Depuis l’abolition du califat par le parlement d’Ankara, le 3 mars 1924, les observateurs français de la scène politique turque exaltent volontiers la « Turquie laïque » et la « laïcité en Turquie ». Adoptés en 2019, les programmes de Première, spécialité HGGSP, ont repris tel quel cet intitulé. La notion turque de laiklik – théorisée en 1931 seulement – désigne cependant un mode d’organisation des relations entre le politique et le religieux qui n’entretient avec la laïcité française qu’une relation lointaine.
L’abolition du califat : contextualisations
En Orient, la Grande Guerre dure dix ans. Elle s’achève par la guerre gréco-turque. En réalité il s’agit d’un conflit de triple nature : c’est d’abord une lutte entre une armée turque d’Anatolie et l’armée grecque, qui a débarqué à Smyrne dans l’objectif d’annexer les régions peuplées de chrétiens orthodoxes de l’Asie Mineure (mai 1919) ; la victoire turque y met un terme (octobre 1922). C’est ensuite un conflit militaire et diplomatique entre cette même armée anatolienne et les Alliés, qui occupent différents points de la région ainsi qu’Istanbul. Or, à partir de 1921, ces derniers se retirent sous l’effet de la lassitude de leurs opinions publiques et au vu de l’évolution des rapports de force sur le terrain ; Istanbul même est évacuée en 1923. C’est enfin un conflit entre deux forces politiques turques concurrentes : à Istanbul, le sultan-calife et son cabinet, représentants légitimes d’un Empire ottoman vaincu mais maintenu par les Alliés ; à Ankara, une armée reconstituée à partir des réseaux provinciaux du comité « Union et Progrès » (au pouvoir à Istanbul de 1913 à 1918). Cet embryon d’État est fédéré par un général ottoman en dissidence, Mustafa Kemal, et aboutit à la création d’un parlement composé de deux groupes, l’un unioniste, l’autre conservateur et religieux (avril 1920).
Ce régime naissant n’a rien de laïc. Pour enrôler les masses anatoliennes, la mobilisation se fait au contraire sous la bannière commune de l’islam et de la défense de la patrie attaquée. Les registres confessionnel (contre « l’envahisseur chrétien »), civique (au nom de la souveraineté du peuple) et géopolitique (contre « l’impérialisme occidental ») sont étroitement mêlés. Témoin de la religiosité en vigueur à Ankara, la séance inaugurale du parlement, un vendredi, est précédée de prières et de sacrifices ; un poil de barbe de Mahomet et son étendard sont portés en procession dans la ville ; des versets coraniques ornent la salle des débats. En janvier 1921, une loi d’organisation fondamentale consacre le nom de Turquie pour désigner le nouvel État. Le 19 octobre 1922, les « kémalistes » (ainsi qu’on les appelle dans la presse occidentale) entrent dans Istanbul. Le 1er novembre, le parlement d’Ankara proclame l’abolition du sultanat. C’est la fin de la dynastie ottomane, vieille de six siècles ; la fonction califale (à Istanbul) est désormais dissociée de l’autorité politique (à Ankara).
L’année 1923 marque la cristallisation démographique, géopolitique et institutionnelle du nouvel État. Retenons trois dates. Le 30 janvier un accord gréco-turc acte un vaste transfert obligatoire de populations : 1 200 000 Grecs orthodoxes quittent la Turquie ; 400 000 musulmans de Grèce la rejoignent. Cette opération de purification ethnique consacre la confession comme premier critère d’appartenance politique : un « vrai Grec » est orthodoxe, un « vrai Turc », musulman. Le 24 juillet, le traité de Lausanne scelle la reconnaissance internationale de la « Turquie nouvelle » ; il annule et remplace le traité de Sèvres (août 1920) signé avec le défunt Empire ottoman, qui était beaucoup moins favorable aux Turcs. Enfin le 29 octobre la proclamation de la République met fin à l’indétermination d’un régime parlementaire : Mustafa Kemal est élu président de la République, et dirige le Parti du peuple.
