Talleyrand au congrès de Vienne (1814-1815) : une victoire diplomatique pour la France ?

Le congrès de Vienne (septembre 1814 - juin 1815) est une conférence internationale réunissant les puissances européennes qui entendent tourner la page des guerres révolutionnaires et napoléoniennes et remodeler la carte de l’Europe. Durant le congrès de Vienne, le royaume de France de Louis XVIII est représenté par Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754 -1838). Ancien ministre des Relations Extérieures de Napoléon, rallié aux Bourbons à la fin de l’Empire, Talleyrand parvient à défendre les intérêts français alors même que la France est vaincue et isolée diplomatiquement. Dans ses Mémoires, Talleyrand ne manque pas de vanter ce coup d’éclat, mais s’agit-il à proprement parler d’une victoire diplomatique pour la France ?

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Talleyrand au congrès de Vienne (1814-1815) : une victoire diplomatique pour la France ?

Ill. 1. Le congrès de Vienne, gravure de Jean Godefroy d’après le dessin de Jean-Baptiste Isabey (Paris, 1819). Isabey a réalisé le dessin sur la demande de Talleyrand (deuxième personnage assis en partant de la droite). Exposé au Salon en 1817 puis déposé à la Bibliothèque royale en 1820, le dessin vante l’action de Talleyrand, ici au centre des négociations et qui semble prendre à témoin le spectateur
Ill. 1. Le congrès de Vienne, gravure de Jean Godefroy d’après le dessin de Jean-Baptiste Isabey (Paris, 1819). Isabey a réalisé le dessin sur la demande de Talleyrand (deuxième personnage assis en partant de la droite). Exposé au Salon en 1817 puis déposé à la Bibliothèque royale en 1820, le dessin vante l’action de Talleyrand, ici au centre des négociations et qui semble prendre à témoin le spectateur. Source : histoire-image.org
Sommaire

Contexte : Talleyrand au congrès de vienne, ambassadeur d’une France vaincue et isolée.

Après la défaite de Napoléon à l’issue de la campagne de France en 1814, le territoire français est occupé par les puissances coalisées, contraignant Napoléon à l’abdication (6 avril 1814) et à l’exil sur l’île d’Elbe. Louis XVIII (1755 - 1824) est alors rétabli dans ses droits de roi par le Sénat ayant déchu l’Empereur. 

Les négociations entre la monarchie restaurée et les vainqueurs de Napoléon se concentrent sur l’avenir de la France et de son armée. Des conventions, signées le 23 avril, organisent ainsi le retour des prisonniers et des soldats français tandis que les puissances coalisées réclament à la France des indemnités et la restitution des territoires annexés par Napoléon.

Ces négociations aboutissent à la signature du traité de Paris (30 mai 1814) plutôt avantageux pour les intérêts français. Du point de vue pécuniaire, la plupart des indemnités pesant sur la France sont annulées. Si le royaume de France est ramené aux frontières antérieures à 1792, il conserve les anciennes enclaves annexées depuis la Révolution (Comtat Venaissin avec Avignon, Montbéliard, Mulhouse). Enfin, Louis XVIII obtient quelques forteresses en Belgique (Philippeville, Marienbourg) et en Allemagne (Sarrelouis, Landau), perdues après Waterloo en 1815.

Par cette mansuétude, les alliés montrent qu’ils ne souhaitent pas humilier le royaume de France, lequel est considéré comme un partenaire pour rétablir la paix en Europe. Mais cette victoire de la diplomatie française est aussi celle de Talleyrand, le ministre des Affaires étrangères de Louis XVIII. Ancien évêque d’Autun, partisan de la monarchie constitutionnelle, puis ministre de Napoléon, le « diable boiteux » (surnom qu’il a acquis en raison de son pied bot et de sa capacité à servir tous les régimes) est une personnalité appréciée et reconnue des cours européennes pour la finesse de son verbe et celle des mets de son cuisinier Antonin Carême (1784 - 1833) – inventeur des fameuses pièces montées. Depuis qu’il s’est mis au service de Louis XVIII, Talleyrand s’est donné pour mission de retrouver la paix antérieure aux guerres de la Révolution et de l’Empire tout en préservant les intérêts de la France. Il met donc son habileté diplomatique au service de Louis XVIII durant les négociations du Traité de Paris et lors du congrès de Vienne. 

