du monde dans les coulisses. Surtout, le conspirationnisme partage avec la science moderne l’idée que la vérité n’est pas donnée immédiatement, qu’il faut aller la chercher derrière les apparences, que les dogmes et les paroles officielles méritent d’être questionnés. Le complotisme se réclame ainsi du doute. Comme l’a mis en évidence une étude de psychologie publiée en 2013, les tenants de la théorie du complot sont ainsi plus susceptibles que les autres de rejeter des faits ou des consensus scientifiques comme l’alunissage ou le réchauffement climatique. De plus, en s’affranchissant de la charge de la preuve, le complotiste immunise son discours contre toute critique, l’impossibilité à prouver catégoriquement le complot étant retournée en signe de la toute-puissance du complot.
La structure discursive de la théorie du complot n’a pas fondamentalement évolué et ses thèmes se renouvellent pour l’essentiel par l’actualisation de mythes complotistes préexistants : le mythe du complot sioniste mondial répond à celui du complot juif international ; le mythe du complot illuminati fait écho à celui du complot maçonnique. Au cours des dernières années, la réactivation du « mythe Rothschild » a pu également être observée à la faveur, par exemple, d’une rumeur affirmant qu’une loi bancaire votée en 1973 – stigmatisée sous le nom de « loi Pompidou-Rothschild » – serait à l’origine de la crise de la dette française ou encore du passage du président Emmanuel Macron par la banque d’affaires Rothschild avant son entrée sur la scène politique.
Points de rupture
Les théories du complot n’ont pas attendu internet pour exister, se diffuser et se multiplier dans l’espace public. Avant l’apparition du net, elles prenaient forme essentiellement sur des supports papiers et audiovisuels et étaient destinées à un public averti, la plupart du temps convaincu. Il existait en quelque sorte une démarche volontaire des consommateurs complotistes pour accéder à cet univers relativement clos, réservé à des cercles plus ou moins restreints.
Le milieu des années 1990 représente la première ligne de rupture avec l’apparition du courrier électronique et des listes de diffusion. La propagande part à l’assaut du web. Le développement d’internet et sa démocratisation suivent rapidement. Les paroles du néonazi Olivier Bode, destinées aux militants de la formation allemande du National Demokratische Hochschulbund (NDB), le montrent parfaitement : « Nous devons créer des zones libérées. Dans ces zones (dont internet), nous exercerons notre pouvoir, gagnerons des militants, accentuerons notre militantisme et punirons tous les déviants et nos ennemis. » Le contexte (inter)national participe à cette diffusion sans précédent. Les attentats du 11-Septembre 2001 annoncent les jours heureux des théories du complot. Internet regorge alors de révélations : aucun des 4 000 juifs travaillant au World Trade Center n’est allé au travail ce jour-là ; les chauffeurs de taxi musulmans de New York n’étaient pas dans le quartier ; on a vu des ovnis dans le secteur lors des attentats, etc. Le fondateur-président du site Réseau Voltaire (apparu en 1994) Thierry Meyssan se fait connaître à ce moment, notamment avec son livre L’effroyable imposture sous-titré Aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone (2002). Il y prétend que les attentats sont, en réalité, un coup monté par « une faction du complexe militaro-industriel » américain. L’ouvrage est réédité plusieurs fois et s’écoule à des centaines de milliers d’exemplaires en France. Il est traduit dans de nombreuses langues (la République islamique d’Iran assure la traduction en persan).
La rapidité de circulation, que rendent possible les réseaux sociaux en particulier, croît également avec le temps. « Après les attentats du 11-Septembre 2001, il avait fallu près d’un mois », souligne Gérald Bronner « tandis qu’après Charlie Hebdo, j’ai pu dénombrer pas moins de vingt arguments en faveur de la théorie du complot apparus le jour même. Le temps social de la méfiance est devenu plus rapide. » En quelques jours au début du siècle, puis en quelques heures, voire en quelques minutes et aujourd’hui simultanément, un événement est ainsi passé au filtre d’une vision du monde qui soutient que les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être.
Nouvelle jeunesse
La prolifération de théories du complot dans l’espace public tient à l’existence d’une mouvance qui en assure désormais la production en continu, sur internet, et en retire une rétribution politique et commerciale. La « complosphère » peut être définie comme l’ensemble des sites et des blogs qui consacrent une part significative, voire prépondérante, de leur activité à faire valoir une interprétation conspirationniste de l’actualité inspirée par des visions du monde parfois très différentes. Les sites qui composent cette complosphère n’ont pas la même histoire, ne s’inscrivent pas nécessairement dans le même horizon politique et n’appartiennent pas tous aux mêmes aires linguistiques ou culturelles, mais tous ont pour dénominateur commun un tropisme conspirationniste prononcé.
L’observation empirique permet d’affirmer sans risque que le foyer le plus dynamique de diffusion de théories du complot sur le web francophone – à la fois par le rythme et le volume de sa production et par la diversité des thématiques qu’elle embrasse – oscille entre deux pôles constitués par la dénonciation hyperbolique de la puissance américaine et par celle d’un « sionisme » largement chimérique. Les acteurs de cet écosystème se citent mutuellement et se légitiment les uns les autres réciproquement renforçant ainsi leur capital de crédibilité.