L’abolition du califat marque un nouveau jalon dans cette transition. Si les 116 membres de la maison d’Osman ont dix jours pour quitter le pays, le calife Abdulmedjid est exilé sans délai : le 4 mars 1924, à 5 heures du matin, il quitte le palais de Dolmabatché accompagné de deux de ses quatre épouses pour être conduit à l’Orient-Express avec 2 000 livres sterling en poche. Il sera retenu à la frontière suisse, une loi helvétique interdisant les immigrants polygames, passera sa vie à Nice, décèdera en 1944 à Bobigny, en pleine banlieue ouvrière, avant que sa dépouille ne soit transférée à Médine. C’est dans ce contexte qu’on rencontre les premières mentions du terme « laïcité turque » dans la presse française. Côté turc, en revanche, le terme laik est encore rare. D’ailleurs la Constitution adoptée le 20 avril 1924 reconduit l’islam comme religion officielle et exige des fonctionnaires entrant en fonction qu’ils prêtent serment sur le Coran (dispositions qui disparaissent en 1928). C’est seulement en 1931, avec la formalisation des « Six Flèches » comme programme du Parti du peuple (républicanisme, laïcité, nationalisme, populisme, étatisme, révolutionnarisme) que la notion de laiklik tend à se diffuser, avant d’être formellement inscrite dans la Constitution en 1937.
Comment l’idée de laïcité turque s’est imposée
Dès l’entre-deux-guerres, notamment pour légitimer le pays à l’international, la propagande turque oppose volontiers l’Empire ottoman à la Turquie nouvelle. S’impose l’idée d’une rupture radicale entre un ancien régime islamique, despotique, théocratique et un avenir démocratique, séculier, occidental. La République offrira aux Turcs la liberté et la civilisation. Le journaliste Falih Rıfkı Atay, proche de Mustafa Kemal, traduit bien cette conception :
[Dans l’Empire ottoman,] les affaires temporelles et spirituelles sont complètement mêlées. La médersa, qui repose sur le caractère théocratique de l’État, et tire sa force de l’ignorance et du fanatisme du peuple, opprime et contrôle l’ensemble de la vie nationale. L’université, au point de vue de l’enseignement intellectuel, est sous le règne de la médersa. La femme n’est pas libre, la pensée n’est pas libre, l’existence n’est pas libre.
Ce discours à la fois révolutionnaire, millénariste et orientaliste est repris par de nombreux Occidentaux. Le 15 mars 1924, le correspondant du Temps à Istanbul, Paul Gentizon, célèbre ainsi « la conception d’une République turque, laïque et sécularisée jusque dans ses fondements, [qui] détache ce peuple de l’ambiance dans laquelle il avait vécu jusqu’à ce jour et le situe dans l’atmosphère des nations occidentales ». Il salue encore « l’abandon définitif du régime théocratique oriental dans lequel l’Église musulmane se confondait avec l’État, pour adopter le régime laïque et civil des nations modernes ».
Certes le rapprochement entre les expériences politiques française et turque repose sur une réelle proximité culturelle. La connaissance du français, idiome européen le plus répandu en Turquie depuis la fin du xixe siècle, explique cette proximité. L’illustrent également des liens personnels, comme l’amitié du radical-socialiste Édouard Herriot pour le jeune-turc Ali Fethi Okyar, l’un des plus hauts personnages du régime. Sur un plan intellectuel, le positivisme comtiste et la sociologie durkheimienne ont joué un rôle important dans la socialisation politique des élites et dans la formalisation d’un anticléricalisme vernaculaire. En privé, Mustafa Kemal adhère ainsi volontiers à l’idée que le Coran est l’œuvre trop humaine de Mahomet, que l’islam a emprunté de nombreuses « superstitions » au judaïsme, ou encore que son expansion des premiers siècles résulte moins du zèle religieux que de la « rapacité des tribus » arabes. Pour lui, le nationalisme est appelé à remplacer la religion.
