Mise au point : le congrès de Vienne (1814 - 1815) ou la fin de l’Europe napoléonienne
En guerre contre les puissances européennes depuis 1792, la France a conquis une partie de l’Europe durant les guerres révolutionnaires et napoléoniennes. Les idéaux et les principes de la Révolution française se répandent dans l’Europe napoléonienne, notamment en Italie, en Espagne et dans les territoires de l’ancien Saint-Empire où la féodalité est abolie et le Code civil de 1804 introduit avec la notion de propriété et une administration calquée sur la France avec l’instauration du corps préfectoral.
Après la défaite militaire de la campagne de Russie (1812), Napoléon subit l’invasion de la France par l’ensemble des puissances européennes coalisées sous l’influence du diplomate Metternich, ministre des Affaires Étrangères de l’Empire d’Autriche depuis 1809. Profitant du désastre français en Russie, le diplomate autrichien souhaite tourner la page de la Révolution française en s’appuyant sur les dynasties régnantes. Pour Metternich, l’Autriche doit être le pivot du nouvel équilibre européen, un objectif diplomatique qu’il poursuit avec le soutien des Britanniques qui voient d’un mauvais œil la progression russe en Europe centrale.
Avant cela, les puissances européennes doivent régler le sort de Napoléon, contraint à l’abdication à Fontainebleau le 6 avril 1814, puis à l’exil sur l’île d’Elbe. Quelques semaines plus tard, le traité de Paris (30 mai 1814), signé entre Louis XVIII, frère de Louis XVI, et les puissances de la coalition européenne (Autriche, Russie, Royaume-Uni, Prusse, Suède, Espagne et Portugal) ramène la France dans ses frontières de 1792 et prévoit l’organisation d’un congrès général européen dans un délai de deux mois.
Cette grande réunion diplomatique est prévue à Vienne, où Metternich invite l’ensemble des plénipotentiaires européens (agents diplomatiques missionnés par les États). Le congrès débute en septembre 1814 : 216 États sont présents dans la capitale autrichienne, parmi lesquels les quatre grands vainqueurs de Napoléon qui mènent les négociations : le Royaume-Uni, la Russie (le tsar Alexandre s’est déplacé pour l’occasion), la Prusse et l’Autriche, auxquels s’adjoint la France sous l’impulsion de Talleyrand à partir de janvier 1815.
Ces souverains et ces ministres s’entourent de diplomates et de juristes, réunis dans les commissions spécialisées créées pour statuer sur le sort des frontières et des États européens et sur des questions internationales comme la traite atlantique des esclaves dénoncée par la Grande-Bretagne et la France.
Les travaux des diplomates, longs et fastidieux, sont bouleversés par le retour de Napoléon en France durant les Cent Jours (20 mars 1815 - 22 juin 1815), les contraignant à rédiger un traité à la hâte. La réunion du congrès se conclue par un Acte final, publié le 9 juin 1815, alors que les quatre grandes monarchies européennes sont plus que jamais unies contre l’Empereur qui sera finalement vaincu à Waterloo le 18 juin 1815. Cet épais document de 300 pages, rédigé en français – la langue diplomatique des cours européennes – est d’abord conçu comme un moyen d’établir un équilibre territorial entre les différents acteurs d’un ordre monarchique européen pour mieux fermer la parenthèse de l’impérialisme français en Europe.
Document : les principaux articles du traité de Vienne (9 juin 1815)
Au nom de la Très-Sainte et Inviolable Trinité
Les Puissances qui ont signé le traité conclu à Paris le 30 mai 1814, s'étant réunies à Vienne, en conformité avec l'article 32 de cet acte, avec les princes et États leurs alliés, pour compléter les dispositions dudit traité, et pour y ajouter les arrangements rendus nécessaires par l'état dans lequel l'Europe était restée à la suite de la dernière guerre, désirant maintenant de comprendre dans une transaction commune les différents résultats de leurs négociations, afin de les revêtir de leurs ratifications réciproques, ont autorisé leurs plénipotentiaires à réunir dans un instrument général les dispositions d'un intérêt majeur et permanent, et à joindre à cet acte, comme parties intégrantes des arrangements du congrès, les traités, conventions, déclarations, règlements et autres actes particuliers, tels qu'ils se trouvent cités dans le présent traité. [...]