Archive : Talleyrand met en scène ses succès au congrès de Vienne

Je descendis à l’hôtel Kaunitz, loué pour la légation française. […]

Il me restait à espérer qu’il y aurait entre les puissances quelques divergences d’opinion, lorsque l’on en viendrait à distribuer les nombreux territoires que la guerre avait mis à leur disposition, chacune désirant, soit obtenir pour elle-même, soit faire donner aux Etats dépendant d’elle, une partie considérable des territoires conquis. […]

L’ouverture du congrès avait été fixée au 1er octobre ; j’étais à Vienne depuis le 23 septembre ; mais j’y avais été précédé de quelques jours par les ministres qui, après avoir dirigé la guerre, se repentant de la paix, voulaient reprendre leurs avantages au congrès. Je ne fus pas longtemps sans être informé que déjà ils avaient formé un comité, et tenaient entre eux des conférences dont il était dressé un protocole. Leur projet était de décider seuls ce qui aurait dû être soumis aux délibérations du congrès, et cela sans le concours de la France, de l’Espagne, ni d’aucune puissance de second ordre, à qui ensuite ils auraient communiqué comme proposition en apparence, mais de fait comme résolution, les différents articles qu’ils auraient arrêtés. Je ne me plaignis point. Je continuai à les voir, sans parler d’affaires ; je me bornai à faire connaître tout le mécontentement que j’éprouvais aux ministres des puissances secondaires, qui avaient des intérêts communs avec moi. […] M. le prince de Metternich, M. le comte de Nesselrode ne voulaient pas être désobligeants pour moi, et ils me firent inviter à une conférence qui devait avoir lieu à la chancellerie des affaires étrangères. M. de Labrador, ministre d’Espagne, avec qui je m’honore d’avoir fait cause commune dans les délibérations du congrès, reçut la même invitation.

Je me rendis à la chancellerie d’Etat à l’heure indiquée ; j’y trouvai lord Castelreagh, le prince de Hardenberg, M. de Humboldt, M. de Nesselrode, M. de Labrador, M. de Metternich et M. de Gentz, homme d’un esprit distingué, qui faisait les fonctions de secrétaire. […]

Placé à côté de M. de Hardenberg, je dus naturellement parler après lui ; et après avoir dit quelques mots sur le bonheur qu’avait la France de se trouver dans des rapports de confiance et d’amitié avec tous les cabinets de l’Europe, je fis remarquer que M. le prince de Metternich et M. le prince de Hardenberg avaient laissé échapper une expression qui me paraissait appartenir à un autre temps ; qu’ils avaient parlé l’un et l’autre des intentions qu’avaient les puissances alliées. Je déclarai que des puissances alliées et un congrès dans lequel se trouvaient des puissances qui n’étaient pas alliées étaient, à mes yeux, bien peu propres à faire loyalement des affaires ensemble. Je répétai avec un peu d’étonnement et même de chaleur le mot de puissances alliées… « Alliées…, dis-je, et contre qui ? Ce n’est plus contre Napoléon : il est à l’île d’Elbe… ; ce n’est plus contre la France : la paix est faite… ; ce n’est sûrement pas contre le roi de France : il est garant de la durée de cette paix. Messieurs, parlons franchement, s’il y a encore des puissances alliées, je suis de trop ici. » -Je m’aperçus que je faisais quelque impression, et particulièrement sur M. de Gentz. Je continuai : « Et cependant, si je n’étais pas ici, je vous manquerais essentiellement. Messieurs, je suis peut-être le seul qui ne demande rien. De grands égards, c’est là tout ce que je veux pour la France. […] Je ne veux rien, je vous le répète ; et je vous apporte immensément. La présence d’un ministre de Louis XVIII consacre ici le principe sur lequel repose tout l’ordre social. Le premier besoin de l’Europe est de bannir à jamais l’opinion qu’on peut acquérir des droits par la seule conquête, et de faire revivre le principe sacré de la légitimité d’où découlent l’ordre et la stabilité. Montrer aujourd’hui que la France gêne vos délibérations, ce serait dire que les vrais principes seuls ne vous conduisent plus et que vous ne voulez pas être justes […]. »