Prolongeant le discours de la propagande turque et des journalistes européens de l’entre-deux-guerres, l’historiographie occidentale de la Turquie, en particulier française, a longtemps reconduit sans distance l’image de deux « laïcités sœurs ». De là une série de clichés abondamment reproduits : la « révolution turque » fille de 1789 ; Atatürk citant Rousseau au parlement d’Ankara ; et, donc, la laïcité turque fille de 1905. Cette lecture a globalement prévalu jusqu’aux années 1980. Elle a, depuis lors, subi des révisions importantes.
Comment l’idée de laïcité turque s’est fissurée
N’en déplaise aux hérauts de la révolution turque, le pouvoir ottoman n’était pas théocratique. Le sultan ne prétendait pas tirer son autorité de Dieu. En revanche, il reconnaissait la volonté divine, et s’était lié au corps des oulémas (les savants religieux) pour la faire respecter. Il s’agissait d’une relation d’association, non de fusion, entre État et religion, plus exactement entre des segments religieux et séculiers au sein de l’État. Ainsi l’État prenait en charge les intérêts de l’islam (en promouvant l’orthodoxie sunnite), en échange de quoi il bénéficiait de l’obéissance due au pouvoir en place. Mais le souverain n’a jamais été entièrement soumis à la religion et il existait un droit ottoman séculier.
Ensuite, loin de naître avec la République (ou avec les jeunes-turcs), la remise en cause du poids de la religion dans la société a débuté avec les « réorganisations » (tanzimat), période que l’on fait commencer en 1839 – date d’une première charte impériale proclamant l'égalité de tous sans distinction de religion. De fait, l’assujettissement des segments religieux de l’État aux autorités séculières n’a fait que s’accroître au xixe siècle. La République a ainsi radicalisé le programme des réformateurs ottomans. Dès lors, plutôt que le produit d’une unique inspiration (française), la laiklik doit être comprise comme l’effet d’une dynamique à la fois globale et locale de sécularisation des sociétés. C’est d’ailleurs à la tradition philosophique islamique et ottomane que les réformateurs du xixe siècle se sont abreuvés pour justifier leur appel à un élargissement des libertés civiles et politiques.
À l’inverse, à rebours de l’image d’Épinal d’un Mustafa Kemal en « petit père Combe de l’Orient », on a souligné la nature autoritaire du régime. Loin d’être uniquement la fille du libéralisme bourgeois, la Turquie dite républicaine est une dictature qui s’inspire tout autant de l’Union soviétique et de l’Italie fasciste. C’est un système de parti unique, où s’exerce une censure sourcilleuse, et parfois une forme de terreur : des dizaines de personnes sont pendues pour avoir refusé de renoncer au fez au moment de la « réforme du chapeau » (septembre 1925). Les élites kémalistes cultivent enfin un social-darwinisme vulgarisé qui justifie l’usage de la violence contre les « réactionnaires », érigés en ennemis de la nation — une grammaire politique certes banalisée dans l’Europe de l’entre-deux-guerres.
Enfin et surtout, on a souligné les continuités entre époques jeune-turque (1908-1918) et républicaine, en ce qui relève du génocide des Arméniens et plus généralement du sort des non-musulmans. Sociologiquement, une grande part de l’establishment républicain a servi les administrations civiles et militaires jeunes-turques. Plusieurs dignitaires ont même supervisé les opérations d’extermination, ainsi que l’émigration forcée des chrétiens d’Asie Mineure après le conflit. C’est notamment le cas de Şükrü Kaya, ministre de l’Intérieur (1927-1938) et, à ce titre, principal artisan des politiques de la laiklik.