ARTICLE PREMIER — Le Duché de Varsovie, à l'exception des Provinces et districts dont il a été autrement disposé dans les articles suivants, est réuni à l'Empire de Russie. Il y sera lié irrévocablement par sa constitution, pour être possédé par S. M. l'Empereur de toutes les Russies […]
ARTICLE 11 — Il y aura amnistie pleine, générale et particulière, en faveur de tous les individus, de quelque rang, sexe ou condition qu'ils puissent être.
CONFÉDÉRATION GERMANIQUE
ARTICLE 53 — Les Princes Souverains et les Villes Libres d'Allemagne, en comprenant dans cette transaction MM. l'Empereur d'Autriche, les Rois de Prusse, de Danemark et des Pays-Bas, et nommément : l'Empereur d'Autriche et le Roi de Prusse, […] établissent entre eux une Confédération perpétuelle, qui portera le nom de Confédération Germanique.
ARTICLE 54 — Le but de cette Confédération est le maintien de la sûreté extérieure et intérieure de l'Allemagne, de l'indépendance et de l'inviolabilité des États Confédérés. […]
ARTICLE 56 — Les affaires de la Confédération seront confiées à une Diète fédérative […]
ARTICLE 57 — L'Autriche présidera la Diète Fédérative. […]
PAYS-BAS
ARTICLE 65 — Les anciennes Provinces-Unies des Pays-Bas et les ci-devant Provinces Belgiques, […] formeront, conjointement avec les pays et territoires désignés dans le même article, […] le Royaume des Pays-Bas […].
ITALIE
ARTICLE 85 — Les limites des États de S. M. le Roi de Sardaigne, seront :
Du côté de la France, telles qu'elles existaient au 1er janvier 1792, à l'exception des changements portés par le Traité de Paris du 30 mai 1814. […]
ARTICLE 93 — Par suite des renonciations stipulées dans le Traité de Paris du 30 mai 1814, les Puissances signataires du présent Traité reconnaissent S. M. l'Empereur d'Autriche, ses héritiers et successeurs, comme souverain légitime des provinces et territoires qui avaient été cédés, soit en tout, soit en partie, par les Traités de Campo-Formio de 1797, de Lunéville de 1801, de Presbourg de 1805, par la Convention additionnelle de Fontainebleau de 1807, et par le Traité de Vienne de 1809 […]
ARTICLE 100 — S. A. I. et R. l'archiduc Ferdinand d'Autriche est rétabli, tant pour lui que pour ses héritiers et successeurs, dans tous les droits de souveraineté et propriété sur le Grand-duché de Toscane […]
LIBERTE DE NAVIGATION FLUVIALE
ARTICLE 109 — La navigation dans tout le cours des rivières [qui servent de frontière ou coulent sur le territoire de plusieurs États], indiquées dans l'article précédent […] sera entièrement libre, et ne pourra, sous le rapport du commerce, être interdite à personne ; […]
ARTICLE 113 — Chaque État riverain se chargera de l'entretien des chemins de halage qui passent par son territoire, et des travaux nécessaires pour la même étendue dans le lit de la rivière, pour ne faire éprouver aucun obstacle à la navigation. […]
Acte final du congrès de Vienne du 9 juin 1815, avec ses annexes, Vienne, Imprimerie impériale et royale, 1815
Éclairages : le congrès de Vienne, retour des monarchies et affirmation du « concert européen »
Les diplomates présents à Vienne fondent le nouvel équilibre européen sur les monarchies qui ont gagné la guerre contre Napoléon (les « Puissances » évoquées au début du traité). Le préambule de l’acte final commence ainsi par la référence à la sainte trinité (le Père, le Fils et le Saint-Esprit), une référence chrétienne présente dans les textes diplomatiques antérieurs à 1789 et qui réaffirme le principe divin des monarchies.