Avec près de 4,8 millions de visites par mois en 2018, le site Égalité & Réconciliation (E&R) s’impose sans conteste comme la plateforme la plus influente en matière de diffusion de contenus complotistes et négationnistes sur le web francophone. Parmi les sites « amis » vers lesquels renvoie E&R, on trouve notamment le Comité Valmy, ReOpen911.info, Arrêt sur info, les Amis d’Alain de Benoist, Vox-NR ou encore Scriptoblog (de Michel Drac). Dédié à la promotion des obsessions du polémiste Alain Bonnet, dit Soral, qui se présente lui-même comme un « national-socialiste français », E&R déploie une intense propagande indissolublement antisémite et « antisioniste » qui lui vaut d’être régulièrement poursuivi devant les tribunaux.
Nourries par quelques figures motrices en Europe (dont les Français Thierry Meyssan, Dieudonné M’Bala M’Bala, Alain Soral, ou encore le Britannique David Icke, une des références pour les partisans du complot sur le 11-Septembre qui se fait connaître en lançant la théorie selon laquelle le monde est gouverné par des extraterrestres « reptiliens » tout droit venus de la constellation Draco), les théories conspirationnistes ne sont pas relayées exclusivement par des sites qui se sont spécialisés dans cette dénonciation. Certains milieux et responsables politiques, leaders d’opinion, militants, sportifs, etc., et un public plus large font d’internet et des réseaux sociaux leur terrain de propagande, sous couvert d’anonymat.
La montée en puissance d’internet annonce une propagation inédite du conspirationnisme dans le débat public, s’imposant au cours des quinze dernières années comme un « contre-espace public » nimbé de la légitimité de la vox populi et se définissant en rupture avec les médias traditionnels. Internet confère en outre à des millions d’internautes anonymes un privilège d’extraterritorialité leur permettant de s’improviser « enquêteur » ou « journaliste participatif » sans avoir, sauf exception rare, à rendre le moindre compte. Il agit dès lors comme une formidable caisse de résonance des théories du complot, mettant tout un chacun en contact avec des thèses qui, autrefois, auraient circulé de manière confidentielle, dans les franges les plus marginales de la société. Internet renforce enfin le biais de confirmation (on y trouve ce que l’on vient y chercher), offrant à tous la possibilité de choisir, de manière consumériste, la version de la réalité qui conforte le plus ses propres représentations.
La facilité et la rapidité avec lesquelles les infox complotistes sont reprises ne manquent pas d’interroger les chercheurs. La revue Science (9 mars 2018) a ainsi publié une étude titrée « Comment le mensonge se propage sur le média social, les fausses nouvelles écrasent la vérité » analysant 126 000 histoires différentes qui se sont répandues sur twitter entre 2004 et 2017. Les résultats ont montré que les fausses nouvelles circulaient « plus vite, plus loin, plus profondément et plus largement que les vraies ». On comprend dès lors les enjeux attachés aux campagnes de désinformation, devenues aujourd’hui une des forces de frappes pour certains intérêts privés ou publics. Au printemps 2015, Gérald Bronner analysait la dérégulation de l’offre en matière d’informations et ses conséquences pour la diffusion des rumeurs et des théories conspirationnistes. Il y décrivait l’action efficace sur les forums d’une minorité de militants extrémistes et pointait en outre un certain nombre de biais déterminant le comportement des internautes et rendant difficiles les campagnes de lutte contre la désinformation. Quelques années plus tard, la tendance est allée en s’accentuant, à l’échelle mondiale, donnant lieu à des constats particulièrement inquiétants, comme en Inde, où ont eu lieu des lynchages à la suite de la diffusion sur les réseaux sociaux de fausses informations. Des rumeurs partagées sur l’application WhatsApp, désignant des personnes comme des ravisseurs d’enfants, ont en effet conduit à l’assassinat de plusieurs dizaines de personnes.
La défiance à l’égard des autorités en général et des médias professionnels classiques en particulier n’est pas nouvelle. Elle constitue un lieu commun du discours conspirationniste : « Savez-vous que les mass media disent constamment des inexactitudes ? » peut-on lire dès les premières lignes de Pourquoi nous ment-on ? d’Heinz Roth, une des « bibles » du négationnisme parue en 1973. De la même manière, les titres de nombreux ouvrages conspirationnistes s’inscrivent résolument dans un imaginaire du dévoilement, où il est question sans cesse de « mensonge » et de « vérité ».
Une enquête d’opinion menée par le Réseau contre la radicalisation violente dans les villes (Practicies) en 2018 dans douze pays européens auprès de 12 000 personnes âgés de 14 à 24 ans révèle que 72 % de jeunes Européens pensent que les médias traditionnels sont aux mains de grands groupes qui défendent leurs intérêts au mépris de l’information. 31 % croient que des sociétés secrètes travaillent à mettre en place un « nouvel ordre mondial », 30 % croient aux Illuminati et 7 % donnent du crédit aux théories de la Terre plate.