Pour être inclusif à l’endroit des musulmans non-Turcs, en particulier des Kurdes, assimilés de force, mais aussi des nombreux migrants et réfugiés des Balkans et du Caucase, que le pays continue d’accueillir, le régime fait des non-musulmans des citoyens de seconde zone. Un éditorial du journal İleri (décembre 1922) titré « Ceux qui nous sucent le sang » se conclut ainsi : « Maintenant que les Grecs et les Arméniens sont partis, si seulement les Juifs pouvaient aussi quitter le pays ! » L’auteur, Celal Nuri, dirige la commission parlementaire chargée de rédiger la constitution de 1924. Formellement, le texte ne reconnaît aucune différence fondée sur la religion. Pourtant les députés ont préalablement posé une distinction cruciale entre citoyens turcs (non-musulmans inclus) et Turcs (les seuls musulmans). Ainsi une loi de mars 1926 (en vigueur jusqu’en 1965) interdit l’exercice de toute fonction publique aux « non-Turcs » (les non-musulmans), souvent en poste depuis l’époque ottomane. De fait, loin d’aboutir à une dynamique égalitaire, la laïcisation de la justice et de l’enseignement dont il sera question ci-après n’empêche pas la disqualification sociale et politique des non-musulmans. Interdictions de déplacement, migrations intérieures forcées, spoliations, dénaturalisations, pogroms : tout au long du xxe siècle, une litanie de persécutions prolonge le processus d’exclusion des chrétiens et des juifs, qui émigrent en masse jusqu’aux années 1960.
Opposer un empire théocratique à une république laïque est donc problématique, tant l’un demeura, jusqu’aux jeunes-turcs, une société plurielle (où les non-musulmans avaient accès à la fonction publique et disposaient de leurs propres systèmes éducatif et judiciaire), tandis que l’autre est le produit et la continuation sous des formes « adoucies » d’une entreprise assidue de purification ethno-confessionnelle. En résumé, un anticléricalisme turc d’inspiration française a pu aisément s’accommoder d’une conception exclusive de la nation fondée sur l’appartenance religieuse : si laïcité turque il y eut, elle fut réservée aux seuls musulmans.
De l’Empire à la République : le maintien d’un islam d’État
Ce qu’on appelle religion n’est pas homologue d’une société à l’autre. De fait, par « islam », il faut entendre des réalités intimement liées, mais qu’il convient de dissocier pour l’analyse. L’islam c’est d’abord un culte, un ensemble de croyances et de règles incarnées dans des rites, qui s’enseignent : ce rôle revient aux oulémas et, au-delà, aux hommes de religion (1). L’islam c’est aussi un cadre juridique, la charia ; mais, œuvre de Dieu, la charia est une idéalité : c’est le fikh – droit déduit par les hommes – auquel les gens de religion se réfèrent. Loin d’être rigide, il s’agit d’un corpus évolutif dont l’interprétation, l’application et l’enseignement incombent également aux oulémas (2). L’islam c’est encore un ensemble de conventions qui – sans nécessairement figurer dans les textes canoniques – composent la bienséance islamique, elle-même variable d’un lieu et d’une époque à l’autre (3). Ainsi du port du voile ou, dans l’Empire ottoman, du fez : adopté en 1829 pour moderniser l’uniforme, il fut bientôt considéré comme attribut de piété, l’absence de visière permettant au croyant de poser le front au sol. Un autre exemple est l’attachement à la langue et à l’alphabet arabes, dépourvus de statut religieux intrinsèque mais sur lesquels rejaillissent la sacralité du texte coranique. Ces trois dimensions composent ce qu’on appellera la normativité islamique. Enfin, en contexte nationaliste turc, l’islam revêt une dimension politique (4), en tant qu’il désigne un sentiment (ou une assignation) d’appartenance à la nation, indépendamment des convictions spirituelles des individus (ce qu’illustre par exemple la présence du croissant sur le drapeau national). Chacune de ces quatre dimensions – cultuelle, juridique, culturelle, identitaire – a été profondément travaillée par l’avènement de la République.