Cependant, le congrès de Vienne ne recrée pas l’Europe d’avant la Révolution, mais prend en compte la recomposition opérée par Napoléon au profit des puissances qui l’ont vaincu. En pratique, le traité aboutit à une simplification de la carte politique de l’Europe comme le montre l’exemple de l’ancien Saint-Empire romain germanique dont le nombre d’États, s’élevant à 350 à la fin du xviiie siècle, a été divisé par dix. Cette simplification de la carte politique est parfois interprétée – et dénoncée par les mouvements insurrectionnels libéraux – comme le partage du Vieux Continent sur les dépouilles de l’Empire napoléonien, imposée par les monarchies au détriment des aspirations nationales. Cette vision, colportée par les caricaturistes dès 1815 (Ill.1), est en partie justifiée si l’on considère que le traité de Vienne profite avant tout aux vainqueurs de Napoléon.
Ainsi, les Britanniques s’emparent des points d’appui indispensables pour leur hégémonie maritime mondiale (Le Cap, Ceylan, l’île de France rebaptisée l’île Maurice) quand les trois grandes monarchies continentales (Autriche, Prusse, Russie) bénéficient d’un accroissement territorial. L’Autriche récupère une part majeure de l’Italie du Nord avec la Lombardie, à laquelle est adjointe la Vénétie (article 93). Par ailleurs, son influence s’étend sur les duchés d’Italie centrale (la Toscane, Parme, Modène et Lucques). Dans l’espace germanique, la Prusse devient une puissance majeure sur l’échiquier européen, dominant une vaste bande de territoire, bien que discontinue, de la Prusse orientale jusqu’au Rhin (Ill. 2). Une nouvelle structure héritière du Saint-Empire est créée, réunissant « les princes souverains et les villes libres d’Allemagne » (article 53) non assujettis à la Prusse et à l’Autriche : la Confédération germanique. Enfin, la Russie s’empare de la majeure partie de la Pologne (article premier). Le Grand-Duché de Varsovie, éphémère création de Napoléon, disparaît de la carte politique de l’Europe.
De fait, le congrès de Vienne ne tient pas compte des aspirations nationales des Polonais et de toutes les minorités peuplant l’Empire d’Autriche (Hongrois, Tchèques, Croates, Bosniaques). Les puissances européennes veulent endiguer toute propagation d’un mouvement révolutionnaire, en créant par exemple deux États-tampons aux frontières de la France : le royaume des Pays-Bas (article 65) et le royaume de Sardaigne (article 85). Cette préoccupation est avant tout celle de Metternich et du tsar Alexandre qui fondent quelques mois plus tard (le 26 septembre 1815) la Sainte-Alliance avec la Prusse, un traité d’assistance mutuelle qui se donne pour objectif d’affirmer la légitimité du principe monarchique en Europe contre toute forme de subversion révolutionnaire.
Pour autant, le congrès de Vienne n’est pas l’œuvre de diplomates réactionnaires qui n’auraient rien appris des Lumières et rien oublié de l’arbitraire monarchique dans les relations entre États européens. Metternich s’entoure en effet de juristes comme Friedrich von Gentz (1764 - 1832) lequel participe à l’élaboration d’une première forme de droit international fondé notamment sur la reconnaissance de règles communes entre États et l’émergence du multilatéralisme dans les relations internationales.
Cette conception inspirée des Lumières est visible dans le domaine de la navigation fluviale, évoquée aux articles 109 et 113 du traité. Certains fleuves européens (le Rhin et le Pô) ne sont plus considérés comme des frontières mais comme des biens communs. La navigation doit y être libre, les Etats riverains s’engageant à réglementer les conditions de circulation, et se chargeant de l’entretien des chemins de halage longeant le fleuve.
Enfin, le congrès de Vienne inaugure le « concert européen », cet ensemble de règles et de pratiques diplomatiques qui contribueront à maintenir l’équilibre entre les grandes puissances européennes au xixe siècle. Suivant les préceptes du traité Vers la paix perpétuelle (1795) de Kant, le congrès de Vienne inaugure la pratique rituelle des congrès européens – timidement amorcée par les traités de Westphalie (1648) – rendant systématique les décisions multilatérales entre les grandes puissances européennes pour régler les conflits territoriaux et commerciaux. Cette pratique multilatérale explique la relative pacification de l’Europe au cours du xixe siècle, en dépit de conflits touchant ses marges (guerre de Crimée 1853-1856). Elle est remise en cause par l’engrenage des alliances menant à la Première Guerre mondiale.