État des lieux
L’enquête réalisée en décembre 2018 par l’Ifop pour le compte de Conspiracy Watch et de la fondation Jean-Jaurès met en lumière l’influence préoccupante des représentations conspirationnistes dans l’opinion publique française : si deux Français sur trois sont relativement hermétiques au complotisme, 21 % des personnes interrogées se déclarent cependant « d’accord » avec 5 énoncés complotistes parmi les 10 qui leur ont été soumis. Les moins de 35 ans, les moins diplômés et les catégories sociales les plus défavorisées demeurent les plus perméables aux théories du complot : 28 % des 18-24 ans adhèrent à 5 théories ou plus contre 9 % des 65 ans et plus.
Par-delà des déclarations ponctuelles qui agitent l’opinion de manière temporaire – ce qui ne signifie pas qu’il faille en minimiser l’impact –, il existe des théories du complot récurrentes dont on vérifie l’ancrage dans la durée. Par exemple, 43 % des personnes interrogées sont d’accord avec l’affirmation qu’il existe une collusion entre le ministère de la Santé et l’industrie pharmaceutique « pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins », et 22 % adhèrent à l’existence d’un « complot sioniste à l’échelle mondiale ». 27 % des personnes interrogées considèrent que les « Illuminati sont une organisation secrète qui cherche à manipuler la population », et 15 % souscrit à la thèse complotiste dite des chemtrails (traînées de produits chimiques laissées des avions). Invités à se prononcer séparément sur l’attentat de Strasbourg du 11 décembre 2018, seuls les deux tiers des sondés estiment que la version des autorités est conforme à la réalité. 10 % pensent qu’il s’agit d’une manipulation du gouvernement.
Si l’attachement à la démocratie reste nettement majoritaire dans l’opinion, il diminue à mesure qu’augmente le degré d’adhésion aux théories complotistes : pour seulement 43 % des personnes qui adhèrent à 5 théories du complot ou plus, le fait de vivre en démocratie est ainsi considéré comme « très important » (contre 57 % pour la moyenne des Français). Les personnes qui ont le sentiment de ne pas avoir réussi leur vie sont surreprésentées chez celles qui adhèrent à un plus grand nombre de théories du complot que la moyenne.
Le positionnement politique reste une des variables induisant une adhésion plus forte que la moyenne aux représentations conspirationnistes. Les sympathisants du Rassemblement national (RN) montrent leur propension à adhérer davantage que les autres électorats aux différents items conspirationnistes proposés. Certains n’ont aucun rapport avec l’offre politique lepéniste, si ce n’est la croyance à un complot. Par exemple, le climato-complotisme (« le réchauffement climatique n’existe pas, c’est une thèse avant tout défendue par des politiques et des scientifiques pour faire avancer leurs intérêts ») est deux fois plus prégnant chez les sympathisants du RN et chez les électeurs de Marine Le Pen. D’autres sont en corrélation avec la matrice idéologique du parti d’extrême droite – comme la croyance en un « complot sioniste mondial » et la thèse du « grand remplacement » proposée aux sondés dans sa version complotiste, c’est-à-dire en suggérant sans équivoque une intentionnalité (« l’immigration est organisée délibérément par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques pour aboutir à terme au remplacement de la population européenne par une population immigrée »). Elle est la seule pour laquelle le clivage gauche-droite reste opératoire. Ainsi, les sympathisants de La France insoumise, surreprésentés également chez la plupart de ceux qui adhèrent plus que la moyenne aux théories du complot testées, sont, sur cette proposition, en dessous de la moyenne.
Comme le montre également cette enquête, l’usage des réseaux sociaux comme source principale d’information – particulièrement importante chez les 18-35 ans – est corrélé à une adhésion tendanciellement plus grande aux théories du complot. Le journaliste Romain Bornstein le souligne, « ceux qui ne croient à aucune théorie complotiste ne sont que 24 % à se tenir au courant de l’actualité sur ces plateformes, tandis que ceux qui adhèrent à au moins cinq des théories complots qui leur ont été proposées sont en moyenne 46 % à s’informer via ces sites ».
La vision complotiste gagne du terrain dans des proportions que chacun s’accorde aujourd’hui à juger préoccupantes. Les théories du complot sont devenues des « croyances dominantes plutôt que marginales » dans un certain nombre de pays occidentaux comme le souligne l’un des chercheurs de l’université de Cambridge qui a coordonné pour son centre de recherche une enquête d’opinion (été 2018) réalisée par le site de sondages sur internet YouGov. Les résultats suggèrent par exemple qu’un grand nombre de personnes dans les neuf pays sur lesquels l’étude a porté (États-Unis, Grande-Bretagne, Pologne, Italie, France, Allemagne, Portugal, Suède, Hongrie) pensent que leurs gouvernements leur « cachent la vérité » sur l’immigration.