Au xixe siècle, l’État ottoman prend en charge le culte sunnite hanafite. Il existe une sorte d’« église ottomane » (Nathalie Clayer) fonctionnarisée et hiérarchisée : cette « église », qui est une exception en Islam, est composée par les oulémas, l’un des trois grands corps de l’élite impériale avec l’administration civile et l’armée. À la tête de cette administration religieuse : le cheikh ul-islam, second personnage de l’État et qui, au xixe siècle, dirige le ministère des Affaires religieuses et des Fondations pieuses. Son rôle est de gérer les lieux de culte et les fondations pieuses, d’émettre des avis juridiques (fetva) et de gérer les tribunaux et l’enseignement. Ce point est essentiel : la justice et l’enseignement (des musulmans) relèvent des oulémas.
Que fait la République de cet islam officiel ? Pour l’essentiel, elle le reconduit. Le 3 mars 1924, le régime supprime le califat, la fonction de cheikh ul-islam et son ministère. Mais, dans le même temps, il crée deux administrations sous l’autorité du Premier ministre : la Direction générale des fondations pieuses (qui gère les biens religieux) et la Direction des affaires religieuses (Diyanet), dont le directeur récupère des attributions du cheikh ul-islam. Il contrôle les mosquées, fixe le prêche du vendredi, administre le pèlerinage ; il supervise l’enseignement religieux à l’école, nomme les fonctionnaires du culte (imams, prédicateurs, muezzins, muftis). Notons que les oulémas sont désormais subordonnés au pouvoir séculier. Reste qu’en matière cultuelle les continuités prévalent : comme l’Empire la République salarie les représentants du culte ; les fonctionnaires prêtent serment sur le Coran et la Constitution de 1924 reconnaît l’islam comme religion officielle (disposition annulée en 1928). S’il faut dès lors convoquer une référence française, c’est davantage du côté de l’Alsace-Moselle concordataire que de la « laïcité de combat » de 1905 qu’il faut se tourner.
La République pousse même plus loin l’étatisation de la religion : elle réprime des pratiques jugées « hétérodoxes » qui étaient tolérées sous l’Empire. Témoin, la fermeture de tous les couvents de confréries, mausolées et lieux de pèlerinages (novembre 1925). On y a vu une réplique de la lutte menée en France contre les congrégations religieuses. C’est un contresens. Il s’agit d’une opération politique (supprimer les confréries, qui sont en plein essor depuis le xixe siècle, c’est affaiblir un puissant réseau d’opposition, en particulier dans les régions kurdes révoltées). C’est aussi une entreprise de « régularisation » du culte, les confréries et mausolées étant vus comme des lieux de pratiques superstitieuses. Corollairement, on observe la non-reconnaissance, voire la répression, d’autres formes de croyances issues d’un islam pluriel (sunnite ou chiite), taxées d’« hétérodoxie ». C’est par exemple le cas de l’alévisme (dont les fidèles ont leurs propres lieux de culte, ont par exemple le droit de boire de l’alcool) qui représente 20 % de la population.
En résumé, la laiklik n’implique pas la neutralité de l’État : la République administre et promeut un islam monolithique jugé seul compatible avec son projet civilisationniste. Elle n’implique pas non plus une logique égalitaire entre religions mais plutôt de tolérance vis-à-vis des non-musulmans (tout en s’accommodant de persécutions à leur égard). Pour parler de « laïcité turque », ce n’est donc pas vers la dimension cultuelle qu’il faut se tourner mais vers les deux domaines que le régime soustrait au contrôle des oulémas : la justice et l’éducation.
La laïcisation de l’enseignement et de la justice
Dans l’Empire ottoman le droit et l’éducation sont jusqu’au xixe siècle l’affaire des oulémas.