Après quelques moments de silence, M. de Labrador fit, avec son langage fier et piquant, une déclaration à peu près semblable à la mienne : l’embarras était sur tous les visages. […]

Ce langage, quoique vague encore, laissant entrevoir pour les affaires générales la possibilité d’une direction particulière, permit aux ministres réunis de revenir sur ce qu’ils avaient fait, de le regarder comme non avenu ; et M. de Gentz détruisit les protocoles des séances précédentes et dressa celui de ce jour-là. Ce protocole devint le procès-verbal de la première séance, et pour prendre date, je le signai. Depuis ce temps, il n’y eut plus, entre les grandes puissances, de conférences sans que la France en fît partie.

Mémoires et Correspondances du prince de Talleyrand, édition établie par Emmanuel de Waresquiel, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 476-480.

Cet extrait des Mémoires de Talleyrand doit être considéré avec circonspection. En effet, l’auteur y met en scène sa fidélité aux Bourbons jusque dans sa correspondance échangée avec Louis XVIII. Il va même jusqu’à commander au peintre Jean-Baptiste Isabey un dessin le représentant au centre des négociations diplomatiques tenues à Vienne (Ill.1). 

Les Mémoires ont été conservés après sa mort en 1838 par sa maîtresse, la duchesse de Dino, puis remaniés par le compagnon de cette dernière – le diplomate Bacourt – qui a cherché à valoriser l’habileté diplomatique de Talleyrand. Lorsque le duc de Broglie les publie pour la première fois en 1891, dans le contexte des tensions diplomatiques avec l’Allemagne, il met en avant le rôle central joué par Talleyrand face à la Prusse et à « ses appétits de s’étendre jusqu’au-delà du Rhin ». 

Malgré ces reconstructions postérieures aux faits relatés par Talleyrand, ces Mémoires sont éclairants à plus d’un titre. Ils nous révèlent d’abord le faste et les manières aristocratiques ayant cours à Vienne. Les ambassadeurs sont logés dans les palais de la capitale autrichienne, tel le palais Kaunitz, « loué pour la légation française ». Talleyrand peut y organiser de somptueux banquets qui font partie intégrante de sa diplomatie. Ainsi, lors d’un repas de la légation française, un concours de fromages européens est organisé par Talleyrand et c’est le brie, défendu par l’ancien évêque, qui emporte le titre de « roi des fromages ». Ce retour de pratiques diplomatiques fastueuses est un moyen de rompre avec l’austérité que les révolutionnaires avaient promue. Le souci de l’étiquette, l’usage du français comme langue diplomatique et la connaissance des grandes Maisons européennes offrent également un terrain de jeu à la mesure du diplomate français, resté fidèle aux mœurs aristocratiques du xviiie siècle.

Comme le signale cet extrait des Mémoires de Talleyrand, les palais viennois sont aussi des lieux d’intrigues dans lesquels les plénipotentiaires européens se rencontrent en secret avant les réunions officielles du congrès. Talleyrand dénonce ces conciliabules organisés par les quatre ambassadeurs du Royaume-Uni, de la Prusse, de la Russie et de l’Autriche. De fait, « leur projet était de décider seuls ce qui aurait dû être soumis aux délibérations du congrès », en particulier les frontières géographiques des futurs États.