Le droit est appliqué par un cadi dans des tribunaux religieux. La justice est menée au nom de la charia, à travers le fikh, mais aussi un droit séculier, le kanun, édicté par le sultan. Toutefois les tanzimat viennent remettre en cause ce monopole. Des tribunaux nizami (« réguliers ») voient le jour, où les cadis sont remplacés par des juges civils ; de nouveaux textes inspirés des codes napoléoniens (code pénal en 1840, Médjellé ou code civil en 1870-1877) redéfinissent le droit, en particulier là où le fikh reste silencieux, tout en maintenant la primauté symbolique de la jurisprudence islamique. En matière d’éducation, le cursus classique est composé d’écoles coraniques puis supérieures, les médressés, où se forment les élites. Là encore, on observe, au xixe siècle, un début de laïcisation de l’enseignement, avec la fondation d’un ministère de l’Instruction publique (1857) et la création de cursus non religieux, calqués sur le modèle français (primaire, collège, lycée), puis d’une université à Istanbul.
Dès l’époque ottomane, il est donc loisible de parler d’un processus de laïcisation. Toutefois le nouveau ne supprime pas l’ancien. L’éducation des enfants reste en majorité l’affaire des religieux. De même les tribunaux réguliers ne font pas disparaître ceux religieux : une affaire peut ainsi être jugée deux fois. La République hérite donc d’un système judiciaire et scolaire dual, mais cette hybridité n’implique pas deux mondes étanches. Sociologiquement, les oulémas sont partie prenante du changement dans l’enseignement comme dans la justice réformés. Intellectuellement, ils mettent en œuvre une réflexion réformatrice au sein même de l’éducation et de la justice religieuses, laquelle prend sens dans un mouvement plus large de réformisme musulman. Contrairement à une vision caricaturale, il n’y a donc pas d’un côté la modernité sécularisée, de l’autre l’archaïsme islamique.
Que fait la République de ce legs ? Elle en supprime la part religieuse. Le jour même de l’abolition du califat est votée une loi d’unification de l’enseignement : les écoles coraniques et les medressés sont supprimées ; l’ensemble des cursus et des contenus (sauf les cours de religion) passe sous contrôle de l’Éducation nationale, même si, dans un pays à 85 % rural, la réforme met du temps à s’imposer. La Justice subit la même laïcisation. En avril 1924, les tribunaux religieux sont supprimés et les oulémas perdent tout pouvoir judiciaire ; seule demeure la justice réformée, elle-même laïcisée : en février 1926, le Médjellé (qui procédait encore du fikh) est remplacé par un code civil inspiré du code civil suisse. La polygamie (qui, dans les faits, avait largement disparu) est interdite, de même que la répudiation de l’épouse (dont Mustafa Kemal avait encore bénéficié six mois auparavant) ; le mariage et le divorce civils sont instaurés ; la femme touche la même part d’héritage que l’homme (selon la loi musulmane elle recueille la moitié). Enfin, bien qu’il ne s’agisse pas de laïcité stricto sensu, mentionnons l’octroi du droit de vote (et d’être élues) aux femmes, à l’échelon municipal (1930) puis national (1934). 17 sont ainsi « élues » (en réalité désignées) députées en 1935, 4 en 1939.
La sécularisation autoritaire de la société
Laïcisation et sécularisation ne sont pas synonymes. Pour Jean Baubérot, « le processus de laïcisation concerne avant tout la place et le rôle social de la religion dans le champ institutionnel » (juridique, administratif, scolaire, etc.), tandis que la sécularisation s’entend comme « “le passage d’une culture religieuse” socialement englobante à “une croyance religieuse”, où la religion s’est transformée en un sous-système culturel livré au choix privé et existentiel ». La sécularisation relève donc du culturel, des mentalités et du rapport des individus au religieux.