Enfin cet extrait révèle l’habileté de Talleyrand, confirmée par les autres acteurs du congrès de Vienne comme le ministre autrichien Metternich qui craint les manœuvres du ministre français. Alors même que la France de la Restauration est dans une position de faiblesse à l’égard des autres puissances, Talleyrand parvient à défendre les intérêts français en plaçant les ambassadeurs devant leurs contradictions : écarter la France du congrès de Vienne équivaudrait à faire reposer les décisions de celui-ci sur le droit du plus fort – ce que les plénipotentiaires reprochent précisément à l’Europe napoléonienne – et non sur la force du droit international que prétend instaurer le Congrès  (« Montrer aujourd’hui que la France gêne vos délibérations, ce serait dire que les vrais principes seuls ne vous conduisent plus »), 

Le deuxième stratagème du diable boiteux consiste à instrumentaliser les divisions entre les puissances secondaires et les puissances victorieuses de Napoléon (Grande-Bretagne, Prusse, Autriche, Russie). Il s’appuie ainsi sur le marquis de Labrador, représentant l’Espagne, écarté des négociations comme les autres puissances « de second ordre » (la Suède, le Portugal). De même, quelques mois plus tard, il sème la zizanie entre Metternich et le tsar, ce qui lui permet de signer en janvier 1815 un traité d’assistance mutuelle avec l’Autriche et l’Angleterre dans l’éventualité d’une menace militaire russe ou prussienne. 

Cette stratégie permet à Talleyrand d’imposer la voix de la France dans les négociations qui réunissaient jusque-là « la commission des quatre » prenant les décisions cruciales pour l’avenir de l’Europe. Cette participation permet notamment au diplomate français d’imposer que la Saxe ne soit pas démantelée au bénéfice de la Prusse, ce qui aurait été une menace pour la France.

Cependant, la « victoire » de Talleyrand au congrès de Vienne reste limitée. La lecture des Mémoires pourrait convaincre d’une réussite rapide et éclatante du diplomate français alors même qu’il a fallu des mois pour lui permettre d’accéder à la table des négociations entre les grandes puissances européennes, une place qui lui est d’ailleurs concédée au nom de la légitimité monarchique de Louis XVIII et de la nécessaire stabilité des relations internationales en Europe, deux objectifs primordiaux pour l’Autriche et la Russie. Enfin, si le « diable boiteux » parvient en 1814 à faire entendre les intérêts du royaume de France aux côtés des puissances victorieuses, le retour de Napoléon durant les Cent Jours et l’occupation militaire des Alliés après Waterloo affaiblissent durablement la position française en Europe.

Citer cet article

Jean-François Figeac , « Talleyrand au congrès de Vienne (1814-1815) : une victoire diplomatique pour la France ? », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 26/11/24 , consulté le 12/01/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22504

Bibliographie

Lentz Thierry, Le Congrès de Vienne, Paris, Perrin, collection Tempus, 2013.

Waresquiel Emmanuel De, Talleyrand. Le prince immobile, Paris, Fayard, 2003

Mémoires et correspondances du prince de Talleyrand (édition intégrale présentée par Emmanuel de Waresquiel), Paris, Robert Laffont, 2007.

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Napoléon vitupérant à la nouvelle de la victoire de l'amiral Nelson sur la flotte française lors de la bataille du Nil. Source : Wikimedia Commons.
Louis Edouard Dubufe, Congrès de Paris, 1856, Château de Versailles.
Congrès de Vienne. A gauche, debout et de profil, le duc de Wellington (Royaume-Uni) ; au premier plan, debout devant un fauteuil, Metternich (Autriche) ; au premier plan, assis les jambes croisées, Castlereagh (Royaume-uni) ; derrière la table, un papier à la main, Nesselrode (Russie) ; à droite, assis le bras droit posé sur la table, Talleyrand (France).
Gerard ter Borch, La prestation du serment de la ratification du traité de Munster, 1648.
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