À cet égard, le cas turc offre l’exemple paradoxal d’une sécularisation autoritaire puisqu’imposée par une étroite élite à une société largement récalcitrante. En l’espace de quelques années, les Turcs doivent par exemple modifier leurs pratiques vestimentaires (septembre 1925 : interdiction du port du fez, restrictions relatives au costume religieux dans l’espace public — en revanche, et contrairement à ce qu’on lit souvent, il n’y a jamais eu d’interdiction du port du voile à l’échelle nationale), chronométriques (décembre 1925 : adoption du calendrier grégorien et du comput horaire « à la franque », c’est-à-dire de la journée de 24 heures), signalétiques (1928 : adoption des chiffres « internationaux », adoption de l’alphabet latin) ou encore métrologiques (mars 1931 : introduction du système métrique). En 1935, la transformation de la basilique Sainte-Sophie (une mosquée depuis 1453) en musée procède de cette même logique. Sa rétroconversion en mosquée en 2020 peut ainsi être lue comme l’expression d’un projet inverse de désécularisation de la société. En résumé, il s’agit de créer un citoyen « civilisé », discrètement musulman et bon patriote, ce qui implique toute une série de mesures de disqualification de la bienséance islamique, c’est-à-dire de l’islam comme référentiel culturel.
Conclusion
Pourquoi a-t-on inscrit en 2019 la « laïcité en Turquie » au programme de Première ? Voulait-on échapper à l’eurocentrisme et faire valoir que « d’autres laïcités sont possibles » : un aveu de relativisme, en somme ? S’agissait-il au contraire de faire entendre que la laïcité, telle qu’elle existe en France, a valeur d’universel, pour cette raison même qu’elle se serait déjà actualisée ailleurs, qui plus est en contexte musulman ? Pourtant la laiklik turque n’a pas grand-chose à voir avec « notre » laïcité : loin d’être une opération de séparation de la mosquée et de l’État, l’abolition du califat se traduit par le maintien d’un islam d’État, et même le renforcement du contrôle de l’État séculier sur une religion fonctionnarisée.
Parallèlement, on observe une laïcisation sectorielle puisque le régime prive les oulémas de deux attributions qui étaient en partie restées les leurs : l’éducation et la justice. L’objectif est de cantonner la religion à sa dimension cultuelle, ce qui passe encore par diverses initiatives de sécularisation autoritaire, dont la « libération de la femme » est une pierre angulaire. Fût-elle subordonnée à des préoccupations nationalistes, notamment populationnistes (à travers l’injonction à procréer), socialement cantonnée, du moins dans un premier temps, à la bourgeoisie citadine, et instrumentalisée enfin à des fins de propagande internationale, le projet de « libérer la femme », de faciliter son accès à l’éducation et à l’emploi, à l’égalité juridique et successorale, constitue peut-être, dans une société à référence islamique patriarcale et conservatrice, le cœur et la singularité même de la laiklik turque.
Reste un aspect où l’islam est demeuré central : la dimension identitaire. Que l’on soit ou non observant, le fait d’être identifié comme musulman détermine le degré d’appartenance à la nation. Ainsi la Turquie dite laïque poursuit avec assiduité un processus socio-démographique amorcé au xixe siècle : elle reste une société d’immigration musulmane ; c’est aussi un pays que les non-musulmans discriminés, voire persécutés, continuent de quitter en masse. Tout au long du xxe siècle, la part musulmane de la population a donc continué de croître. Laïcisation des institutions, sécularisation de la société et islamisation de la population ne sont donc pas contradictoires : la laiklik n’est pas exclusive d’une réaffirmation de l’islam comme frontière sociale et politique. Autrement dit : pour être relégué en tant que cadre normatif, l’islam reste central en tant que ressource identitaire. Finalement, si nos élèves devaient en retenir quelque chose, ce serait peut-être que l’incantation de la laïcité, même « républicaine », n’est pas, en soi, un garde-fou contre l’autoritarisme et la persécution des minorités.